3. LES ATTAQUES DU JOURNAL CONTRE LES RADICAUX

Le krach de Wall Street se répercute sur la Suisse dès 1930. Du fait de son économie extravertie, Genève est particulièrement touchée : on dénombre cinq mille six cents chômeurs; la plupart d'entre eux sont des Confédérés (qui, maintenant, dépassent numériquement les Genevois)1217; vu leur situation sociale, ils adhèrent en général au socialisme. Les chrétiens-sociaux engagent donc une bataille pour rallier à leur cause les catholiques romands fribourgeois, valaisans, et jurassiens domiciliés sur le canton : l'apport de ces voix ne permettra-t-il pas au Parti d'augmenter le nombre de ses députés et, par conséquent, de prétendre présenter aux élections gouvernementales un Conseiller d'Etat ?

Leyvraz, dont l'activité journalistique est fréquemment égratignée et qui, tel une caisse de résonance, porte en lui l'écho des griefs de chacun, reste cependant résolu à engager ses énergies pour faire instaurer le corporatisme à Genève. Pour cette raison, et las peut-être des contraintes fréquemment dressées autour du Courrier de Genève, il décide de donner à sa militance une assise politique : il se porte candidat aux élections du Grand Conseil, sur la liste des indépendants chrétiens-sociaux, où il est présenté comme ‘"le vrai type du combattant par la plume, du redoutable polémiste, celui que les socialistes et les libéraux n'aiment point1218"’. En empoignant ce nouveau mandat, Leyvraz n'alourdit-il pas un emploi du temps qui semble déjà bien chargé ? Et, surtout, vu la mise au point qui a enfermé son journal dans un cadre d'Action catholique, le rédacteur en chef ne se place-t-il pas dans une situation encore plus difficile, qui risque de le déchirer, puisqu'il devra maintenir une distance entre son action politique et sa profession ? L'avenir nous le dira.

Son édito du 17 octobre lui a déjà coûté une remontrance de l'évêque. Dans son article1219, Leyvraz engageait ses coreligionnaires à ne pas adhérer au parti radical. ‘"A notre sens, le radicalisme genevois n'offre pas, quant au respect de nos convictions religieuses, des garanties suffisantes pour qu'il soit possible à un catholique clairvoyant et conséquent de lui faire confiance1220."’ Pour appuyer ses dires, il avait cité les propos d'un candidat radical, Alexandre Moriaud qui avait affirmé lors d'un congrès maçonnique, en 1921, que le péril clérical était infiniment plus dangereux que le péril bolcheviste : ‘"C'est parce que nous avons le sentiment intime, la conviction absolue basée sur des faits certains que le cléricalisme romain sape l'idée de patrie en plaçant au-dessus d'elle Rome dont il attend et écoute la voix, c'est parce que nous sommes sûrs du danger qu'il fait courir à notre pays que j'ai estimé de mon devoir d'en faire le thème de mon allocution en cette tenue solennelle1221."’

Attaquer le radicalisme en désignant nommément une personne, voilà qui déplaît à Besson : ‘"Bien qu'il me soit pénible d'intervenir à chaque instant1222, je crois de mon devoir de vous dire à quel point j'ai regretté la manière dont vous parlez de M. Moriaud dans votre article de ce matin. Souvent je vous ai recommandé de renoncer aux attaques personnelles contre les membres de nos gouvernements. Les procédés de ce genre peuvent être d'usage dans certains journaux, même catholiques : ils sont en opposition formelle avec la doctrine catholique. Nul ne peut vous empêcher, surtout au cours de la lutte électorale, de faire de la polémique de principes; encore faut-il la faire sans prendre directement à partie l'autorité. De plus, est-il bien chevaleresque d'aller chercher un discours prononcé (...) en 1921, tout en reconnaissant que "sans doute, les sentiments de M. Moriaud sont apaisés" ?"’ La suite de la lettre montre combien l'évêque est sensible à l'aspect diplomatique : ‘"Mon expérience personnelle me prouve que généralement nos magistrats, même quand ils ont des idées très différentes des nôtres en politique ou en religion, désirent suffisamment le bien du pays pour qu'on arrive à s'entendre, quand on se parle avec un peu d'égard. Il serait navrant qu'on pût dire que tel gouvernement devient haineux contre les catholiques, à cause précisément de l'attitude que la presse catholique a prise à son endroit."’ Puis Besson laisse percevoir un poids qui lui pèse lourdement : ‘"Je regrette que le Courrier soit le seul des journaux catholiques du diocèse qui n'ait pas l'air de se soucier des directions générales que je donne au diocèse et j'ignore quelle est l'influence occulte qui lui inspire un genre tout opposé au mien."’ La conclusion de sa lettre montre qu'il conserve pourtant à Leyvraz une estime certaine : ‘"Si je m'adresse à vous, cher Monsieur, et non pas à d'autre (sic), c'est que je vous crois quand même beaucoup plus capable que d'autres de me comprendre : j'ai confiance en vous. Il est, du reste, inutile que vous parliez de ma lettre à qui que ce soit."’ Dernier soupir : ‘"on dénaturerait mes paroles, comme on l'a fait si souvent1223."’

Les 8 et 9 novembre 1930, les élections du Grand Conseil témoignent d'une incroyable percée du parti socialiste qui gagne cinq sièges et en détient maintenant trente-sept; le parti indépendant et chrétien-social augmente sa députation d'un membre et occupe quatorze sièges (Leyvraz est élu avec un très bon score); radicaux (vingt-deux) et démocrates (douze) stagnent; le grand perdant est l'Union de défense économique qui doit sacrifier six députés et ne conserver que quinze "udéistes".

Jusque-là, le parti catholique avait joué un rôle centriste. Mais la victoire de la gauche le pousse à s'allier aux partis radical, démocrate et d'Union de défense économique : il faut faire bloc pour les élections du Conseil d'Etat, en présentant une liste d'entente d'union nationale, formée de trois radicaux, un démocrate, un udéiste et un indépendant, pour ne laisser qu'un seul siège aux socialistes. La Fédération genevoise des syndicats chrétiens et le Cartel donnent leur appui à cette union, "à condition de n'en être pas les dupes1224". On décide de présenter Berra, le secrétaire corporatiste-syndicaliste, comme candidat du Parti au Conseil d'Etat. Mais l'idée se révèle fort mauvaise; le Valaisan n'est populaire que dans son milieu. Surnommé le lion, ou l'empereur, ou encore Berra la râclette (à cause de ses origines), d'un caractère dominateur et spontané, il éveille nombre d'inimitiés; ses adversaires lui reprochent son intransigeance, son agressivité, ses excès, son appartenance à un parti confessionnel et son orientation chrétienne-sociale. Conclusion : les radicaux1225 refusent de soutenir Berra et torpillent l'entente. Ainsi, deux jours après avoir annoncé la candidature de son ami Berra, Leyvraz est contraint de la démentir en titrant : "Debout contre la trahison radicale !" Avec rage, l'éditorialiste accuse le parti radical d'ouvrir la porte aux socialistes, au désordre et à ‘"une ère de dangereuse incohérence1226".’

La fragile union du Parti avec la droite est donc brisée; Moriaud, chef du parti radical, est désigné comme le principal responsable de cette rupture. Les chrétiens-sociaux lui font payer cette "trahison" en invitant leurs membres à rayer son nom lors des élections. Pour barrer la route aux socialistes, Berra se retire; Leyvraz considère que cette décision, ‘"loin de constituer une capitulation, est un geste de défense civique, et témoigne d'un esprit patriotique dont la manifestation, en de telles circonstances, achève de couvrir de vergogne Messieurs les radicaux1227"’. De leur côté, les socialistes présentent deux candidats, en spécifiant qu'ils se retireront si un seul, et non deux des leurs, passe. S'ils refusent de soutenir les candidats de l'union nationale, les indépendants chrétiens-sociaux donnent en revanche leur appui à Georges Oltramare (*), homme de tendance fasciste, antisémite et antimaçonnique, soutenu également par le groupe Res Helvetica, qui se présente sur une liste hors parti. Finalement le Conseil d'Etat élu se compose de trois radicaux, deux udéistes, un démocrate; et un seul socialiste qui, comme annoncé, se retire. Une élection complémentaire, où s'affrontent Oltramare et Moriaud, est donc nécessaire. Cette fois, le Parti recommande de "voter blanc" et n'invite plus à soutenir la candidature d'Oltramare. Le 2 décembre, le journal socialiste le Travail décèle dans ce mot d'ordre du Parti ‘"une intervention de l'Evêché, peu satisfait de voir le parti catholique appuyer un homme dont la moralité [n'est] pas absolument orthodoxe1228"’. Résultats : Oltramare est évincé. Moriaud est élu. Le nouveau gouvernement est purement bourgeois.

L'éviction de Berra marque le début d'une politique chrétienne-sociale franchement antiradicale, dont les conséquences seront énormes. De par leur nombre, les députés indépendants chrétiens-sociaux formeront désormais un parti d'opposition qui imposera sa loi, car ce seront eux qui feront pencher la balance (par cinquante-et-une voix contre quarante-neuf), lorsqu'ils soutiendront les projets socialistes au Grand Conseil, cela en dépit des méchantes paroles de Léon Nicole contre le député Leyvraz : ‘"Le ton du Courrier de Genève a baissé de plusieurs notes depuis les élections au Grand Conseil et au Conseil d'Etat. M. Leyvraz et son copain Berra ont été vigoureusement douchés1229."’ Et le tribun socialiste a dévoilé une de ces rumeurs dont il a le secret : ‘"Où les choses se corsèrent, c'est quand arriva l'autre jour à la rédaction du Courrier de Genève Mgr Besson (...). Il s'y livra à un vigoureux lavage de la tête trop échauffée du candidat malheureux Berra et de ses amis les plus immédiats. L'abbé Compagnon qui représente l'évêque de Fribourg à la direction du Courrier - Leyvraz n'est là que comme simple valet de plume - ne fut point épargné1230."’ Quelles sont les sources d'information de Nicole ? cet épisode serait-il être vrai ? En tout cas, Leyvraz qui, à peine élu, se trouve placé à l'épicentre d'un séisme, le dément totalement : ‘"En lisant ces lignes, je me suis pris la tête à deux mains pour m'assurer que je ne l'avais pas perdue. Assumant depuis l'élection du Conseil d'Etat un bref intérim directorial - où la politique n'a RIEN à voir - je passe au Courrier toutes mes journées et la moitié de mes nuits. Il n'y a pas une seule visite dont je ne sois averti. Je n'ai pas vu âme qui vive se présenter ici pour "doucher" quiconque ou pour "laver la tête" à personne. Je n'ai reçu ni lettre ni coup de téléphone qui puisse être interprété en ce sens. Alors quoi ? M. Nicole voit-il des choses qu'avec mes yeux de chair je ne puisse aperce-voir ? Entend-il à distance des paroles que mes "grandes oreilles" ne puissent recueillir sur place ? - Non. Il imagine. Il fabrique des histoires au gré de ses intérêts."’ Leyvraz affirme que ce ‘"prétendu lavage n'a eu lieu ni dans nos bureaux, ni ailleurs. (...) Nous ne sommes pas infaillibles. Si nous avons commis des fautes pendant cette campagne, et que l'autorité nous les signale, sachez bien que les avis qui nous seront donnés seront reçus avec le plus grand respect et qu'ils ne resteront pas lettre morte. Le fait ne s'est pas produit, voilà tout. Il est arrivé, au cours de ses huit ans de rédaction, que le soussigné reçoive des directions ou des avis de l'autorité ecclésiastique. Jamais, dans l'exercice de ses fonctions, il n'eut à subir des affronts et des persécutions tels que ceux dont le malheureux Charles Naine eut à souffrir de la part de la coterie dictatoriale que dirige M. Nicole. Nous connaissons l'autorité, sire de Montcherand1231, et nous la respectons. Nous vous laissons la tyrannie et la dictature pour laquelle vous êtes bâti1232"’. Dans cet article, Leyvraz l'affirme haut et fort : toute directive émanant de Mgr Besson est suivie par lui avec respect et obéissance. Pourtant, sa situation de politicien et de polémiste avéré qui vomit tout ce qui a trait à l'affairisme, démentira cet acte d'obédience.

Notes
1217.

Le recensement de 1929 indique 20.117 Confédérés et 19.852 Genevois.

1218.

"Présentation des candidats du Parti". Courrier de Genève, 2 novembre 1930.

1219.

Auparavant, LEYVRAZ avait consacré 2 éditos aux élections. Le 3 octobre 1930 : "Le sens de la lutte"; le 5 octobre 1930, : "Nos principes : L'ordre social chrétien". Courrier de Genève.

1220.

"Où est votre place ?". Courrier de Genève, 17 octobre 1930.

1221.

Alexandre MORIAUD, cité par Leyvraz in "Où est votre place ?", ibid.

1222.

Cette phrase peut donc faire penser que Mgr Besson réagit constamment.

1223.

Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 17 octobre 1930. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1224.

"La fête du Xme anniversaire du Cartel chrétien-social, compte rendu du 13 octobre 1930". Courrier de Genève, 14 octobre 1930.

1225.

Dans son livre L'Union nationale 1932-1939, Un fascisme en Suisse romande. Neuchâtel : éd. A la Baconnière, 1975, p. 31, Roger JOSEPH indique que l'Union de défense économique, voyant l'hésitation des radicaux à accepter la candidature Berra, aurait persuadé ceux-ci de la refuser, ce qui permettait à l'Union de revendiquer pour elle un 2e Conseiller d'Etat; par l'ajout d'un 4e candidat radical, l'entente donnait ainsi aux bourgeois la possibilité de lancer le scrutin avec une liste complète de 7 noms (Genève compte sept Conseillers d'Etat).

1226.

"Debout contre la trahison radicale !". Courrier de Genève, 21 novembre 1930.

1227.

"La leçon aux radicaux". Courrier de Genève, 21 novembre 1930.

1228.

Roger JOSEPH, L'Union nationale, 1932-1939, Un fascisme en Suisse romande, op. cit., p. 33. N'ayant trouvé, dans les Archives, aucun document qui la confirme, nous ne savons pas si l'affirmation du Travail est véridique.

1229.

Léon NICOLE, cité par René Leyvraz in "Honte à vous, Nicole !". Courrier de Genève, Rubrique Bulletin, 29 novembre 1930.

1230.

Ibid.

1231.

Montcherand est le village natal (vaudois) de Léon Nicole.

1232.

"Honte à vous, Nicole !", Bulletin du 29 novembre 1930, op. cit.