2. LE LANGAGE DU "COURRIER DE GENÈVE" JUGÉ TROP VIOLENT

S'il avait été admis que le Courrier de Genève ne se cantonnait pas dans une neutralité engourdissante, la mise au point de 1929 concernant le statut du journal avait en revanche spécifié que le quotidien catholique dépendait directement de l'évêque. Dès lors, Mgr Besson lit son journal d'un oeil vigilant; il échange avec Leyvraz et les chrétiens-sociaux une importante correspondance qui révèle les difficultés relationnelles du prélat avec certains de ses fidèles si divisés.

Ainsi, le 28 juillet 1930, alors que Leyvraz se repose dans son village natal, l'évêque lui écrit : ‘"Je viens (...) vous demander instamment de veiller à ce que le Courrier ne publie pas d'articles, ni même de phrases, blessants, soit pour les protestants en général, soit pour les partis politiques envisagés comme tels, soit pour les représentants de l'autorité civile1208."’ Si Besson effectue ce rappel, c'est que, durant l'absence du rédacteur en chef, le Courrier a, en effet, "sottement" repris une chronique du Matin de Barcelone, sur la situation des catholiques à Genève; or, estime Besson, ‘"nous devons avoir assez d'amour-propre pour ne pas nous faire l'écho des choses désagréables que d'autres disent sur nos concitoyens, même protestants. Si je reviens souvent sur ce point, c'est que, responsable des intérêts du catholicisme dans le pays, je sais beaucoup de choses qu'il ne m'est pas possible de publier. Ne nous jetons pas par notre faute dans des difficultés d'où il sera très malaisé de sortir. Je ne pourrai continuer à recommander le Courrier comme je l'ai fait que s'il suit une direction pareille à celle que je donne en général à mes diocésains1209".’

Plus grave encore, la Page du Mouvement chrétien-social du quotidien a publié des articles d'un ton violent. Cette page se réalise sous l'oeil vigilant de Berra (qui milite aussi dans la tendance chrétienne-sociale du Parti et entraîne celui-ci dans son sillage). Le 28 juillet, disant ignorer qui en est l'auteur, Besson se plaint également à Laurencet, président du Cartel : ‘"Certaines violences de langage, soit contre une classe de la société, soit contre un parti politique, soit contre certains magistrats, me semblent tout à fait déplacées dans un journal catholique. Elles créent, de plus, à l'autorité ecclésiastique des difficultés dont vous ne vous doutez pas; et cela sans produire aucun bien. Je vous prie donc instamment de recommander à vos amis la modération. Il est facile de défendre nos doctrines, nos principes, nos positions, sans employer des termes capables de blesser inutilement; les chrétiens sociaux représentent un parti d'ordre et non pas un parti de révolution. Je ne blâme pas du tout les articles énergiques : je blâme les articles injurieux1210"’. Dans sa réponse, Laurencet explique qu'il s'agissait de répliquer d'une part à des écrits de Duprat, ‘"qui étaient nettement injurieux vis-à-vis du mouvement chrétien-social et de M. Leyvraz1211"’, ainsi qu'à certains bruits malveillants visant à dénoncer l'emprise cléricale des chrétiens-sociaux sur Genève. Tout en assurant l'évêque que le Cartel ne veut créer aucune difficulté à l'autorité ecclésiastique et qu'il s'efforcera de suivre ses indications, le président estime que s'il y a dérapage, le tort en revient à la direction du journal, chargée d'effectuer la censure nécessaire. ‘"Il nous paraît que si nos secrétaires chrétiens-sociaux1212 qui sont au fort de la lutte se laissent entraîner à quelques dépassements de termes dans l'ardeur de la bataille"’, il appartient à la direction du quotidien ‘"d'intervenir et d'éviter tout ce qui pourrait être considéré comme injurieux1213."’

Mais la tâche de contrôle confiée à la direction du Courrier de Genève ne semble pas bien remplie puisqu'un mois plus tard, l'évêque écrit au directeur, l'abbé Compagnon : ‘"(...) j'insiste encore sur la nécessité qu'il y a d'éviter, dans le Courrier, toute polémique violente, et même toute polémique inutile, qui nous attire des désagréments et dont le premier fruit serait de diviser encore plus nos catholiques. Je suis persuadé que la situation est très grave. Et il ne manque pas de gens qui commencent à s'apercevoir que la manière du Courrier n'est pas celle de l'évêque; je ne saurais dire qu'ils sont entièrement dans l'erreur ... (...) Le Courrier doit rester le journal de TOUS les catholiques, et il doit être catholique, c'est-à-dire CHRETIEN avant d'être politique1214".’

Malgré ces divers conseils épiscopaux, les choses ne s'arrangent pas. Le 15 septembre, sur demande de Mgr Besson, une rencontre a lieu au Vicariat général entre lui et le Comité du Courrier. Le prélat a en effet l'impression qu'un certain malaise règne au sein de ce comité; et également qu'il y a des malentendus, entre la direction et la rédaction du journal d'une part, et l'évêque d'autre part. Au cours de la réunion, l'évêque signale que même s'il a procédé à certains rappels à l'ordre, il n'a nullement l'intention de "boucler" le journal, comme le font croire certaines rumeurs. Il faut dire que durant les vacances, le bruit avait couru, entre autres dans le Genevois, que Leyvraz avait été éloigné du journal et mis en pénitence. Les diverses interventions de l'évêque avaient-elles découragé le journaliste ? celui-ci avait-il décidé de moins s'investir ? On peut le penser puisqu'au cours de la même séance, Besson dit regretter que, depuis plusieurs semaines, ‘"le rédacteur en chef se soit contenté de bulletins politiques, excellents sans doute, mais qui ne peuvent nullement remplacer les magnifiques articles de fond auxquels le Courrier devait sa diffusion et sa valeur1215"’. Puis l'évêque rend un hommage particulier à l'éditorialiste en disant que, grâce à lui, le journal a pris un développement réjouissant. Mais visant certainement l'équipe de Berra, Besson rappelle aussi qu'il convient d'éviter d'être injuste, au point de vue religieux, à l'égard de qui que ce soit, et ‘"d'éloigner de nous des gens qui sans être catholiques sont proches de nous sous plus d'un rapport, [et de les exaspérer] en leur disant, souvent avec exagération, que nous avançons, que nous sommes la force, que nous serons les maîtres du pays"’. Et encore ... au point de vue politique, Mgr Besson demande de respecter les pouvoirs établis et d'utiliser un ton respectueux, même en cas de désaccord : ‘"Nous avons le droit de n'être pas d'accord, de combattre les principes dangereux ou faux, mais sans déchoir jamais de la dignité qui convient à un journal catholique et qui représente tous les catholiques."’ Le prélat déclare que c'est la paix qui doit être considérée comme un bien désirable et comme condition de progrès. Pourtant, il ne rend pas la tâche aisée aux responsables du journal puisqu'il ajoute : ‘"Ceci posé, le Courrier est un journal catholique et par conséquent il n'aura plus sa raison d'être s'il cesse de défendre les intérêts catholiques : ceux qui me font dire que le Courrier ne doit avoir que des articles plus ou moins neutres sont aux antipodes de la vérité."’ Tout en trouvant normal que ce quotidien travaille en plein accord avec le parti catholique genevois, l'évêque rappelle qu'il ‘"ne peut pas être le journal de tous les partis politiques dans lesquels des catholiques jugeraient bon d'entrer"’; il demande que la rédaction ait donc ‘"assez de tact pour ménager le plus possible les catholiques qui ne sont pas membres du parti indépendant"’. Et de terminer par un appel à la bonne volonté et par un voeu qu'il formulera souvent : que ‘"l'union entre catholiques soit maintenue là où elle existe et soit ramenée là ou (sic) malheureusement elle a disparu"’. Car les intérêts du catholicisme sont en jeu et toute division "ne servirait qu'à nos adversaires1216". Mais ... campagne électorale oblige; le ton du journal va encore déplaire à l'évêque. Au fil des mois, tout s'imbrique et Leyvraz est placé au centre d'une lutte à multiples facettes parce que la tendance chrétienne-sociale de Berra noyaute le Parti, le Courrier de Genève et la Fédération des syndicats chrétiens.

Notes
1208.

Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 28 juillet 1930. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1209.

Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 28 juillet 1930, op. cit.

1210.

Lettre de Mgr Marius BESSON à Francis Laurencet, Président du Cartel chrétien-social de Ge-nève, 28 juillet 1930. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 65 GE.

1211.

Lettre de Francis LAURENCET à Mgr Marius Besson, 5 août 1930. Archives de l'Evêché, Fri-bourg, cote D 65 GE.

1212.

Comme Berra est secrétaire chrétien-social, il est donc, selon toute vraisemblance, l'auteur des articles incriminés.

1213.

Lettre de Francis LAURENCET à Mgr Marius Besson, 5 août 1930; op. cit.

1214.

Lettre de Mgr Marius BESSON à Albert Compagnon, directeur du Courrier de Genève, 20 août 1930. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1215.

Discours prononcé par Mgr Marius BESSON, le 15 septembre 1930, au Vicariat Général, Ge-nève. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1216.

Discours de Mgr Marius BESSON, le 15 septembre 1930, au Vicariat Général, op. cit.