III. LA PAIX MENACÉE

1. ÉVITER LES TENSIONS CONFESSIONNELLES

Ce n'est pas la première fois que Mgr Besson demande à Leyvraz d'éviter les tensions interconfessionnelles, et de ne pas froisser les protestants. Il faut dire, qu'à Genève, cette question est souvent à l'ordre du jour. Le parti indépendant chrétien-social est souvent attaqué par les autres formations politiques qui l'accusent de cléricalisme et le suspectent de vouloir rallumer les luttes religieuses. Outre les partis, d'autres mouvements prétendent contrer le parti catholique et faire échec au péril communiste. Par exemple, la Ligue pour le christianisme, mouvement auxiliaire laïque, publie un Manifeste pour ‘"établir entre les chrétiens de toutes dénominations, de toutes classes et de tous pays un lien sacré; servir de liaison entre les institutions existantes, pour obtenir l'unité d'action de toutes les forces chrétiennes; renforcer partout l'esprit chrétien et stimuler son ardeur afin d'assurer la victoire du christianisme dans le monde1266"’. Si Leyvraz salue la création de ce mouvement, il n'en demeure pas moins sceptique car la Déclaration est signée, entre autres, par ... Alexandre Moriaud. En outre, l'éditorialiste accepte mal que ce groupe veuille ‘"entraîner les Eglises et leurs chefs (...) dans un effort commun pour la défense et le salut de la chrétienté1267"’ puisque, dans l'Eglise catholique, ‘"jamais, nous pouvons l'affirmer, les entraîneurs ne nous ont manqué, jamais nos chefs n'ont été derrière nous. Nous n'avons pas le droit et nous ne sentons pas la nécessité d' "entraîner" l'Eglise1268"’. Bref, le converti refuse de créer une "chapelle" qui se situerait dans les marges de l'Eglise romaine.

Autre débat, celui lancé à proximité des élections par une autre formation, le Groupe de défense protestante qui, tout en affichant l'étiquette réformée, considère le parti confessionnel catholique comme une atteinte à la laïcité prévue dans la Constitution. A quoi Leyvraz rétorque : ‘"Nous défions ces Messieurs de nous prouver que notre Constitution interdise à des citoyens de se grouper sur le terrain politique et social selon leurs convictions QUELLES QU'ELLES SOIENT, pourvu que l'action de ce groupement ne soit pas attentatoire à l'ordre public et aux bonnes moeurs."’ Puis il demande : ‘"Serait-ce donc une tare que de se réclamer ainsi du christianisme ? Et ce n'en serait pas une que de se réclamer du matérialisme intégral, de l'incrédulité agressive, du communisme persécuteur ?"’ Après avoir sommé le Groupe de "montrer [ses] oeuvres et [ses] mains" et l'avoir accusé de faire le jeu des socialistes, Leyvraz conclut en dévoilant ses sentiments : ‘"Ces lignes vous rempliront peut-être de colère. Elles sont écrites dans l'amertume. Vous nous repoussez, c'est vous qui de toutes vos forces tentez de nous rejeter "hors les cadres" de la cité. Il y a sur notre commune bannière helvétique une Croix blanche qui condamne votre manoeuvre. Mais, j'y songe, cette Croix-là est certainement contraire à la laïcité de notre constitution. Qu'on l'efface ! Qu'on la barbouille de rouge ! - Non ? Vous protestez encore ? La guillotine rouge est en marche. Et si vous n'y veillez, un jour viendra où elle coupera net le débit de vos protestations incohérentes. Nicole sourit à cette perspective. Son rictus vous paie-t-il de vos peines1269 ?"’

Dans ses éditos, Leyvraz estime que les controverses confessionnelles doivent se dérouler ‘"sur un plan élevé, et ne pas se "vulgariser" au point d'émouvoir inconsidérément les passions populaires. Ce qui importe pour le grand nombre, c'est qu'une confession "fasse ses preuves", inspire la vertu, le dévouement, l'esprit de sacrifice, transforme, transfigure l'homme, - et c'est là-dessus qu'elle sera jugée. Cela n'implique d'aucune manière qu'il faille rompre le débat théologique ou philosophique. Loin de là ! Cela signifie qu'il ne faut pas en fausser la portée par des simplifications grossières ou en y mêlant des passions dangereuses. Quand on parle de "papistes" ou de "parpaillots", cela ne veut pas dire qu'on brûle de zèle pour la cause du Christ - cela signifie le plus souvent qu'on brûle de haine pour l'adversaire, et cela n'est assurément pas le bon moyen de le convertir1270"’ ! Ainsi, en dépit des mots d'ordre de Besson, le journaliste laisse entendre que, malgré ces appels à la charité, il n'est pas prêt à éviter le débat !

Outre ces questions, Leyvraz parle aussi du protestantisme suisse romand alors traversé par de multiples courants de rénovation. Souvent, il termine ses éditos par cette affirmation : seule l'Eglise catholique est apte, de par la fidélité de sa tradition et sa doctrine - marquée du sceau de l'infaillibilité - à répondre efficacement aux sollicitations des hommes. Le 7 février1271 et le 24 mars1272 1932, il explique à ses lecteurs ce qu'est le néo-calvinisme romand et pourquoi les pasteurs d'Ordre et Tradition (qui proclament la nécessité du retour à une doctrine) dénoncent les ravages de la méthode historico-critique, utilisée dans la théologie réformée; bien sûr, cette tendance éveille une certaine sympathie de la part de l'ancien normalien lausannois.

Les 6, 8 et 10 novembre 1932, il écrit trois lettres ouvertes1273 au Professeur Fornerod qui a élevé un violent réquisitoire contre le catholicisme dans un article intitulé "Protestants, maintenons nos privilèges !". Ici, Leyvraz réplique à ce qu'il considère être une caricature de sa confession. L'année suivante, sous le titre "L'anxiété du protestantisme", il évoquera la pensée de Karl Barth qui proclame la prééminence absolue de Dieu et qui considère que les efforts de l'homme pour le connaître en dehors de Jésus-Christ ne sont que vanité. Le rédacteur explique à ses lecteurs que, dans l'ouvrage Parole de Dieu et Parole humaine, le théologien invite ses coreligionnaires à restaurer la doctrine originelle de Luther qui préconise ‘"le salut par la foi seule et le néant des oeuvres1274"’. Il est clair que Leyvraz qui, dans tous ses écrits, dit la nécessité de tenir ensemble la foi et l'action, ne peut se satisfaire d'une telle coupure1275. De ce fait, pour lui, seule l'Eglise catholique, en maintenant unies la foi et les oeuvres, est ‘"demeurée dans la droite ligne de l'Evangile (...) [dont elle est] l'infaillible interprète1276".’

La question confessionnelle amène aussi parfois Mgr Besson à devoir prendre position (de manière ferme mais courtoise) face au protestantisme. Le livre Le voile déchiré ou le génie du protestantisme (que Leyvraz qualifie de ‘"parfait exemple de polémique confessionnelle indésirable et dangereuse1277"’) écrit par le pasteur Albert-Olivier Dubuis qui vise à sortir cette confession d'une certaine grisaille et à en rappeler toutes les valeurs, pousse l'évêque à entrer dans la controverse. Dans sa réplique La route aplanie - Lettres à Monsieur le pasteur A.O. Dubuis à propos du Voile déchiré 1278", Besson considère qu'en faisant l'apologie du protestantisme, Dubuis appelle, par ricochets, ses coreligionnaires à mépriser le catholicisme et à remettre en cause la paix confessionnelle qui doit régner en Suisse. Sa riposte lui permet de proclamer que l'Eglise catholique a opté pour la vraie conception chrétienne de la vie (affirmation que l'on retrouve aussi sous la plume de Leyvraz), et qu'en choisissant ‘"la meilleure part, [celle-ci ne lui] sera point ôtée1279"’. Bien évidemment, l'heure n'est pas encore à l'oecuménisme. Pourtant, dans sa conclusion, et même s'il souhaite certainement que les protestants rallient Rome, Besson (qui est lui-même fils d'un protestant converti) fait un pas intéressant; il plaide pour instaurer un débat avec ces "amis du dehors" que sont les réformés afin de s'entendre sur les valeurs communes entre les deux confessions : ‘"Nous avons mieux à faire que de nous jeter discourtoisement à la face les déficits imaginaires ou réels dont nous souffrons ... Déchirons le voile, Monsieur le Pasteur; mais que ce soit pour faire apparaître en pleine lumière les points nombreux sur lesquels, fils d'une même Patrie, nous pouvons nous entendre. Au lieu de creuser des fossés nouveaux, tâchons d'aplanir la route."’

Lorsqu'il parle du protestantisme dans ses articles, le rédacteur en chef est évidemment marqué par sa conversion au catholicisme. Il revient particulièrement sur celle-ci et dévoile ses sentiments lors de la parution du livre Après quatre cents ans 1280 écrit par Mgr Besson - cet homme qui ne peut ‘"voir des coeurs séparés sans essayer de les unir1281"’ - et dédié à ses ‘"ancêtres qui dorment là-bas, dans le vieux cimetière"’ de son village vaudois. Besson a une sensibilité étonnamment proche de celle de Leyvraz. En 1930, l'évêque n'avait-il pas écrit dans une lettre : ‘"Tout à l'heure, après l'examen de catéchisme, je me suis longtemps promené seul, dans un chemin qui suit le cimetière. Il faisait nuit, mais une nuit limpide et toute remplie d'étoiles. Un grand calme, un profond silence, interrompu seulement par les appels de paysans occupés au soin de leur bétail et dont l'accent, très prononcé, avait un charme inouï. Je pensais à notre pays, à nos morts. Je pensais à tous ceux pour qui, dans les cimetières dispersés en mon canton, l'on ne prie plus, et pour lesquels demain, nous, nous prierons. Je sentais un appel profond, irrésistible, comme si tous les arbres, dans la nuit, me tendaient les bras, comme si toutes les voix du passé montaient de je ne sais où ...1282" ?’

Après quatre cents ans ne peut, par conséquent, qu'éveiller l'émotion de Leyvraz dont le ‘"coeur de Vaudois et de converti (...) a vibré profondément à cette lecture1283"’. Le déchirement provoqué par sa conversion, - ‘"bien qu'il n'y ait eu ni querelle ni rupture violente, et que rien ne soit envenimé"’ - reste bien réel et marqué par la souffrance : ‘"la distance demeure, le fossé est là1284."’ Et d'expliquer : ‘"Je songe à ceux que j'ai quittés, parents et paysans de là-bas. Mes frères séparés, mes frères avant tout, Dieu m'est témoin qu'il a fallu que je vous quitte. Dieu m'est témoin que je n'ai pas cessé de vous aimer. Que je ne vous ai jamais tant aimés. Que cet amour m'accompagne et me guide, que je ne saurais oublier, que mon dernier cri sera pour vous appeler1285"’. Leyvraz partage totalement le point de vue de Besson qui, dans sa réflexion, esquisse ces premiers pas du catholicisme romand1286 vers un dialogue interconfessionnel, même s'il affirme que seule l'Eglise catholique a la Vérité. L'éditorialiste écrit : Le fossé qui se creuse depuis quatre cents ans entre les deux confessions doit être comblé pour en faire ‘"un terrain de rencontre (...), non pour composer d'impossibles mixtures, ni pour faire de l'interconfessionnalisme à coups de lâches compromis, mais pour causer tranquillement, pour dissiper d'abord les malentendus, détruire les préjugés à la faveur d'une commune charité, d'un commun amour de la patrie, d'un grand désir de compréhension mutuelle1287"’. Toutefois, le journaliste reste prudent et poursuit sa méditation en faisant intervenir un élément essentiel, celui de la sensibilité confessionnelle. Les débats entre protestants et catholiques éveillent d'abord les sentiments, et ce ‘"mélange de doctrine et de sentiments est explosible. Si vous vous trompez sur le sentiment protestant, votre argumentation, pour habile et serrée qu'elle soit, va droit à fin contraire. Elle se heurtera à d'irréductibles obstacles. Elle systématisera, elle rendra rigides des oppositions qu'il serait possible de réduire par d'autres voies. Voilà le grand danger de l'ordinaire dialectique confessionnelle"’. Leyvraz le sait : outre les divergences essentielles, il y a encore la ‘"masse énorme de malentendus, de méprises et d'incompréhensions"’; mais heureusement, l'atavisme protestant qui devrait peser sur lui et ‘susciter "d'obscures résistances"’ est très léger. Oubliant peut-être certaines de ses attaques contre le catholicisme lorsqu'il écrivait dans la Voix des Jeunes et le Droit du Peuple, mais fort de l'expérience vécue en Turquie, le journaliste explique que ‘"tout protestant chez qui l'hostilité confessionnelle n'a pas été spécialement cultivée, ou qui refuse de s'y complaire, est capable de comprendre l'esprit et le sentiment catholiques, même sur des points qui sont tenus pour irréductiblement litigieux comme la confession, les saints, le chapelet, etc.1288"’. Lui aussi souhaite donc que ses frères séparés fassent un pas vers le catholicisme.

Notes
1266.

"Pour le christianisme". Courrier de Genève, 23 mars 1930.

1267.

Ibid.

1268.

Ibid.

1269.

"Réponse au "Groupe de défense protestante" ". Courrier de Genève, 24 juin 1931.

1270.

"Luttes confessionnelles ?". Courrier de Genève, 14 novembre 1930.

1271.

"Retour au calvinisme ?". Courrier de Genève, 7 février 1932.

1272.

"Une réaction théologique". Courrier de Genève, 24 mars 1932.

1273.

"Lettre ouverte à M. le professeur Fornerod", 6 novembre 1932; "Avons-nous deux morales ?", 8 novembre 1932. "L'Eglise et la Réforme", 10 novembre 1932. Courrier de Genève.

1274.

"L'anxiété du protestantisme". Courrier de Genève, 3 septembre 1933. En mettant un accent particulier sur la foi, le barthisme exercera à Genève une très forte influence; il permettra à certains réformés de mieux se situer face au protestantisme libéral dont la confession de foi sera mouvante jusque dans les années 1980 et dont la réflexion sera toutefois aussi alimentée par l'oeuvre de Barth.

1275.

Cette distinction entre la foi et les oeuvres sera l'objet d'un long contentieux entre les Eglises catholique et protestante, débat qui s'est souvent focalisé sur l'épître de Jacques, qualifiée par Luther "d'épître de paille". La sensibilité catholique (en se référant par exemple à Mt 25) a pu parfois faire penser que c'est le mérite des actions humaines qui sauvait l'homme alors que la sensibilité protestante affirme que seule la foi sauve.

1276.

"L'anxiété du protestantisme", 3 septembre 1933, op. cit.

1277.

"La route aplanie". Courrier de Genève, 27 novembre 1930.

1278.

Mgr Marius BESSON avait publié ce document à Genève, en 1930, puis l'a révisé en 1931, d'une part pour tenir compte des remarques et critiques formulées et, d'autre part, pour en permettre une diffusion plus large, en le faisant coéditer par la librairie Spes (Paris).

1279.

Cette phrase fait référence à l'épisode de l'Evangile qui parle de Marthe et Marie (Lc 10,42).

1280.

Ce livre s'inscrit dans le sillage de La route aplanie. Dans le Courrier de Genève du 6 octobre 1933, l'ouvrage est présenté ainsi : "Un pasteur et un curé tâchent de se comprendre ... Lettres de quelques braves gens de chez nous qui, malgré la rupture quatre fois séculaire, tâchent de se comprendre et veulent vivre en paix.".

1281.

Mgr Henri PETIT, vicaire général. "59me compte-rendu (sic) de l'Oeuvre pour l'entretien du culte catholique romain dans le canton de Genève, année 1933". Genève : Imprimerie du Courrier de Genève, 1934; p. 9.

1282.

Mgr Marius BESSON, lettre écrite au soir d'une visite pastorale à Villars-le-Terroir, le 23 novembre 1930; citée par le Chanoine François Charrière, in "Son Excellence Monseigneur Marius Besson, Evêque de Lausanne, Genève et Fribourg". Fribourg : éd. de l'Imprimerie St-Paul, 1945; p. 10-11.

1283.

"Après quatre cents ans". Courrier de Genève, 8 octobre 1933.

1284.

Ibid.

1285.

Ibid.

1286.

Il est intéressant de noter que, la même année, l'abbé Couturier organisait la Prière pour l'Unité, ouvrant par là le catholicisme à un dialogue oecuménique plus large (En 1921, l'abbé Portal et Lord Halifax avaient lancé les Conversations de Malines entre catholiques et anglicans. Puis, avec la création de Chevetogne en 1925, le dialogue se nouait avec les Eglises orientales).

1287.

"Après quatre cents ans", 8 octobre 1933, op. cit.

1288.

"Après quatre cents ans", 8 octobre 1933, op. cit.