3. GENÈVE LA ROUGE

Malgré les éditos de Leyvraz et l'effort déployé par le Parti, les résultats de l'élection du Grand Conseil des 4 et 5 novembre 1933 marquent la défaite des bourgeois et une nouvelle victoire des socialistes qui seront quarante-cinq députés (+ huit) à siéger dans l'hémicycle; il ne leur manque que six voix pour avoir la majorité absolue. Les indépendants chrétiens-sociaux obtiennent treize sièges (- un); l'Union nationale neuf (c'est-à-dire six de moins que l'Union de défense économique qu'elle a remplacée); les démocrates quatorze (+ deux) et les radicaux dix-neuf (- trois). Le socialiste Rosselet déclare : ‘"Ce qui nous réjouit, c'est que ceux qui pouvaient apparaître comme les sauveurs de la bourgeoisie, les chrétiens-sociaux, ont payé leur trahison en essuyant une défaite. Ils apprennent qu'on ne fait pas marcher les banquiers, les régisseurs et les ouvriers sous un même drapeau1369"’, allégations qui seront, bien entendu, réfutées par Leyvraz (qui a été réélu).

La question de la répartition proportionnelle rejaillit lors des élections du Conseil d'Etat. Les indépendants chrétiens-sociaux, qui avaient proposé ce système en 1931, se trouvent maintenant devant un dilemme; face aux risques d'hériter d'un gouvernement "marxiste", le Parti quitte sa position proportionnaliste; il se rallie à la liste d'union nationale1370 en proposant, une nouvelle fois (et sans tenir compte de son précédent échec), son candidat Berra. Les quatre noms présentés par les socialistes passent, ainsi que deux radicaux et le démocrate. Malgré le soutien journalistique de Leyvraz, Berra essuie une nouvelle défaite. La gauche est désormais au pouvoir. Nicole, le leader emprisonné au lendemain du 9 novembre1371, honni par la droite et qui vient de finir de purger sa peine, se retrouve chef du gouvernement. Voici Genève ‘"asservie à l'ennemi, le pire, celui des Sans-Pays et des Sans-Dieu1372"’, déplore L'Action nationale. Les séances du Grand Conseil seront fort agitées, l'hostilité désormais marquée entre les indépendants chrétiens-sociaux et la gauche créera rapidement des conflits1373. Cette fois, les partis bourgeois referont leur unité sur le dos du gouvernement socialiste.

Et comment l'Eglise catholique se situe-t-elle au milieu de cette tourmente ? Lors de l'Assemblée générale de 1933, Mgr Petit (*)1374 - qui a succédé, en juin 1932, comme vicaire général au chanoine Tachet des Combes1375 - salue l'évêque (dont "le jugement est toujours si droit et si pondéré") comme le Père des catholiques genevois, si réconfortés de le voir et de l'entendre en cette année ‘"où les esprits sont des plus agités. Il arrive parfois à vos diocésains de Genève d'être un peu turbulents. Depuis quelques mois, l'effervescence et l'agitation règnent parmi nous ! Mais comment pourrions-nous rester impassibles, sous la pluie de projectiles de tout calibre dont essaient de nous accabler certains de nos adversaires ? (...) si les loups abusent et veulent emporter et dévorer les brebis, est-il interdit à celles-ci de leur opposer la plus vive résistance, puisque si la douceur est une vertu, la force en est une autre et que si le Christ est l'Agneau de Dieu, il est également le Lion de Juda1376"’ ? Ces paroles montrent que, bien que particulièrement favorable à l'Action catholique, le vicaire général ne réprouve pas, pour l'instant, la lutte menée par les chrétiens-sociaux. Mais il poursuit en rappelant que, face aux adversaires, l'amour doit demeurer : ‘"nous sommes profondément affectés de cette réelle misère des uns (...) et de cet abus de jouissance de la part des autres"’. De plus, rien n'empêche l'Eglise de prier pour ce gouvernement de gauche dont la tâche est surhumaine. Alors que, jusqu'à présent, il avait toujours recommandé le respect des gouvernements en place, dans son allocution, Mgr Besson rend ses auditeurs attentifs à deux dangers : la haine des sans-Dieu et la combativité de l'irréligion. Avec la gauche au pouvoir, l'évêque peut espérer que les chrétiens-sociaux ne s'allieront plus aux socialistes ... Pourtant, avec une certaine fermeté, il leur demande de rester ‘"sur le garde à vous. Certes, votre évêque ne cesse de vous recommander la modération; ceux qui suivent ses ordres ou ses conseils seront toujours les actifs artisans de la paix. Votre évêque pense, aujourd'hui comme hier, que l'union loyale entre chrétiens et patriotes demeure possible et qu'il faut tout mettre en oeuvre pour la promouvoir. Il n'en est pas moins persuadé qu'avec les ennemis du Christ et de la Patrie, avec ceux qui veulent arracher le Christ aux âmes et détruire la notion même de Patrie au coeur des citoyens, tout compromis serait une lâcheté. (...) Nous ne pouvons pas méconnaître la menace antireligieuse qui s'avance ni rester impassibles devant le péril"’. Dès lors, il est indispensable que les catholiques demeurent non seulement unis entre eux, mais aussi à leur clergé qui, ‘"seul, a mission pour donner le mot d'ordre, quand il s'agit d'action catholique"’. Puis l'évêque avertit ses fidèles par une conclusion qu'il utilisera souvent : ‘"On veut vous détacher du Christ en vous détachant de l'Eglise : vous resterez fidèles au Christ en restant fidèles à l'Eglise (...)1377."’

Notes
1369.

Charles ROSSELET, cité par Leyvraz in "Notre heure viendra". Courrier de Genève, 10 novembre 1933.

1370.

Celle-ci espère obtenir 5 sièges en présentant 3 radicaux, 1 démocrate et 1 chrétien-social.

1371.

Dans son ouvrage L'Union nationale 1932-1939, Un fascisme en Suisse romande, op. cit., p. 55, Roger JOSEPH estime que la victoire de la gauche est moins due à "l'auréole de martyr" de Léon Nicole qu'au choix malheureux de l'impopulaire Berra. Une fois encore, les indépendants chrétiens-sociaux ont mal évalué la situation.

1372.

L'ACTION NATIONALE, 9 décembre 1933, citée par Roger Joseph, L'Union nationale 1932-1939, Un fascisme en Suisse romande, op. cit., p. 54.

1373.

Par exemple, le 5 février 1934, suite au licenciement, décidé par le gouvernement socialiste, de Marius Constantin, directeur de l'Office cantonal du chômage, une campagne de protestation orchestrée par les chrétiens-sociaux donne lieu à de sérieuses bagarres.

1374.

Il semble qu'avant la désignation du nouveau vicaire général, le Nonce ait consulté J.-E. Gottret. On peut dès lors penser qu'en suggérant de nommer Mgr Henri Petit, Gottret choisissait un ecclésiastique plus proche de la ligne "indépendante" que de la "chrétienne-sociale" du Parti.

1375.

Le Courrier de Genève a annoncé ce départ le 27 mai 1932 ("La démission de M. le Vicaire général Tachet") en soulignant qu'il perdait un ami plein de sollicitude pour l'oeuvre de la presse. Malade, le chanoine Pierre Tachet des Combes est décédé en mai 1933.

1376.

"59me compte-rendu (sic) de l'Oeuvre pour l'entretien du culte catholique romain dans le canton de Genève, année 1933". Genève : Imprimerie du Courrier de Genève, 1934; pp. 1 et 2.

1377.

"59me compte-rendu de l'Oeuvre pour l'entretien du culte catholique romain, op. cit. p. 11.