2. L'AFFAIRE DE LA BANQUE DE GENÈVE

La guerre contre les radicaux, amorcée par la tendance chrétienne-sociale du Parti, lors de l'échec de la candidature de Berra au Conseil d'Etat, va éclater, provoquée par un nouveau coup radical contre les indépendants. En juin 1931, lors des élections administratives de la Grande Genève1244, les indépendants chrétiens-sociaux déclarent vouloir faire front commun avec les partis d'union nationale, contre la vague rouge marxiste; mais les radicaux biffent le nom du candidat indépendant Marcel de Mirbach, qui n'est pas élu. Pour les chrétiens-sociaux, cette nouvelle entourloupette tue ‘"les dernières velléités d'alliance avec des hommes (...) parjures (...) Désormais, quand les intérêts du pays ne seront pas en cause, nous entraverons leur jeu (...)1245".’

Cette résolution va bien vite s'appliquer. En février 1931, Nicole a interpellé le gouvernement au sujet de la situation financière de la Banque de Genève, dont l'Etat est un des principaux actionnaires; le Conseil d'administration de cette institution privée compte en son sein deux Conseillers d'Etat, dont le radical Alexandre Moriaud. En sommant le gouvernement de dire si la situation de la banque ne faisait courir aucun risque, Nicole a dévoilé au grand jour les difficultés financières de cet établissement, qui avait placé ses capitaux dans des affaires peu sûres, touchées par la crise. Pour éviter de créer une panique chez les épargnants, Moriaud a certifié que la banque était prospère, ce qui était faux. En juillet, le krach se produit et le Conseil d'Etat verse un million pour que la banque puisse faire face à ses besoins immédiats; un projet de loi est soumis au Grand Conseil pour la renflouer (emprunt de quinze millions auprès de la Confédération). Mais socialistes et indépendants chrétiens-sociaux refusent que l'Etat apporte, avec l'argent des contribuables, son aide à une entreprise privée. Le projet de loi est repoussé. Par l'apport de ses voix à la gauche, le Parti fait ainsi échouer le renflouement de la Banque de Genève1246. Le député Leyvraz justifie son attitude et celle de ses amis en évoquant un souci de transparence et la nécessité de mettre fin aux scandales. Durant la séance, un démocrate lui a lancé :

‘"Alors, quoi ! vous devenez révolutionnaires ? vous passez au socialisme ?
- Non, Monsieur. La vérité, c'est qu'une certaine bourgeoisie politique, par ses fautes, par son incurie, par ses abus, par son esprit de lucre, pousse le peuple à la révolution1247."’

Se souvenant peut-être des directions de l'évêque, l'éditorialiste note dans son article qu'il ne s'agit point de fomenter un esprit de classe contre toute la bourgeoisie, mais seulement de dénoncer les cadres du gouvernement bourgeois qui "(avant tout par la faute du parti radical) sont en pleine déliquescence1248".

Bien entendu, la réaction du Genevois ne se fait pas attendre; l'organe radical touche un point particulièrement sensible chez Leyvraz, en affirmant que les parlementaires chrétiens-sociaux, de par leur conduite, se faisaient remoucher par ‘"tout ce que le pays compte de partisans de l'ordre et du patriotisme1249"’. Cette assertion suscite l'ire du journaliste parce qu'elle touche aux fibres de son engagement : Depuis 1930, le mot "patriote" est entré dans son vocabulaire et il est de tous les combats. Mélangeant son rôle de rédacteur en chef et son mandat politique, Leyvraz entraîne le journal de l'évêque derrière lui. Il récuse violemment les reproches d' "attitude antipatriotique", d' "alliance immorale" avec les socialistes, de "geste de vengeance politique" portés contre son Parti. Pour lui, la source de ces scandales auxquels il convient de mettre un terme est toute politique. Le parti radical - qui ne représente plus ni l'ordre, ni le patriotisme - est ‘"LE PARTI DU DÉSORDRE ACTUEL; doublé de la franc-maçonnerie, il devient une véritable tumeur politique, dont le bubon de la Banque de Genève n'est qu'un sous-produit. (...) Nous, chrétiens-sociaux, nous en avons ASSEZ de voir un PATRIOTISME DE PACOTILLE ET UN ORDRE DE SURFACE servir de paravent à l'incurie, aux abus, au pillage des deniers publics, et aux injustices. Nous proclamons la révolte du patriotisme profond et véritable, de l'ordre authentique contre cette indigne comédie sentimentale par quoi l'on prétend abuser les honnêtes gens et qui n'aboutit qu'à DÉSHONORER AUX YEUX DU PEUPLE L'ORDRE ET LE PATRIOTISME. Nous disons que le patriotisme n'est pas et ne doit pas être un article de banquet ou un disque pour les phonographes électoraux. Nous disons qu'il implique des devoirs sévères et de hauts sacrifices. Nous disons que si le socialisme révolutionnaire 1250 fait chez nous de foudroyants progrès, C'EST AUX TARTUFFES DU PATRIOTISME ET DE L'ORDRE QU'ON LE DOIT. Nous crions ici notre douleur et nos alarmes."’ Puis, niant en quelque sorte que les accusations radicales le touchent : ‘"Qu'on dise en ce moment que nous ne sommes pas de bons patriotes, cela ne nous émeut d'aucune manière, parce que nous savons que nous servons réellement la patrie et la chrétienté en exigeant LA LUMIÈRE, LA PROPRETÉ ET LA JUSTICE. (...) La Patrie sera honnête et juste, ou elle disparaîtra. Et c'est vous, faux patriotes et faux hommes d'ordre, qui aurez été ses fossoyeurs1251."’

Durant l'été, Le Genevois lance une pique acérée contre le rédacteur en chef en écrivant : ‘"Silence ! Tel est le mot d'ordre que nous devrions suivre, déclare le Courrier. M. Leyvraz, se reposant au doux nid communiste de Corbeyrier, occupe ses loisirs de vacances à convertir sa famille sans doute (...)1252"’. Le journal radical reviendra à la charge lors de la déconfiture de la Banque de Genève : ‘"(...) les chrétiens-sociaux ont commis là un acte de basse vengeance qui montre de quoi ils sont capables. S'allier avec les socialistes pour détruire l'épargne, le crédit, la vie économique de Genève, pour augmenter le chômage; nous ne les aurions pas crus capables d'un tel geste. Les chrétiens-sociaux portent l'entière responsabilité de l'arrivée au pouvoir, dans un temps très prochain, du socialisme marxiste à Genève 1253".’

Leyvraz évoquera souvent l'Affaire de la Banque de Genève1254, en ne craignant point de citer le nom de Moriaud; toutefois, comme le lui commandent ses convictions, il établit une distinction entre les hommes et leur conduite : ‘"Nous ne haïssons pas les radicaux comme tels. Nous haïssons la corruption, l'affairisme, l'incurie et le désordre. Nous haïssons également la félonie et le manque de parole qui est un des traits marquants du radicalisme actuel et qui a rendu impossible le maintien de l'union nationale. Ceux qui feront la lumière et la propreté nous trouveront toujours à leurs côtés1255."’

Suite à l'Affaire de la Banque de Genève, la crise économique s'approfondit. En automne, Moriaud (qui a démissionné de son poste de Conseiller d'Etat) sera condamné pour complicité d'escroquerie. Ce fait, ajouté à la crise mondiale, offrira à Leyvraz l'occasion de publier une série d'articles contre le capitalisme déchaîné1256. En dénonçant particulièrement les Etats-Unis et les scandales financiers en France, il citera souvent, à l'appui de ses dires, le "Code de Malines" et les propos de Pie XI sur la restauration de l'ordre social, lequel - estime le rédacteur - ne sera rétabli que par une organisation corporative contrôlée, seule apte à mettre un terme à la crise.

Et que pense l'évêque de l'entente qui se noue fréquemment entre les députés ca-tholiques et socialistes au Grand Conseil ? Suite à la volonté déclarée du Parti (Leyvraz compris) de soutenir l'introduction de la Représentation proportionnelle (R.P.) dans le canton, Mgr Besson a écrit une lettre personnelle à Berra, estimant devoir lui ‘"soumettre quelques craintes au sujet de l'attitude prise depuis un certain temps par le groupe chrétien-social"’. Il lui demande de ‘"réfléchir sérieusement sur les conséquences que peut avoir l'introduction de la Proportionnelle pour les élections du Conseil d'Etat. Cette innovation ne doit-elle pas amener plusieurs socialistes au pouvoir ? Ne croyez-vous pas non seulement que cela sera fâcheux, mais que le pays rendra les catholiques responsables d'une avance socialiste obtenue grâce à leur concours et à leur initiative ?"’ L'évêque relève en outre que, depuis un certain temps et à plusieurs reprises, ‘"les chrétiens-sociaux de Genève donnent l'impression qu'ils agissent en assez bon accord avec les socialistes"’, ce qui est préoccupant pour l'avenir du catholicisme dans le canton. D'où sa suggestion : ‘"Ne resterions-nous pas davantage dans la ligne en collaborant avec les partis nationaux - ne me faites pas dire avec le parti radical - plutôt qu'avec l'extrême gauche1257 ?"’ Les alarmes de l'évêque ne sont guère prises au sérieux et ses conseils point écoutés. Pour le bien commun, le Parti maintient la décision de soutenir la Représentation proportionnelle. Cette attitude est aussi celle du parti socialiste auquel le système proportionnel profiterait également. Dans son édito consacré à la R.P, répondant certainement indirectement à son évêque, Leyvraz explique qu'il s'agit de casser le désordre (qui risque de faire le jeu des socialistes), provoqué par les "coulissiers politiques1258" du bloc bourgeois auquel le Parti, de par sa doctrine, ne s'est aucunement lié, pas plus qu'il ne l'est avec la gauche : ‘"Nous n'avons contracté aucune alliance avec les socialistes. S'il nous est arrivé de nous trouver à leurs côtés dans l'affaire de la Banque de Genève, cette juxtaposition momentanée ne blessa jamais en quoi que ce fût soit la foi ou la morale. Nous ne pouvons pas, sur tel fait précis, donner tort à un parti quelconque s'il a raison - et sous prétexte que c'est un parti adverse. En user de la sorte, ce serait faire preuve de l'esprit partisan le plus aveugle et le plus injuste1259."’ Ici, c'est bien le député qui s'exprime et qui mêle le Courrier de Genève à des prises de position politiques.

Notes
1244.

Il s'agit de la "Ville" de Genève qui, après la fusion de plusieurs quartiers urbains (Petit-Saconnex, Eaux-Vives, Plainpalais), se trouvait considérablement agrandie.

1245.

Courrier de Genève, 18 juin 1931. Cité par Françoise Emmenegger, in Le mouvement chrétien-social à Genève de 1919 à 1936, op. cit., p. 80.

1246.

Toutefois, au début de l'année 1932, un Concordat sera signé auquel le parti indépendant et chrétien-social donnera cette fois son appui (contribution de l'Etat de 212.000.- fr. versés annuellement durant 25 ans).

1247.

"Leçons d'une crise". Courrier de Genève, 17 juillet 1931.

1248.

Ibid.

1249.

LE GENEVOIS, cité par Leyvraz in "Leçons d'une crise", ibid.

1250.

Au début de l'année 1931, quelques sections de l'Internationale socialiste avaient demandé au parti socialiste genevois d'organiser une réunion contre le fascisme et le communisme. Celui-ci ayant refusé de se déclarer contre le communisme, une scission intervint, à Genève, entre les modérés et la faction menée par Nicole, mais aussi entre le parti socialiste suisse et le tribun genevois.

1251.

"Leçons d'une crise", 17 juillet 1931, op. cit.

1252.

"Silence !". Le Genevois, 5 août 1931.

1253.

Le Peuple Genevois (journal radical) du 24 octobre 1931; cité par Roger Joseph in L'Union nationale 1932-1939, un fascisme en Suisse romande, op. cit., p. 42.

1254.

"L'erreur de M. Picot", 28 août 1931; "Le rôle politique de la Banque de Genève", 30 août 1931; "Devant l'abîme" (4 septembre 1931); "L'épargne et la spéculation", 8 novembre 1931; "Où est la justice ?", 26 août 1934 in le Courrier de Genève. Et également dans La Liberté syndicale, journal créé par la Fédération des syndicats chrétiens, sous le titre "Pauvre justice !", le 31 août 1934.

1255.

"Le rôle politique de la Banque de Genève". Courrier de Genève, 30 août 1931.

1256.

"Le capitalisme déchaîné", 2 et 4 octobre 1931; "L'accaparement des richesses", 11 octobre 1931; "Les affaires et la morale", 6 novembre 1931; "Politique de déflation", 11 mars 1932; "Où mène l'individualisme ?", 18 mars 1932; "Avant qu'il soit trop tard", 1er avril 1932; "Les pilleurs d'épargne", 1er mai 1932; "L'argent et le travail", 24 juin 1932; "Faillite du libéralisme", 19 juin 1932; "Bilan d'une ploutocratie", 2 mars 1933.

1257.

Lettre de Mgr Marius BESSON à Henri Berra, 2 octobre 1931. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1258.

"La R.P. à l'Exécutif". Courrier de Genève, 15 novembre 1931.

1259.

"Folle aventure ?". Courrier de Genève, 20 novembre 1931.