4. LA MONTÉE DES FRONTS

La situation politique, économique et sociale provoque un durcissement des Fronts, réaction que l'éditorialiste suit avec attention, non seulement à Genève mais aussi en France; ainsi, son rejet du marxisme l'amène à exprimer sa sympathie pour certains pourfendeurs de la gauche, tels par exemple Pierre Gaxotte dont les articles écrits dans la revue Je suis partout sont quelquefois évoqués par Leyvraz, à partir de 1934.

Pour constituer des Fronts et pour mobiliser des foules, il faut des personnalités emblématiques qui drainent derrière elles, par leurs discours et leur fermeté, tous les mécontents et tous ceux qui sont prêts à se lancer dans la lutte afin d'instaurer une société qui corresponde à leur idéal et à leur vision du monde. A Genève, deux leaders charismatiques s'imposent aux extrêmes : Oltramare à droite et Nicole à gauche.

C'est en 1934 que, sous l'impulsion de Georges Oltramare, l'Union nationale adopte le salut fasciste "à la romaine" ainsi qu'un costume pour les défilés : chemise grise, cravate bleu foncé et béret sombre. Un cérémonial imposé par son leader jalonne toute manifestation : Chant, salut au drapeau, remise d'insignes, serment de fidélité sont autant de rites qui veulent affirmer l'ordre, la discipline, l'obéissance. Toujours, au terme des conférences organisées dans la grande salle du Victoria Hall et qui regroupent jusqu'à deux mille personnes, Oltramare se lève; fortement appuyé sur la table, les deux poings serrés, il parle. Orateur médiocre, il parvient tout de même à déchaîner l'enthousiasme; l'air décidé, poussant son menton en avant, chacune de ses phrases est ponctuée d'applaudissements et d'encouragements retentissants, grâce à ses talents de charmeur (en 1927-1928, il a tourné dans deux films de Jean Choux). D'une voix de comédien, il déclame son discours qui se termine dans un cri rauque. Soulevée, la foule qui veut rappeler son enracinement dans la patrie et se proclamer sous la protection de Dieu, entame alors d'un seul coeur l'hymne genevois par excellence, le Cé què l'aino 1378 :

Cé què l'aino, le Maître dé bataille
Que se moqué et se rit dé canaille
A bin fai vi pè on desando né,
Qu'Il étivé Patron dé Genevei 1379

Contrairement à son adversaire politique, Léon Nicole, lui, est un polémiste redoutable, un tribun qui, depuis son accession au pouvoir, représente une menace pour une grande partie de la population : ‘"(...) solide, élancé sur ses jambes, mais légèrement voûté, râblé vers le haut (...), le crâne dégarni, brillant sous les feux, le sourcil en circonflexe (...) immobile, sans l'ombre d'un sourire, comme attendant que [les cris finissent] pour qu'il puisse commencer".’ Après les ovations, un silence profond s'installe au sein d'une foule qui va jusqu'à regrouper quatre mille personnes. Ses premiers mots sont comme ‘"un murmure, mais chargé d'explosif déjà, un commencement de phrases"’. En crescendo, le ton monte ... ‘"et, soudain, sur une expression, une attaque, le rappel rauque d'une infamie de la gent capitaliste et d'un scandale financier (...)1380".’

Parmi les leaders charismatiques, on pourrait aussi inclure Berra qui a fondé les Jeunes Travailleurs1381, emmenés par André Ruffieux (*); "librement disciplinés", ils déclaraient, lors de la Journée des Jeunesses en été 1933 : ‘"Les Fronts ont du bon et du mauvais (...). Nous ne voulons ni de chemises brunes, ni de chemises noires; nous ne voulons pas davantage de croix gammée sur notre sol ... (...)1382."’ Pourtant, dès 1934, ils arborent dans les manifestations des chemises vertes en réclamant un nouvel ordre politique et social, présentant des revendications tant nationalistes que syndicalistes. Mobilisés pour défendre la famille, la patrie, la foi chrétienne, ils ne sont pas obligatoirement syndiqués. En revanche, tous rêvent d'instaurer la corporation. Comme pour ce qui concerne les militants du Parti, les Jeunes Travailleurs ont aussi adopté pour devise "Une Suisse chrétienne, fédéraliste et corporative" qui leur confère donc une certaine couleur politique, même s'ils prétendent défendre une ligne purement sociale et syndicale.

Autre mouvement proche de la droite, celui des Petits-fils de Toepffer1383 qui, clandestinement, derrière le caricaturiste Noël Fontanet, regroupe dès 1934 une équipe de jeunes distrayant les Genevois par des farces bannissant toute violence (on comptera jusqu'à soixante-dix actions) qui, tels des canulars estudiantins, tournent en dérision Le Travail et le gouvernement socialiste1384. Par exemple, dans la nuit du 31 juillet au 1er août 1934, sous le titre Nicoléon ler (surnom qui restera attribué à l'homme d'Etat qu'est devenu Léon Nicole), ils dressent dans la Rade de Genève une immense statue de bois, de trois mètres de haut, représentant le leader de la gauche, coiffé d'un bicorne et tenant en mains une proclamation !

Et la violence tant verbale (presse et affiches) que physique monte de plus en plus. Dans les manifestations, l'extrême-droite est armée de matraques, alors que les socialistes ont chaussé leurs souliers militaires à clous et à tricounis. Expéditions punitives se soldant par des blessures, et condamnations deviennent lot courant. Les tensions s'exacerbent, la nervosité plane sur les séances du Grand Conseil où les injures s'échangent par-dessus les bancs. Pour suivre les instructions du septième Congrès de la IIIe Internationale, les dirigeants communistes genevois adoptent, dès 1935, la tactique unitaire du Front populaire, bientôt alimentée aussi par les socialistes et les anarchistes. La guerre est déclarée puisqu'on peut alors lire dans L'Action nationale : ‘"Finie la mansuétude, fini le fair play. Nous prenons des otages. Non pas de ces malheureux abrutis de paroles imbéciles, mais des chefs, des meneurs, les véritables criminels. Cette racaille ne fera pas la loi chez nous ! Nous chasserons à coups de trique le ramassis de voyous, de repris de justice et d'apprentis assassins qui déshonorent Genève1385".’

Notes
1378.

Ce chant, en patois du XVI-XVIIe siècle, célèbre la victoire des Genevois protestants qui, une nuit de décembre 1602, avaient réussi à mettre en déroute les troupes envoyées par le duc de Savoie Charles-Emmanuel, pour reprendre, par surprise, la cité de Calvin.

1379.

On peut donner comme traduction : "Celui qui est là-haut, le Maître des batailles, qui se rit et se moque des canailles, a bien fait voir, par une nuit de décembre, qu'il était le Patron des Genevois."

1380.

Georges HALDAS. Boulevard des Philosophes, cité par Claude Torracinta in Le Temps des Passions, Genève 1930-1939. Genève : Tribune Editions, 1978; p. 31. Collection TV.

1381.

Ce mouvement connaît une certaine progression : les jeunes sont 90 en mai 1933 et 152 en novembre 1934. Son organisation, assez disciplinée, la fera suspecter de sympathies pour l'extrême droite. Pourtant, ses activités (qui ne sont axées ni sur les manifestations, ni sur les bagarres) ne doivent pas être comparées avec celles des Fronts.

1382.

"Compte rendu de la Journée des Jeunesses". Courrier de Genève, 7 juillet 1933.

1383.

Rodolphe Toepffer (1799-1846), écrivain né à Genève, se consacra d'abord à la peinture qu'il dut abandonner à cause de problèmes de vue, pour devenir directeur d'un pensionnat puis professeur de rhétorique aux Belles-Lettres, à l'Académie de Genève. Toepffer peut être considéré comme le créateur de la bande dessinée qu'il traite de manière très fantaisiste et comique.

1384.

Il semble que ce mode d'action, mené sous le signe de la dérision et qui remporte un vif succès dans la population, constituera un des éléments essentiels de la défaite du gouvernement Nicole, en 1936.

1385.

L'Action Nationale, citée par Claude Torracinta. Le Temps des Passions, Genève 1930-1939, op. cit., p. 101.