1. LE COMBAT CONTRE M. DUPRAT, SOCIOLOGUE

A la fin de l'année 1929, lors des discussions qui ont eu lieu avec la hiérarchie, il a été établi que le Courrier de Genève n'était nullement tenu à une neutralité paralysante; par conséquent, le journal est en droit de ne mettre aucune sourdine à sa combativité pour défendre le catholicisme et sa doctrine. Leyvraz se sent donc autorisé à engager une longue bagarre1196 contre Guillaume-Léonce Duprat, professeur à l'Université de Genève, auquel il reproche d'exercer un effet funeste sur la jeunesse. Le rédacteur du journal ne peut admettre que ce Français, formé à l'Ecole de la sociologie de Durkheim et Lévy-Brühl1197, veuille orienter l'élite de la jeunesse genevoise ‘"à travers un immense domaine d'où il prétend chasser la religion et la morale traditionnelles1198"’, et transporter en Suisse ‘"les appétits de domination intellectuelle de cette école officieuse1199".’

Il faut dire que M. Duprat dispose à ‘Genève "de multiples complicités intellectuelles, morales et politiques plus ou moins avouées1200"’ qui se recrutent particulièrement au sein des radicaux et des socialistes. A travers ce professeur, Leyvraz fustige la sociologie durkheimienne, ‘"merveilleux instrument de démolition mais piteux engin de reconstruction, qui a tout simplement frayé la voie au socialisme et au communisme1201"’; c'est elle qui sous-tend la crise générale des moeurs familiales et religieuses à laquelle la jeunesse - qui ne sait plus distinguer le bien du mal - est confrontée. M. Duprat n'a-t-il pas osé écrire dans sa Physiologie des Moeurs que ‘"le mot "devoir" correspond à une "catégorie" de l'action, C'EST-A-DIRE A UNE FORME DE PENSEE VIDE DE CON-TENU OBJECTIF1202"’ ? Ne vise-t-il pas, comme il l'a expliqué, à substituer à la morale qu'il enterre ‘"un ensemble de règles de conduite tirées de l'explication des moeurs, de leur évolution et des facteurs de leur transformation1203"’ ? N'a-t-il pas déclaré que ‘"l'austérité dans les moeurs est plus une marque de semi-barbarie que de vertu1204"’ ? En se basant sur diverses études et sur le contenu des cours donnés par Duprat, Leyvraz entend dénoncer les infiltrations d'une sociologie matérialiste et anti-chrétienne dans les programmes universitaires genevois, appeler ses lecteurs à la vigilance et les mobiliser autour d'une action de défense chrétienne et patriotique1205.

Un chassé-croisé épistolaire, porté jusque devant le Grand Conseil genevois par l'ami Malche, alors Conseiller d'Etat, chef du Département de l'Instruction publique, s'enclenche entre l'éditorialiste et Duprat. La polémique lancée par Leyvraz est critiquée par certains : Léon Nicole, Albert Malche, Paul Chaponnière du Journal de Genève, et aussi par la Libre Pensée qui s'exclame : ‘"Ah ! si quelque professeur ignorantin enseignait à Genève toutes les insanités catholiques, les dogmes imbéciles de l'Eglise romaine, l'infaillibilité du pape, l'immaculée conception, le beau monsieur Leyvraz, qui ne sait rien que salir les défenseurs de la science, n'aurait que des paroles dithyrambiques à la gloire de ce manieur de l'étouffoir1206."’ Mais la critique de Leyvraz est soutenue par d'autres, tels le Cartel chrétien-social ou Julien Lescaze qui prend ouvertement sa défense dans le Citoyen, journal de l'Union de défense économique1207, ainsi que par de nombreux lecteurs.

Notes
1196.

LEYVRAZ écrit d'abord un livre, Monsieur Duprat sociologue, dédié "aux chrétiens, aux patriotes". Genève : éd. du Courrier de Genève, 1930. En outre, il publie, dans le Courrier de Genève, une longue série d'éditos ou d'articles : "Monsieur Duprat sociologue" (16.5.1930); "Une lettre de M. G.-L. Duprat" (17.5.1930); "M. Duprat n'a pas compris" (21.5.1930); "En marge d'un débat" et "Son départ s'impose" (23.5.1930); "M. Duprat chez M. Nicole" (25.5.1930); "A propos d'une quatrième lettre" (29.5.30); "Avons-nous calomnié M. Duprat ?" (1.6.1930); "L'authentique pensée de M. Duprat" (3.6.1930); "Aux chrétiens, aux patriotes" (6.6.1930); "Le Citoyen et l'Affaire Duprat" (6.6.1930 et 7.6.1930); "M. Duprat résumé par lui-même" (8.6.1930); "L'Union de Défense Economique et l'Affaire Duprat" (13.6.1930); "Sur la liberté académique" (14.6.1930); "M. Duprat tel qu'il se révèle" (18.6.1930); "M. Duprat renonce à la lutte" (22.6.1930); "Le cléricalisme" (23.6.1930); "Confiance !" (27.6.1930); "La liberté universitaire" (23.10.1930); "Duprat s'en va ..." (23.11.1930); "Les deux Duprat" (22.5.1931). Et encore, le 18 juin 1930, Leyvraz donne, avec l'abbé Savoy, une conférence organisée par le Cartel et intitulée "Monsieur Duprat sociologue".

1197.

Contrairement à ce qu'avance Leyvraz, Duprat signale, dans une lettre de lecteur publiée dans le Courrier de Genève le 17 mai 1930 ("Une lettre de M. G.-L. Duprat"), qu'il combat depuis 40 ans les thèses du sociologisme durkheimiste ainsi que la prétendue morale sociologique de Lévy-Brühl. Dans son commentaire du même jour, Leyvraz réplique : "Nous connaissons ces petites querelles de sectes universitaires, et nous n'y entrerons pas."

1198.

René LEYVRAZ. Monsieur Duprat sociologue, op. cit., p. 8.

1199.

Ibid. p. 9.

1200.

Ibid. p. 10.

1201.

Ibid.

1202.

Guillaume-Léonce DUPRAT, cité par Leyvraz, ibid., p. 17.

1203.

Ibid., p. 18.

1204.

Guillaume-Léonce DUPRAT, cité par Leyvraz in "Avons-nous calomnié M. Duprat, ?". Courrier de Genève, 1er juin 1930.

1205.

En automne, à la veille des élections cantonales, Berra et Leyvraz demanderont que les con-victions catholiques puissent être défendues à l'Université par la création d'une chaire de sociologie chrétienne.

1206.

LA LIBRE PENSÉE, citée par Leyvraz in "M. Duprat tel qu'il se révèle". Courrier de Genève, 18 juin 1930.

1207.

L'article de Lescaze se trouve dans le Citoyen du 5 juin 1930. Ce journal, créé en octobre 1923, a paru irrégulièrement jusqu'en novembre 1925, puis a été changé en hebdomadaire. Il deviendra l'organe de l'Union nationale en juillet 1932, lors de sa fusion avec l'Union de défense économique, et sera ensuite remplacé par L'Action nationale.