La réflexion de 1929 sur les relations entre le Courrier de Genève, le Parti, les chrétiens-sociaux, l'Action catholique et la hiérarchie a été alimentée par l'encyclique promulguée par Pie XI le 26 juin 1931, Non abbiamo bisogno, contre la conception totalitaire des droits et du rôle de l'Etat fasciste, en lien avec l'Action catholique, document que Leyvraz a consciencieusement présenté et analysé. De l'accord passé deux mois plus tard entre le Vatican et le gouvernement italien, l'éditorialiste a retenu, entre autres, deux aspects; d'abord que l'Action catholique italienne doit se tenir à l'écart de toute action politique. Ensuite qu'elle ‘"ne s'occupe pas, dans son programme, de la constitution d'organisations professionnelles et de syndicats corporatifs1389"’. Le journaliste a relevé toutefois qu' ‘"il est acquis que l'on peut, au sein de l'A.C., se grouper par professions, mais "pour des buts exclusivement spirituels et religieux"1390".’
A Genève, le développement de l'Action catholique amène peu à peu l'Eglise vers une spécialisation de ses divers Mouvements, afin d'établir une certaine cohérence, particulièrement en ce qui concerne l'action sociale. Le Cartel chrétien-social genevois renonce alors à regrouper toutes les Sociétés catholiques, pour se confondre toujours plus avec la Fédération genevoise des syndicats chrétiens, ce qui lui permettra de consacrer dorénavant toute son attention et ses activités aux problèmes de politique sociale et d'organisation professionnelle. Les tensions qui montent entre la hiérarchie et les chrétiens-sociaux sont non seulement dues aux orientations prises par Berra qui, fort de la distinction établie entre Action catholique et action politique ou syndicale, n'entend pas se soumettre à l'Eglise; mais aussi à la rivalité réciproque qui oppose les militants des deux camps.
A Genève, en effet, de vives tensions opposent particulièrement, depuis 1932, la Jeunesse ouvrière catholique et les chrétiens-sociaux, parce qu'ils sont fortement divisés sur leurs conceptions quant à l'action temporelle des chrétiens. Dans cette JOC en genèse1391 qui veut rechristianiser le milieu ouvrier par une action militante de la base, les aumôniers peinent à distinguer entre, d'une part, ce qui émane de la personnalité profonde des jeunes travailleurs et "de leur vraie rencontre intérieure avec le Christ" et, d'autre part, ce qui dépend des faits concrets abordés, lesquels relèvent ‘"plutôt des problèmes sociaux ou politiques à résoudre temporellement1392"’. Pour sa part, tout en étant très proche des chrétiens-sociaux, Leyvraz considère la Jeunesse ouvrière catholique avec sympathie. A plusieurs reprises1393, parce qu'il partage certainement cette vision, il citera les paroles de Pie XI à l'abbé Cardyn, fondateur de la JOC : ‘"Le grand scandale du XIXe siècle, c'est que l'Eglise, en fait, a perdu la classe ouvrière."’
Berra, lui, n'admet pas ces distinctions structurelles et internes à l'Eglise parce qu'elles font perdre leur efficacité aux causes qu'il défend. Il estime que si ‘"les catholiques de Genève, pratiquants ou non, chrétiens-sociaux, parti politique indépendant et chrétien-social formaient un bloc, ils auraient dans le pays une puissance énorme1394"’; il voudrait que la Jeunesse ouvrière catholique se syndique, et qu'elle rattache son secrétariat à celui des syndicats chrétiens. L'abbé Maréchal, aumônier du Mouvement, refuse cette proposition, persuadé que, dans cette époque bouleversée, la JOC doit ‘"au Christ de n'apparaître que sous ses propres traits, surtout lorsqu'on [s'approche] du domaine social qui [enferme] presque toute l'existence des travailleurs et dont [s'empare] déjà une politique de violence1395"’ . Contrarié par ce refus, Berra a tenté alors ‘"de détruire dans l'oeuf cette JOC naissante. N'y ayant pas réussi à cause de l'énergique réaction de Mgr Henri Petit1396"’, il a fondé le groupe des Jeunes travailleurs et travailleuses avec une ligne nettement politique. Dès lors, le Mouvement lancé par Berra n'a donc pas éveillé la sympathie des jeunes rattachés à l'Action catholique et, par ses paroles prononcées lors de l'Assemblée générale du clergé, Mgr Petit a montré nettement qu'il était favorable à l'Action catholique : il a relevé avec plaisir, devant l'évêque, que les ‘" ont toujours été indissolublement unis avec leur clergé (...) surtout maintenant que l'Action catholique prend un bel essor dans votre diocèse, et que prêtres et fidèles, nous serons toujours heureux d'entendre vos directions, celles-ci ne nous paraissant pas autre chose que les directions mêmes du Christ1397".’ Si le vicaire général a pris la peine de saluer l'Action catholique, c'est certainement à cause des difficultés dressées par une partie des diocésains, tant à Genève que dans le reste de la Suisse romande. En effet, certains fidèles n'ont-ils pas osé demander si les directives épiscopales, relatives aux rapports entre actions catholique et politique, répondaient vraiment à celles de Rome ? Mgr Besson a alors rédigé une note (soumise, pour approbation, à Mgr Pizzardo, substitut à la Secrétairerie d'Etat du Vatican) dans laquelle il établissait une claire distinction : l'Action catholique est formée de groupements catholiques paroissiaux et interparoissiaux soumis au clergé; encouragés à s'intéresser activement à la politique, ils ne peuvent cependant ni être des groupements, ni prendre part à une action, ni devenir des agents de propagande politiques. Pour ce qui concerne l'action politique, qui n'est pas dirigée par le clergé, Besson rappelait que les directives romaines n'obligent pas ses chefs (qui suivent toutefois un programme inspiré des principes catholiques et collaborent avec des partis respectant l'ordre et la religion) à adopter une attitude qui devrait découler de l'Action catholique.
Dès l'année suivante, toutes les organisations chrétiennes-sociales ont axé leurs efforts sur une mobilisation d'une jeunesse1398 qui, dans les Fronts en formation, démontre qu'elle s'intéresse à l'action politique et sociale. Leyvraz, toujours proche et confiant face aux jeunes, en dresse un bilan assez positif : ‘"Dans un domaine où régnait depuis longtemps une sorte de somnolence, la fièvre et les passions font irruption. Les jeunes aiment la bataille. En rang chaque jour plus serrés, ils marchent à celle-ci. (...) Nous sommes à un tournant de l'histoire. Une société s'écroule. Une cité nouvelle cherche à s'édifier sur ses ruines. Avec une violence qui s'accroît de jour en jour, le fascisme et le communisme se disputent la succession du libéralisme déchu. Que pouvons-nous faire dans cette mêlée ? Nous ne sommes pas des libéraux. Nous ne sommes ni fascistes ni communistes. Nous voulons, dans tous les domaines, rester exclusivement, intégralement chrétiens. Le christianisme n'a-t-il rien à dire dans ce monde tourmen-té1399 ?"’. Entraînant les jeunes dans son sillage, l'éditorialiste veut leur faire partager sa conviction : l'équilibre se trouve dans la pensée chrétienne. ‘"C'est pourquoi nous nous y tiendrons inébranlablement, à travers toutes les vicissitudes de ce siècle. (...) Notre premier devoir, c'est de ne pas perdre la tête, quand bien même toutes les forces du monde et toutes les apparences nous y entraîneraient. La doctrine chrétienne représente le point d'équilibre, ou plus exactement le point d'éminence d'où l'on peut surmonter et dominer les erreurs et les contradictions de l'époque. Il faut s'y maintenir contre vents et marées1400."’ Comme toujours, Leyvraz s'en tient fidèlement à la doctrine chrétienne, seule apte à faire échec aux idéologies régnantes.
Cité par René Leyvraz in "Entre le Vatican et le fascisme". Courrier de Genève, Bulletin du 4 septembre 1931, p. 1.
"Entre le Vatican et le fascisme", 4 septembre 1931, ibid.
Rassemblant quelques jeunes, ce mouvement est né en 1932, dans la paroisse Ste-Clotilde, sous l'impulsion de l'abbé Albert Maréchal.
Albert MARÉCHAL. Note qui nous a été personnellement adressée, en février 1993, pour expliciter les tensions entre jocistes et chrétiens-sociaux dans les années 1932-1936.
Cf. par ex. "Positions à reprendre", 13 février 1933, et "Pour notre maison", 2 avril 1933. Courrier de Genève.
Déclarations d'Henri BERRA à l'abbé Albert Maréchal, note de l'abbé Maréchal, février 1993, op. cit.
Ibid.
Ibid.
"58e compte rendu de l'Oeuvre pour l'entretien du culte catholique romain dans le canton de Genève, année 1932", op. cit., p. 1-2.
En janvier 1932, la Jeune Union des Campagnes - mouvement à la fois spirituel et social - avait été créée dans le dessein à la fois de sauvegarder les traditions chrétiennes et de restaurer la vie professionnelle. De son côté, la Société d'étudiants catholiques Salevia déplorait que certains jeunes la quittent pour rejoindre d'autres groupements plus neutres. Pourtant, le rapport 1931 de l'assemblée annuelle de la Fédération catholique genevoise relevait que, de par le nombre important de ses membres, Salevia atteignait le 2e rang des Sociétés portant couleurs à l'Université.
"Compte rendu de la Journée des Jeunesses", 7 juillet 1933, op. cit.
Ibid.