1. LES ÉVÉNEMENTS DU 9 NOVEMBRE 1932

Enhardie par cet échec de la gauche, l'Union nationale menée par OItramare veut démontrer sa force. Par voie d'affiches, elle invite ses partisans à "passer à l'offensive" le 9 novembre, à 20h.30, à la Salle communale de Plainpalais, dans une assemblée publique où ‘"seront mis en accusation les sieurs Nicole et Dicker1336"’. Humilié de sa récente défaite, le parti socialiste réagit très mal; il déclare aux Autorités de la Ville de Genève et de l'Etat décliner toute responsabilité si elles accordent que se déroule, dans un lieu public, ‘"l'acte de basse vengeance politique imaginée par ces Messieurs de l'Union nationale contre le parti socialiste et la classe travailleuse de Genève1337"’; il convoque toutes les forces ouvrières à une contre-manifestation, le 9 novembre, afin ‘"d'enlever à tout jamais aux réactionnaires l'idée d'instruire le procès du parti socialiste, alors qu'ils auraient tant à faire à juger leurs flibustiers-banquiers, leurs affairistes véreux, leurs officiers crapuleux, leurs marchands empoisonneurs publics1338"’. Craignant que des troubles n'éclatent et que la police ne soit submergée, le Conseil d'Etat demande au Département militaire fédéral de lui prêter des recrues, pour assurer le service d'ordre. La troupe est acheminée sur les lieux de la manifestation pour renforcer les barrages, mais elle devrait traverser une foule de plus de dix mille personnes et n'y parvient pas. Nicole aurait alors hurlé : ‘"Ce qu'il faut maintenant pour répondre aux provocations du gouvernement qui a mobilisé contre nous la gendarmerie, la police, l'armée, c'est la révolution. Et que cela ne soit pas seulement une révolution genevoise ou une révolution suisse, mais une révolution mondiale. Camarades ! A bas le gouvernement aux ordres d'un mameluck ! Tous debout pour la révolution1339 !"’ Pris à partie par des manifestants, les soldats reçoivent l'ordre de tirer. Il y aura treize tués et soixante-cinq blessés.

Au petit matin, Genève se réveille dans la stupeur. Au sein de la population, des accusations diverses pleuvent : La droite aurait prémédité de tirer dans la foule pour mettre fin à l'emprise de Nicole et aux succès électoraux des socialistes. Nicole aurait voulu profiter des événements pour faire éclater la révolution1340. Nicole et Oltramare porteraient ensemble la responsabilité de cette tragédie. Pour sa part, le 10 novembre, le Courrier de Genève titre en page 5 : ‘"Soir d'émeute - Genève a vécu hier des heures tragiques - Bilan des provocations des chefs socialistes : 10 morts, 47 blessés."’ Avec, pour commentaire : ‘"Les Genevois auraient parfaitement pu se réveiller ce matin en apprenant que le "Grand soir" était fait et qu'un nouveau gouvernement était installé au pouvoir par le coup de force. Car cette soirée a été réellement une soirée de révolution."’ Leyvraz, dans son édito du 11 novembre, attribue, lui, la responsabilité des événements à Nicole et à son parti; il admet cependant que l' ‘"opportunité du meeting de l'Union Nationale, son utilité et les termes dans lesquels il a été convoqué, tout cela peut se discuter"’. Sa position n'en est pas moins rigoureuse : "Ce qui est par contre hors de toute discussion, c'est le droit strict de tenir un meeting dans une salle pour faire le procès de deux hommes politiques. Nicole, Dicker et leurs comparses ont usé et abusé de ce procédé pendant des années sans que jamais leurs adversaires en fissent le prétexte d'une émeute. On leur a simplement rendu la monnaie de leur pièce. Ils pouvaient continuer le jeu par un contre-meeting. Ils n'avaient ‘"à aucun titre le droit d'organiser une contre-manifestation dans la rue"’. Tout ce qui s'en est suivi leur est directement imputable. ‘"Nicole s'est conduit de la manière la plus criminelle, et si ce drame ne mettait pas fin à sa carrière d'agitateur bolcheviste à Genève et en Suisse, il faudrait désespérer de la clairvoyance et de la fermeté de nos autorités1341."’ Pour l'éditorialiste, les choses sont limpides : Nicole avait indubitablement l'intention de déchaîner une guerre civile. ‘"Nous n'avons jamais contesté au parti socialiste son droit d'action dans le cadre des lois et des prérogatives populaires. Nous lui contestons le droit à l'émeute."’ Quant à l'Union nationale, il ‘"ne peut être question de fascisme dans cette affaire. (...) Le propre du fascisme, c'est de descendre dans la rue et d'y user de violence. Nous sommes loin d'être en tout point d'accord avec l'Union nationale. A bien des titres, nous pouvons dire que ce groupement est fort distant de notre esprit et de nos conceptions. Mais nous estimons qu'il lui est parfaitement permis (...) de flétrir l'action révolutionnaire de Nicole et de Dicker. S'il faut faire une émeute pour panser l'amour-propre de ces deux personnages, nous les enverrons se faire soigner ailleurs1342."’ Le 12 novembre, la grève générale décrétée par la gauche est fermement rejetée par les syndicats chrétiens : ‘"Nous condamnons avec sévérité ceux qui ont pris cette odieuse décision. C'est un crime que de provoquer l'émeute, la lutte des classes, la guerre civile. C'est un crime que de jeter les uns contre les autres, dans une lutte fratricide, les citoyens d'un même pays1343."’

Au lendemain de ces dramatiques événements, Berra fonde - dans le cadre des syndicats chrétiens - l'équipe des Jeunes Travailleurs et Travailleuses, afin de former une élite qui soit "levain dans la masse". En effet, la terrible nuit du 9 novembre a poussé plusieurs de ces jeunes chrétiens à se regrouper pour se dresser désormais contre la meute des Rouges.

Notes
1336.

Jacques Dicker, avocat et militant socialiste, d'origine juive, fait l'objet d'une virulente campagne antisémitique menée par l'extrême-droite.

1337.

Roger JOSEPH. L'Union nationale, 1932-1939, Un fascisme en Suisse romande, op. cit., p. 48.

1338.

Roger JOSEPH. L'Union nationale, 1932-1939, Un fascisme en Suisse romande, op. cit., p. 48.

1339.

Léon NICOLE, cité par René Leyvraz in "Après l'émeute". Courrier de Genève, 11 novembre 1932. Au lendemain de cet événement, Nicole aurait déclaré devant le Tribunal : "Je n'ai jamais prêché la révolution. J'ai seulement dit que la révolution était une nécessité : c'est donc une infamie de dire que j'ai voulu la violence. Je suis trop intelligent pour vouloir la révolution à Genève avant qu'elle n'éclate dans le monde entier." Propos cités par René Leyvraz in "Liquidation d'une politique". Courrier de Genève, 13 novembre 1932.

1340.

Léon Nicole est arrêté le lendemain de l'émeute pour avoir attenté à la sûreté de l'Etat. Remis en liberté provisoire en janvier 1933 pour raison de santé, il sera jugé en mai avec 17 autres accusés. Reconnu coupable par les Assises fédérales, il est condamné en juin, à l'unanimité, à 6 mois de prison.

1341.

"Après l'émeute", 11 novembre 1932, op. cit.

1342.

Ibid.

1343.

Cité par René Leyvraz, ibid.