2. LA LUTTE CORPORATISTE, SOCIALE ET POLITIQUE

Le 3 février 1933, afin d'avoir peut-être une plus grande autonomie que celle dont ils disposent au Courrier de Genève pour leur combat syndical et politique, les Syndicats chrétiens et la Fédération genevoise des corporations créent leur propre organe de presse, La Liberté syndicale 1344 dirigée par Berra. Les buts exposés sont les suivants : faire entendre la voix des travailleurs, défendre leurs intérêts légitimes, leur rappeler leurs devoirs, protester contre l'exploitation, réaliser la corporation et la collaboration des classes, constituer un lien entre l'ouvrier, son syndicat et tous les membres des fédérations, être ‘"une arme pacifique et conquérante1345"’. En fait, il s'agit aussi d'être un outil de propagande et de lutte syndicales qui puisse s'opposer au Travail de manière polémique, soit par l'écrit, soit par les caricatures corrosives d'un Noël Fontanet qui se moque tour à tour (tant dans la Liberté syndicale que dans le Pilori) des communistes, des francs-maçons, des capitalistes juifs, reprenant ainsi des thèmes chers à l'extrême-droite. Au fil des mois, si beaucoup de syndicalistes chrétiens-sociaux apprécieront le style combatif du journal, d'autres reprocheront à Berra d'exprimer ‘"d'une manière un peu trop crue les sentiments qui animent les milieux ouvriers1346".’

Leyvraz voit-il aussi pour lui, au travers de cet hebdomadaire, un moyen d'exprimer ses sentiments et ses convictions, sans être régulièrement remis à l'ordre par l'évêque ou par certains lecteurs du Courrier de Genève ? En tout cas, à partir de mai 1933, il collabore (d'abord de manière sporadique) à la Liberté syndicale. Par son apport, il insufflera à ce journal virulent - avant d'y travailler comme rédacteur en chef - une note chrétienne, spirituelle et militante profonde. ‘"Battons-nous quand il le faut, mais que jamais la haine ne germe dans notre coeur ! Que jamais nos armes ne soient trempées dans ce poison ! Que la charité nous en garde au plus fort du combat, afin que nous puissions chanter l'hymne de Noël au milieu même de l'âpre mêlée (...)1347."’ Toujours, il plaidera pour établir la corporation et la collaboration sur des bases de justice et de dignité humaines, pour refaire le métier et non la révolution, pour ‘"travailler en priant, mettre dans la prière tout l'honneur du travail, mettre dans le travail la foi de la prière1348".’

Peu à peu, grâce à la combativité des syndicalistes chrétiens-sociaux et aux écrits de Leyvraz, l'idée fait son chemin d'organiser le canton et la Suisse sur une base corporative (comme en Italie, mais de manière libre). Au printemps 1933, le parti démocratique demande à son comité d'envisager ce système économique et social, et décide de lui accorder son appui pour en stimuler le développement. Les radicaux, aussi, en étudient l'application; admettant qu'un tel régime peut conduire à la paix sociale, ils encouragent trois Conseillers d'Etat à participer à une réunion du Conseil des métiers de la Fédération genevoise des corporations. Les souhaits exprimés depuis longtemps par Leyvraz sont exaucés; Berra jubile : Alors qu' ‘"il y a peu d'années encore, la Corporation était l'objet des railleries des "partis d'ordre", [voilà que maintenant], (...) des hommes venus de tous les milieux l'ont acclamée. Elle a fait des progrès prodigieux dans les milieux politiques et gouvernementaux. Les démocrates, les radicaux et l'Union Nationale s'en réclament. Nous constatons un élan de sympathie ou de curiosité vers nos doctrines et notre mouvement1349".’

Mais la proximité des élections amène les chrétiens-sociaux à vouloir conserver une certaine emprise et à maintenir leurs distances face aux autres partis, surtout l'Union nationale. Ainsi, lorsqu'en septembre, cette Union demande à la Fédération genevoise des corporations de pouvoir organiser une manifestation en faveur du corporatisme, et convie l'abbé Savoy à donner une conférence sur ce thème, les chrétiens-sociaux refusent car ils décèlent dans cette démarche des visées électorales qui pourraient leur porter ombrage : ‘"(...) une telle conférence doit s'organiser chez nous et par nous, sans aucune accointance avec un parti politique, afin que nous gardions le monopole de l'idée corporative1350"’. Le Parti adopte une attitude similaire à celle des chrétiens-sociaux et écrit à André Savoy, en espérant qu'il refusera l'invitation de l'Union Natio-nale ‘: "Vous n'ignorez pas la situation dans laquelle nous nous trouvons : la période électorale vient de commencer, et votre concours apporté en ce moment à l'U.N. aurait sur nos électeurs l'effet désastreux que vous pouvez bien imaginer. Vous n'ignorez pas également que l'U.N. semble réserver à M. Berra les meilleurs de ses coups, et la simple lecture de l'Action Nationale 1351 ou du Pilori pourra vous dicter, mieux que je pourrais le faire moi-même, la conduite à avoir en de telles circonstances1352."’ Le 13 octobre, ce sont donc les seuls chrétiens-sociaux qui organisent, avec succès, une assemblée publique destinée à présenter les diverses réalisations de la corporation, et à prôner l'organisation de la profession, sur la base de la formule défendue par Savoy : ‘"Le syndicat libre dans la profession organisée".’

Mais si la droite semble favorable à ce système, la gauche, elle, le combat. Le 6 décembre, lors d'un débat public et contradictoire opposant Berra au socialiste modéré Rosselet, de vifs affrontements éclatent, dans une atmosphère empoisonnée par les communistes et anarchistes qui ont décidé de "bâillonner" le leader chrétien-social. Le Travail du 8 décembre commente l'événement : ‘"(...) si le secrétaire chrétien-social avait davantage maîtrisé ses nerfs à certains moments, le "chahut" - puisqu'il est convenu de l'appeler ainsi - aurait été réduit à sa plus simple expression"’. En effet, Berra, celui que l'on surnomme "le Lion", a violemment critiqué les arguments développés par Rosselet, à savoir que la corporation n'était qu'une utopie, un système inapplicable dans une économie moderne où le machinisme, par exemple, exige des investissements qu'aucun petit patron ne peut engager à lui seul; dès lors, le corporatisme ne pourrait se développer que dans des sphères économiques restreintes et défavorisées tant du côté du patronat que des travailleurs.

Autre point de friction entre les militants catholiques et l'Union nationale1353, l'invitation adressée par cette formation à Gonzague de Reynold (*), écrivain et professeur à l'Université de Fribourg, sollicité pour donner une conférence sur l'éducation de l'enfant. Toujours soucieux de récolter des voix, le parti indépendant et chrétien-social va jusqu'à alerter le président du parti Conservateur suisse auquel il se rattache : ‘"Pourriez-vous me faire savoir si la personnalité en question adhère toujours au Parti, ou s'il a donné son adhésion aux Fronts ? Je trouve en effet inadmissible qu'un homme de la valeur de M. de Reynold vienne ici favoriser la propagande de l'U.N., parti qui semble mettre tout en oeuvre pour mordre dans nos rangs."’ Il conviendrait donc d'avertir Reynold ‘"du danger que présente une telle manière de faire. Nous sommes arrivés après beaucoup de peine à intéresser nos intellectuels aux luttes politiques genevoises. Salevia nous est acquise; aussi vous avouerez que l'instant est mal choisi pour un membre de la S.E.S. et brillant intellectuel de venir pérorer [sic !] dans une assemblée organisée par un parti politique autre que le nôtre1354."’

On l'aura compris : 1933 est une année électorale fébrilement préparée par les chrétiens-sociaux auxquels Leyvraz apporte son soutien d'éditorialiste. La masse d'articles sur les élections transforme, en fait, le Courrier de Genève en journal du parti indépendant chrétien-social, même si ce dernier prend bien soin de préciser que ‘"tout en demeurant son organe, le Courrier n'est pas la propriété du Parti1355"’. Imitant les socialistes et suivant la proposition formulée par Berra, les indépendants chrétiens-sociaux engagent, en mars, un secrétaire permanent, Gaston Bersier. En outre, ils créent une section "Jeunesses" qui, en vue des élections, convoque par ces mots une large assemblée : ‘"En répondant en masse à notre "Appel au Combat", vous montrerez à vos aînés qu'ils peuvent compter sur une jeunesse ardente et disciplinée. Le Pays a besoin d'hommes de courage, soyons de ceux-ci1356"’. La convocation atteint son but puisque, lors des Assises du Parti, le président Déthiollaz se réjouit de ce que la jeune génération adhère à un idéal chrétien et proclame le droit d'être patriote. Un nouveau "Programme économique et social" est adopté; il se veut non seulement ‘"conforme à la véritable tradition helvétique, comme aux exigences de l'esprit chrétien"’, mais encore répondant ‘"exactement aux besoins réels et actuels du peuple suisse1357"’. On le voit, l'idée corporatiste pousse les membres du Parti à élargir maintenant leur regard au pays tout entier, en multipliant les mots tels que "patrie" et "patriotes". Unanimement, tous proclament ce qui deviendra leur devise : ‘"Nous voulons une Suisse chrétienne, fédéraliste et corporative."’ Et Leyvraz s'y associe en plaidant pour cette Suisse chrétienne qui doit retrouver, dans ses racines, la foi et le labeur des anciens, l'ordre d'antan, les préceptes du Christ dont il cite ces mots : ‘"Vous aurez des tribulations dans le monde; mais prenez courage, car j'ai vaincu le monde1358 !’" Puis il les commente : ‘"Le Christ nous a laissé cette parole que je ne me lasserai pas de vous répéter, que je voudrais voir écrit (sic) en lettres de feu dans vos coeurs et dans vos âmes1359."’ Pour Leyvraz, le symbole premier de cette Suisse chrétienne c'est son drapeau rouge marqué de la Croix blanche, étendard qu'il faut ‘"maintenir haut et ferme (...), de manière qu'il demeure un signe de ralliement pour toutes les âmes assoiffées de vérité complète, de salut véritable et de paix assurée1360"’. Le journaliste plaide également pour une Suisse fédéraliste qui, grâce au respect d'une tradition ancestrale, doit conserver sa diversité de langues, de religions, de coutumes et d'institutions. Plus tard, pris à partie par des adversaires qui voient dans le slogan ‘"Nous voulons une Suisse chrétienne, fédéraliste et corporative" le rétablissement d'une religion d'Etat, Leyvraz s'expliquera : Pour lui, ce christianisme obligatoire n'implique aucune contrainte spirituelle; il s'agit simplement de demander "aux lois, aux institutions, de former un ordre social chrétien, mais non pas d'imposer aux citoyens un credo uniforme1361".’

La bataille électorale sera âpre. Les reproches contre le Parti confessionnel pleuvent, tant à gauche qu'à droite. Nicole déclare : ‘"Le nouveau régime politique que nous voulons pour Genève doit permettre d'écarter non point les catholiques, leur croyance est aussi respectable que celle des calvinistes, mais un parti confessionnel qui a trop longtemps jeté le trouble dans les affaires politiques du canton. Il faut que cessent un chantage et des hypocrisies qui n'ont que trop duré. Que Berra et Leyvraz1362 se le tiennent pour dit1363."’ De son côté, Leyvraz relève que l' "Union nationale, qui veut tout renouveler, reprend à son compte cette vieille rengaine maçonnique et marxiste : ‘"Le peuple, (...) est trop intelligent pour ne pas savoir que, dans les nations qui nous environnent, les partis confessionnels ont dû être écartés par le corps électoral, las d'être démembré"1364."’ S'inspirant peut-être de l'Action catholique, le rédacteur réplique en établissant une distinction des plans : ‘"Il y a deux plans que nous ne confondrons jamais. Nous travaillons à instaurer un ordre politique et social chrétien. Nous travaillons, d'autre part, comme catholiques militants, à gagner à l'Eglise de nouvelles âmes. (...) Jamais la pensée ne nous a effleuré (sic) de conquérir le pouvoir politique pour provoquer des ralliements massifs par voies de coercition. Ce sont des méthodes qui peuvent convenir au nazisme ou au fascisme; il faudrait être insensés pour les transposer sur un plan religieux. Nous ne songeons pas un instant à mêler notre action religieuse aux contingences brutales des luttes politiques. C'est une pensée qui nous est intolérable1365."’

Au moins, les partis bourgeois se reconnaissent-ils un ennemi commun, la gauche qui prétend conquérir la majorité. Pour les indépendants chrétiens-sociaux, la direction à suivre est nette : ‘"Nous sommes antimarxistes. Notre devoir est donc tracé. Sous notre drapeau, nous participerons à la lutte contre l'extrême-gauche. Nous ne pouvons tolérer qu'elle prenne le gouvernail, parce que nous savons ce qu'il en coûterait à la cause chrétienne comme au mouvement corporatif1366."’ Malgré cette unanimité, la situation des catholiques reste délicate et leur responsabilité immense. Comme le note Leyvraz, prises entre les Fronts (qui, quoi qu'on en pense, agissent dans la vie nationale "comme un véritable ferment1367") et l'extrême-gauche, ‘"les forces catholiques occupent une position qui risque de devenir de plus en plus difficile - et de plus en plus importante. Il faut qu'elles fassent entendre fortement leur voix dans la mêlée, pour que cette voix soit la messagère efficace des solutions chrétiennes hors desquelles il n'y a ordre ou équilibre qui tiennent1368".’

En résumé, la position de Leyvraz est la suivante : il opte pour l'ordre, tout en se tenant à distance de l'extrême-droite dont les thèses ne sont pas chrétiennes; et il continue de lutter contre l'extrême-gauche à cause de sa violence, de son antipatriotisme, et de son combat contre le christianisme.

Notes
1344.

Dès janvier 1935, La Liberté syndicale publiera un Numéro agricole pour rapprocher les classes rurale et citadine. Les ouvriers chrétiens-sociaux du Valais et le Cartel vaudois feront de cet organe leur journal officiel. Tiré à sa création à 2.800 exemplaires, il dépassera les 10.000 en 1936.

1345.

Henri BERRA. "Notre journal". Liberté syndicale, No 1, édito du 3 février 1933. L'action menée par cet hebdomadaire est efficace puisque la Fédération des syndicats chrétiens et corporatifs compte, en juin 1934, 6.208 membres, et les syndicats patronaux chrétiens 499.

1346.

Françoise EMMENEGGER. Le mouvement chrétien-social à Genève de 1919 à 1936, op. cit., p. 114.

1347.

"Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté". Liberté syndicale, 21 décembre 1934.

1348.

"Le coeur à l'ouvrage". Liberté syndicale, 12 mai 1933, p. 2.

1349.

Henri BERRA, cité par René Leyvraz in "Les Assises du Parti Indépendant et Chrétien-Social". Courrier de Genève, 30 octobre 1933.

1350.

Cité par Françoise Emmenegger. Le mouvement chrétien-social à Genève de 1919 à 1936, op. cit., p. 98.

1351.

Créé le 25 janvier 1933, cet hebdomadaire a remplacé le Citoyen, organe de l'Union de Défense économique.

1352.

Copie (non signée) de la lettre du PARTI INDÉPENDANT ET CHRÉTIEN-SOCIAL à l'abbé André Savoy, 5 septembre 1933. Archives du Parti, Genève.

1353.

Durant les années chaudes, l'Union nationale organise ses réunions au Victoria-Hall, grande salle genevoise de spectacles. Outre Gonzague de Reynold, seront également invités Léon Daudet, Léon Degrelle, Charles Maurras, Rolf Henne (leader des Fronts suisses-allemands), ainsi que l'ancien Conseiller fédéral indépendant chrétien-social, Jean-Marie Musy, dont les thèses sont souvent assimilées à celles de l'extrême-droite.

1354.

Copie d'une lettre (non signée) du PARTI INDÉPENDANT ET CHRÉTIEN-SOCIAL au Dr Cavelti, 6 septembre 1933. Archives du parti indépendant et chrétien-social, Genève.

1355.

Gaston BERSIER. "Parti Indépendant et chrétien-social. Pour notre journal". Courrier de Genève, 30 mars 1933, p. 1.

1356.

"Appel au combat", circulaire du 18 octobre 1933. Archives du parti indépendant et chrétien-social, Genève.

1357.

"Journée des Jeunesses". Courrier de Genève, 7 juillet 1933.

1358.

Jn 16,33 : "Je vous ai dit cela, pour qu'en moi vous ayez la paix. En ce monde vous faites l'expérience de l'adversité, mais soyez pleins d'assurance, j'ai vaincu le monde !".

1359.

"Le devoir civique des chrétiens". Courrier de Genève, 14 avril 1935.

1360.

"L'effort nécessaire". Courrier de Genève, 18 mars 1934.

1361.

"Le "christianisme obligatoire". Y a-t-il un ordre chrétien ?". Courrier de Genève, 10 février 1935.

1362.

Les deux hommes ont à nouveau présenté leur candidature pour ces élections.

1363.

Léon NICOLE, cité par Leyvraz in "La bataille décisive". Courrier de Genève, 25 oct. 1933.

1364.

René LEYVRAZ. "La bataille décisive", ibid.

1365.

"Vers les élections cantonales". Courrier de Genève, 22 septembre 1933.

1366.

Ibid.

1367.

"Vers l'apaisement ?". Courrier de Genève, 1er septembre 1933.

1368.

"A notre aide !". Courrier de Genève, 14 juin 1933.