La polémique et les rumeurs ne sont pas closes. Peu après les élections, le 2 janvier 1931, Nicole écrit dans le Droit du Peuple : ‘"René Leyvraz se retire-t-il de la politique militante ? Nous apprenons de source sûre que M. René Leyvraz, rédacteur en chef du Courrier de Genève, est actuellement à Corbeyrier sur Aigle chez ses parents. Il est malade et son père déclare que son fils René, pour des raisons qui lui sont personnelles, ne siégera probablement plus au Grand Conseil (...)."’ Après avoir signalé que Leyvraz père est un fidèle lecteur du Droit du Peuple, le chroniqueur rappelle que Leyvraz fils a lui-même fait ses premières armes socialistes dans ce journal notamment. Puis, plein de sollicitude (et d'espoir ?) : ‘"On est en droit de se demander si le retour de M. René Leyvraz à Corbeyrier, chez son père, n'est pas la conséquence d'une nouvelle crise morale qui peut cette fois ramener le rédacteur en chef de la feuille cléricale, le Courrier de Genève, au socialisme. Le fait en tout cas est assez curieux pour être signalé. Le discours de Mgr Besson à Genève1233 a eu probablement pour effet de convaincre définitivement M. Leyvraz de l'impossibilité de combattre le capitalisme dans le cadre de l'Eglise catholique. C'est peut-être la cause de la nouvelle crise morale que paraît traverser le rédacteur en chef (...). Il est inutile de souligner davantage le coup sensible porté au mouvement chrétien-social de Genève et de Suisse romande1234 par la retraite, pour le moins attendue, de M. René Leyvraz1235."’
Le lendemain (3 janvier), Leyvraz écrit à Besson, confirmant, en quelque sorte, certaines assertions "nicolesques". ‘"En rentrant à Genève, j'ai l'intention de me démettre le plus tôt possible de mes fonctions de député; je ne suis pas fait pour l'action politique et j'ai l'impression que j'y gaspillerais vraiment mes forces1236."’ Le journaliste sollicite une entrevue avec l'évêque. Un rendez-vous est fixé; Leyvraz le confirme par des lignes qui font penser que de nouveaux problèmes ont surgi : ‘"Je suis déjà, en gros, au courant des difficultés dont vous me parlez, et je comprends que vous en devez beaucoup souffrir. D'autre part, j'ai reçu ici de nombreuses lettres de lecteurs m'exprimant leurs craintes ou leurs encouragements. Cependant, à mon sens, tout peut s'arranger, et je crois que nous avons traversé victorieusement des crises beaucoup plus dangereuses que celle-là. Il y aura bientôt huit ans que je suis au Courrier, je connais à fond la maison et le public; je demeure, sous certaines conditions, résolument optimiste, et je ne désespère pas de vous faire partager ma confiance en l'avenir1237."’
Le 4 janvier, pour faire taire les rumeurs, le Courrier de Genève confirme la maladie de Leyvraz. Le 5, Nicole consacre un nouvel article au problème : ‘"Si nous avons posé la question [de savoir si Leyvraz allait se retirer de la politique militante], c'est que nous avons tenu à souligner l'inquiétude morale que ne devait pas manquer de provoquer l'intervention de Mgr Besson chez l'ancien protestant et ancien socialiste (...)."’ Non sans raison, l'éditorialiste du Travail affirme ‘: "Ce dernier, en effet, n'a cessé d'écrire des articles violents et très justes souvent contre les désordres provoqués par le libéralisme économique (...). René Leyvraz n'a cessé d'accuser le capitalisme1238 des plus grands méfaits et de dire qu'il fallait mettre fin à l'anarchie qu'il provoque dans le monde. Et tout soudain, son directeur de conscience, Mgr Besson, s'en vient à Genève et prononce un discours qui, traduit en clair langage politique, signifie que les chrétiens-sociaux sont partie intégrante du catholicisme et que le but du catholicisme est de soutenir et de fortifier le régime actuel et les autorités qui le représentent, donc le régime capitaliste. Il y a là, on en conviendra, de quoi ébranler un homme qui n'a pas encore rompu avec la plus élémentaire sincérité. La demi-retraite de René Leyvraz s'explique et son désir de ne point siéger sur les bancs de l'Union nationale, au Grand Conseil de Genève, se comprend parfaitement. Il est bien entendu que nous n'attachons pas une importance extrême à ces choses. Si nous les signalons, c'est simplement pour démontrer à nouveau aux ouvriers de n'importe quelle confession qu'en dehors du socialisme il n'y a pas de lutte sérieuse possible contre le capitalisme. L'exemple de René Leyvraz - qu'il se soumette ou non aux ordres de son Eglise - en est une nouvelle preuve1239."’
La teneur de l'entrevue qui a eu lieu le 11 janvier entre Leyvraz et Besson sera résumée, deux jours plus tard, dans une lettre du prélat1240 : au cours de la rencontre, il a été établi que chacun recherchait ‘"une loyale collaboration entre l'évêque et la rédaction du Courrier"’. Besson spécifie : ‘"Vous savez ce que je désire, et vous avez certainement la volonté de travailler en parfait accord avec moi."’ Apparaît alors le noeud du problème : ‘"Veillez à ce que le Courrier, tout en servant d'organe aux chrétiens-sociaux, ne devienne pas un organe purement chrétien-social." ’L'évêque rappelle les directives du pape au sujet de l'Action catholique : la presse, sans se désintéresser de la politique, ne doit pas devenir l'organe d'un parti. Besson estime que la tâche principale des chrétiens-sociaux est celle d'une formation sociale des travailleurs; en conséquence ‘"les articles de doctrine sociale doivent passer avant les articles de polémique politique"’. L'évêque considère que le pays a besoin "d'agents de conciliation"; dès lors, il convient de ne pas "exciter l'adversaire". Utilisant le ton de la négociation, Besson poursuit : ‘"Il me serait très agréable de pouvoir, lors de la prochaine réunion de l'Oeuvre du clergé1241, louer sans réserve le Courrier, et j'espère pouvoir le faire. Mais je ne le ferai que si on m'en donne le droit : car la loyauté m'interdirait de louer ce que je n'approuverais pas1242."’ Le prélat ne comprendrait-il rien à l'esprit frondeur de ces catholiques genevois formés de longue date à la résistance ? En tout cas, à de multiples reprises, il laissera entendre qu'on le lui reproche : ‘"Je sais bien que vous entendez quelquefois des gens qui n'approuvent pas mes directions, sous prétexte que je ne connais pas Genève. Mais vous savez aussi, d'une part, que l'évêque a la charge des intérêts spirituels de Genève aussi bien que des autres parties du diocèse, et, d'autre part, que les hérétiques ont toujours commencé par dire que l'autorité religieuse était mal informée : c'est un procédé dangereux."’ Besson termine en exprimant une crainte, prémonitoire : celle que Leyvraz ne se laisse entraîner; ‘"vous n'ignorez pas combien j'ai confiance en vous, et combien je désire que vous restiez vous-même, pour faire tout le bien que nous attendons à ce poste si important qui vous a été confié"’. Le noeud du problème se trouve donc dans la place qu'occupe Berra au Courrier de Genève.
Le 14 janvier, Leyvraz titre son édito : "En avant !" Malgré sa lassitude, il n'a rien perdu de son talent de polémiste : ‘"C'est avec joie et confiance que je me remets aujourd'hui à la tâche. Il se passera quelque temps avant que je puisse reprendre le cours normal de mes travaux. Après huit ans d'efforts soutenus, il est naturel qu'un journaliste traverse une crise de fatigue, et les lecteurs du Courrier le comprendront aisément. Par contre, nos adversaires ont voulu tirer de cette absence des conclusions auxquelles on me permettra de donner une brève réponse."’ Le rédacteur en chef dit alors avoir lu avec effarement les propos mensongers de Nicole. Jusqu'alors, les lecteurs du Travail tenaient Leyvraz ‘"pour un abominable suppôt du capitalisme. Me voici transformé à leurs yeux en victime du coffre-fort et du "cléricalisme". Hier on me traitait de saltimbanque et de valet de plume. Aujourd'hui, mes articles sont jugés "violents et très justes". Les camarades qui peuvent s'accommoder d'une pareille voltige ont décidément l'esprit souple. La vérité ? - Elle est d'une déplorable banalité : j'étais à bout de forces, il m'a fallu prendre du repos, et c'est tout. Il n'y a là aucune trace de crise morale ou de pénitence. Aucune démarche, directe ou indirecte, n'a été faite auprès de moi pour que je m'écarte, en quoi que ce soit, de la ligne de conduite que j'ai suivie jusqu'ici. Je poursuivrai donc ma route sans dévier d'un millimètre à droite ou à gauche. Je demeure l'adversaire résolu et militant du libéralisme économique et de l'étatisme - du matérialisme capitaliste et du matérialisme communiste, qui tous deux conspirent à détruire la chrétienté. Je n'ai pas eu un seul instant de doute sur la voie à suivre, que nul obstacle ne barre, qui est parfaitement libre devant moi .... Le libéralisme économique a été condamné à mainte reprise et dans les termes les plus catégoriques par l'Eglise. Contre lui, l'Encyclique Rerum Novarum m'offre des armes chrétiennes que je ne délaisserai jamais - est-il besoin de le dire ? - pour revenir à l'arsenal du matérialisme de Marx. Ceux qui attendent une volte-face de ma part en seront toujours pour leurs frais d'imagination. Quiconque a trouvé la vérité et la paix a perdu toute envie de hasarder de nouveau sa barque sur les flots traîtres et bourbeux dont Dieu l'a délivré1243."’ En effet, l'éditorialiste n'a aucun doute sur les idéologies à pourfendre. Lorsqu'il affirme, en revanche, qu'on n'a jamais tenté de le faire dévier de sa ligne, n'oublie-t-il pas certaines injonctions de son évêque ?
Nous n'avons retrouvé aucune trace de cette intervention épiscopale. Mais cet article et le sui-vant sont suffisamment éclairants pour faire comprendre quelle était la teneur du discours de l'é-vêque. On peut en tout cas penser que l'information donnée par le Travail est exacte, car elle cor-respond bien aux multiples mises au point déjà effectuées par Mgr Besson.
De par son avancée fantastique, le mouvement chrétien-social est en effet devenu très im-portant en Suisse romande.
Léon NICOLE. "René Leyvraz se retire-t-il de la politique militante ?". Droit du Peuple, 2 janvier 1931.
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 3 janvier 1931. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40, pièce 321. Finalement, Leyvraz ne mettra pas fin à son mandat politique qu'il assumera jusqu'en mars 1940.
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 9 janvier 1931. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40, pièce 322.
Nicole oublie de dire que Leyvraz n'a non plus cessé d'accuser le communisme ...
Léon NICOLE. "Dernière heure : le Journal de Genève et les chrétiens-sociaux. Où sont les menteurs ?". Le Travail, 5 janvier 1931.
Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 13 janvier 1931. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40, pièce 323.
Lors de cette rencontre le 22 février 1931, Mgr Besson ne mentionnera pas le nom du Courrier de Genève mais déclarera : "C'est par l'évêque, par ses ordres et ses conseils que l'unité est maintenue. Voilà pourquoi Notre Saint-Père le Pape rappelle si souvent que l'action catholique doit s'exercer, avant tout, dans le cadre de la hiérarchie, en pleine conformité d'esprit et de sentiments avec l'épiscopat." "56me compte-rendu de l'Oeuvre pour l'entretien du culte catholique-romain dans le canton de Genève"; op. cit., p. 19.
Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 13 janvier 1931, op. cit.
"En avant !". Courrier de Genève, 14 janvier 1931.