Avec la croissance de la crise et du chômage1315, l'Etat de Genève est placé dans une situation délicate, puisque les revenus fiscaux diminuent et que sa politique est marquée, dès 1933, par un fort endettement. En outre, les faillites des petits magasins augmentent (passant de cent vingt-trois en 1931 à deux cent quarante-cinq en 1935), aggravées par l'ouverture de grands commerces établis en Sociétés anonymes, et souvent dirigées par des Juifs étrangers. Autre signe de crise : on dénombre jusqu'à six mille appartements vides. Les rues deviennent le théâtre de multiples manifestations. Grèves et affrontements sont fréquents entre le patronat et le syndicat de la Fédération des ouvriers du bâtiment et du bois, mené par Lucien Tronchet (*), anarcho-syndicaliste qui déclare aussi la guerre aux chrétiens-sociaux, qualifiés de "briseurs de grèves" et de "diviseurs de la classe ouvrière". Ceux-ci, en effet, s'ils sont résolus "à soutenir la cause des chômeurs authentiques et honnêtes", le sont tout autant ‘"à combattre les abus qu'une certaine "industrie du chômage" cultive avec le plus grand soin au profit de toute une catégorie de pseudo-chômeurs et d'agitateurs professionnels1316"’. Dès lors, sur les chantiers, la manière forte est appliquée par les "anarchistes"; ils font la chasse aux non-syndiqués, aux membres des syndicats chrétiens1317, à ceux qui travaillent au noir et aux patrons qui ne respectent pas les contrats collectifs.
Au fil du temps, face au danger que représente l'avance socialiste, les partis nationaux voient toujours plus la nécessité de faire front commun contre le marxisme. Adressant certainement un clin d'oeil aux indépendants chrétiens-sociaux, le Journal de Genève déclare : ‘"Si les Genevois patriotes et chrétiens ne s'unissent pas pour retrouver leurs forces, s'ils continuent à aboyer aux chausses les uns des autres et à se mordiller mutuellement les mollets, ils perdront la tête au figuré, au propre et au réel1318."’ S'unir contre le marxisme ? Voici ce qu'en pense Berra : ‘"Il est, en effet, absolument nécessaire qu'une entente intervienne entre les partis nationaux sur ce point. Entente non pas seulement négative. Nous ne voulons pas dresser les classes les unes contre les autres. Mais [nous voulons] l'accord sur un programme de politique sociale qui ne fasse aucune concession au marxisme et à l'étatisme 1319."’ Pour ce qui concerne le marxisme, Leyvraz dénonce, dans plusieurs éditos1320, les atrocités qui se déroulent dans les camps russes et que le Travail cache à ses lecteurs. De même, il critique fréquemment le socialisme genevois qui, sous l'impulsion de Léon Nicole, lie de plus en plus étroitement sa cause à celle du bolchevisme.
Dans ces temps de crises et de tensions extrêmes, on s'organise partout, et de plus en plus, même chez les chrétiens. Pour faire échec à la gauche et développer une politique de proximité, Berra - qui est un organisateur né - insiste auprès du Parti pour créer un corps de propagandistes travaillant par secteurs, sous la responsabilité de chefs de quartiers, et pour engager un secrétaire1321. Autre "milice" catholique, la Fédération genevoise des corporations qui a vu le jour en novembre 1931, pour fournir, aux six corporations existantes, des moyens de propagande et de recrutement, et dispenser une unité de doctrine à ses six mille membres1322. En août 1932, la Fédération des syndicats chrétiens totalise trois mille syndicalistes et deux mille trois cents corporatistes. L'heure est à l'optimisme; on se bat bien : Les oeuvres chrétiennes-sociales sont des ‘"oeuvres de conquête et de combat. On y reçoit des coups, on en rend. Et il ne faut pas trop s'étonner si dans la mêlée, de pacifiques passants reçoivent quelques horions qui ne leur étaient pas destinés. L'esprit y est excellent, on y a la volonté bien arrêtée de travailler à l'union des classes, le désir de servir l'ouvrier et non de se servir de lui1323"’. La hiérarchie de l'Eglise dit encourager et soutenir moralement ces Mouvements car ‘"(...) le seul rempart solide dressé à Genève, contre la révolution, c'est celui de nos syndicats chrétiens-sociaux1324"’. Travaillant toujours main dans la main, avec un engagement politique, syndical et corporatif intense, les militants se vantent ‘d'avoir "arrêté net, dans le secteur où ils combattent, le recrutement rouge1325"’. C'est en partie vrai; les Confédérés catholiques établis à Genève adhèrent toujours plus aux organisations chrétiennes-sociales. Reste cependant une ombre au tableau, que Leyvraz déplore : les catholiques aisés et les jeunes intellectuels désertent le Parti qu'ils trouvent ‘"trop "populaire"; ils vont prendre leur mot d'ordre en des milieux censés plus "raffinés", où le sens du devoir chrétien est inexistant1326"’. De leur côté, face à la crise et à la montée des conflits, des patrons voient dans la Corporation l'unique moyen d'instaurer la paix du travail. En octobre 1927 déjà, le protestant Pierre Regard a créé un secrétariat patronal permanent qui regroupe deux cent cinquante employeurs. Cette structure donnera au mouvement corporatif un caractère supra-confessionnel qui amènera Berra à rompre avec le journal de l'évêque et à créer son propre organe de presse.
Les années trente constituent une période de luttes passionnelles. Des Fronts antagonistes se forment; la guerre des chefs est déclarée. A droite, Georges Oltramare a fondé, en février 1931 (suite à l'Affaire de la Banque de Genève) l'Ordre politique national (auquel, sous l'impulsion de Berra, les chrétiens-sociaux se joignent) doté de structures autoritaires, appuyé par le groupe d'études maurrassiennes Res helvetica 1327. Leyvraz se réjouit de cet effort conjoint visant à donner au bloc bourgeois d'union nationale un contenu positif qui veut aller au-delà d'un antimarxisme pur, lequel n'est qu' "une formule de retraite et de débâcle". Le journaliste qui est très pragmatique, prône une ligne claire et efficace : en premier lieu, il faut ‘"absolument offrir au peuple autre chose que la simple défense de l' "ordre" actuel, [c'est-à-dire] non pas un patriotisme de cantine ou un christianisme simplement philanthropique. Ensuite, une active issue de cette doctrine, une action droite, énergique, organisatrice, au lieu de ce pullulement de comités et de toute cette piquette oratoire1328".’
Si Leyvraz apprécie que chrétiens-sociaux et Ordre politique national marchent ensemble, cela signifie-t-il qu'il soit fasciné par Oltramare qui met au premier plan cette restauration de l'ordre que l'éditorialiste appelle si souvent de ses voeux ? Non, comme il le faisait avec Maurras et Mussolini, le rédacteur en chef garde une certaine distance, provoquée par le "paganisme" de ces personnages : ‘"(...) M. Oltramare, c'est un protestant détaché de sa confession, foncièrement sceptique vis-à-vis de la religion, et peu disposé, selon toute vraisemblance, à en prendre le moindre souci. Sa profession de foi rationaliste et positiviste ne nous surprend nullement. Ce qui nous étonne, c'est qu'on ait pu croire un instant, dans certains milieux, qu'un tel chef patronnerait la primauté des valeurs chrétiennes1329".’ En effet, ce leader d'extrême-droite refuse d'asseoir la tradition nationale sur le christianisme; pour Leyvraz, la différence entre traditionalistes chrétiens et incrédules est si profonde qu'il ne pourra faire confiance à Oltramare tant que ‘"les épreuves de la vie [ne l'auront] amené aux sources premières de la tradition helvétique1330"’. Avant de trop s'engager, il faut connaître la "définition ferme et complète de l'Ordre" oltramarien qui paraît suspect aux yeux de Leyvraz, qui lui reproche d'assimiler ‘"le rôle des chrétiens dans la décadence romaine au rôle des Juifs révolutionnaires ou ploutocrates - les autres sont hors de cause - dans la société moderne. Ne voit-on pas que les premiers représentaient une réaction parfaitement saine dans un corps malade, tandis que les seconds sont à l'extrême pointe de nos maux, de notre décadence"’ ? L'ancien militant socialiste qui voyait dans le Christ une figure révolutionnaire a modifié son point de vue, puisqu'il poursuit sa réflexion sur l'Ordre en déclarant : ‘"Il n'y a aucun ferment révolutionnaire dans l'Evangile1331. Il est évident que des esprits égarés peuvent tirer les plus folles conséquences de la doctrine la plus sage. Mais on ne saurait imputer ces égarements à la doctrine elle-même. (...) Par contre, il y a dans le christianisme un ferment de renouvellement. Ce n'est pas du tout la même chose ! L'Ordre, ce n'est pas l'immobilité, car l'immobilité c'est la mort, et la mort est grouillante sous son apparente ridigité1332."’ Dans l'attitude du rédacteur, il y a toujours un besoin profond d'amener les humains à modifier leur regard, à rejoindre un christianisme authentique, à embrasser une dimension spirituelle. Leyvraz lance donc un avertissement : ‘"Vous écartez le mystère chrétien, M. Oltramare. Vous ne voulez que la Raison et l'Intelligence. Prenez garde. Il y a un mystère au fond de toute vie. Vous êtes, vous même, un mystère vivant, par le simple fait que vous êtes un homme. Essayez de restaurer la société sans tenir compte des Mystères divins, de la Révélation. Vous constaterez que la Raison sans Dieu conduit à la folie1333."’ Quelques mois plus tard, Leyvraz dissuadera les patrons et ouvriers d'entrer ‘"dans le sillage de M. Georges Oltramare, auquel les valeurs spirituelles que nous mettons au premier plan sont totalement étrangères, qui est une manière de sous-Daudet à qui nul chrétien digne de ce nom ne peut donner sa confiance1334".’
A l'autre extrémité, il y a Nicole et ses communistes militants, ainsi que Tronchet entouré de ses syndicalistes anarchistes. Au printemps 1932, le tribun socialiste tente d'agrandir sa popularité en présentant un projet en faveur d'un Minimum d'existence, financé par un dégrèvement fiscal qui exonérerait de tout impôt cinquante à soixante mille contribuables de condition modeste. Estimant que les conséquences en seraient désastreuses pour les finances publiques, les députés du Parti, cette fois, ne soutiennent pas la gauche. Pour sa part, Leyvraz voit dans l'initiative rouge une action démagogique qui entraînera Genève dans une situation révolutionnaire. Finalement, en octobre 1932, le projet fiscal est rejeté par le peuple; cuisante défaite pour les initiateurs, cloués une fois de plus au Pilori, l'hebdomadaire d'Oltramare et de l'Union nationale : ‘"Ces vingt mille voix contre un projet de loi monstrueux, c'est la protestation de vingt mille semelles genevoises battant le derrière de Léon Nicole ! Il y a de quoi l'envoyer à soixante-dix kilomètres d'ici dans la fosse à purin de Montcherand où il pourra jeter les bases d'une prochaine république soviétique1335 !".’
De 1930 à 1936, 8 à 10 % de travailleurs seront touchés, chaque année, par un chômage partiel ou total (on compte environ 5.600 chômeurs en 1930 et 8.500 en 1935).
Henri BERRA, cité par René Leyvraz in "Compte rendu de l'Assemblée générale du Parti in-dépendant chrétien-social". Courrier de Genève, 21 mars 1932.
En 1933, le syndicat de la Compagnie Genevoise des Tramways Electriques décrète une "zone de silence" contre les chrétiens-sociaux, en interdisant à tous ses membres d'adresser la parole à l'un de ceux-ci.
JOURNAL DE GENÈVE, cité par Leyvraz in "L'union nécessaire". Courrier de Genève, 24 avril 1931.
"L'union nécessaire", 24 avril 1931, op. cit.
Cf. par exemple "Aux "Iles de la mort" ". Courrier de Genève, 2, 7, 9 et 13 juin 1932.
La personne choisie pour ce poste sera Gaston Bersier qui deviendra le pivot des événements douloureux amenant la rupture de Leyvraz avec le Courrier de Genève.
Pour dépasser le seul cadre catholique et s'ouvrir au maximum, cet organisme est créé en dehors du Cartel chrétien-social. En 1933, il groupera 8 corporations (Travailleurs du bois, des bâtiments, de l'alimentation, de l'hôtellerie, du textile et de l'habillement, des professions juridiques, régies et assurances, des arts graphiques et du livre, de la confiserie-pâtisserie.)
"58e compte rendu de l'Oeuvre pour l'entretien du culte catholique romain dans le canton de Genève, année 1932". Genève : Imprimerie du Courrier de Genève, 1933; p. 10.
Ibid.
"L'union nécessaire", 24 avril 1931, op. cit.
Déclaration d'Henri BERRA, cité par René Leyvraz in "Compte rendu de l'Assemblée générale du Parti indépendant chrétien-social", 21 mars 1932, op. cit.
Ce groupement est formé des jeunes que Leyvraz avait défendus quelques années plus tôt. Oltramare refusant d'asseoir sa doctrine sur la tactique de Maurras, des dissensions interviendront assez rapidement entre lui et certains membres de Res helvetica pour lesquels le spirituel est primordial. Puis, sous l'impulsion d'Oltramare, l'Ordre politique national fusionnera avec l'Union de défense économique en une "Union nationale", munie d'un solide service d'ordre.
"L'union nécessaire", 24 avril 1931, op. cit.
Ibid.
"L'union nécessaire", 24 avril 1931, op. cit.
Leyvraz fait-il une claire distinction entre l'Evangile et l'Eglise ? ou bien les remises à l'ordre de l'évêque freinent-elles son langage ? Dans son édito "Jeunesse, il est temps ..." du 8 juin 1930, il avait écrit : "Tu cherches l'absolu, la doctrine la plus entière, la plus révolutionnaire. Je n'ai pas peur de ce dernier terme. Car, à tout prendre, l'Eglise représente dans le monde moderne établi, parmi les puissances assises et calées du monde moderne, ce qu'il y a de plus profondément révolutionnaire."
"Le christianisme selon le Pilori". Courrier de Genève, 5 juin 1932.
Ibid.
"La leçon du drapeau". Courrier de Genève, 18 novembre 1932.
Le Pilori, 28 octobre 1932. Cité par Roger Joseph, L'Union nationale, 1932-1939, Un fascisme en Suisse romande, op. cit., p. 47. Autre coup dur à encaisser pour la gauche : le même mois, le Comité central du parti socialiste suisse condamne la politique instaurée par Nicole qui, contre l'avis du parti, s'était rendu, en été 1932, au Congrès international contre la guerre, rassemblement fortement dominé par les communistes et utilisé comme tribune de propagande en faveur de la Russie soviétique.