c) La fin du règne des chrétiens-sociaux sur le journal

A partir de là, le quotidien traversera bien des turbulences. En novembre 1933, une crise administrative divise son Conseil de direction en deux camps antagonistes, dont l'un est dirigé par Berra. Alors que les destinées du journal sont en pleine discussion, Mgr Besson - tout en redisant le malaise qu'il ressent face au Courrier de Genève - écrit à Leyvraz en janvier 1934 : ‘"(...) je vous suis très reconnaissant, à vous personnellement, de l'excellente besogne que vous accomplissez et des articles que vous nous donnez. D'une façon générale, de tous les articles qui paraissent dans le Courrier, les vôtres sont certainement ceux qui correspondent le plus à la pensée de l'Evêque, et qui conviennent davantage, comme tels, à un journal catholique1417"’. On peut relever que cette déclaration ne correspond cependant pas tout à fait à ce que Besson écrivait à l'abbé Compagnon. Dans sa réponse, Leyvraz laisse percevoir combien toutes les tensions qu'il doit affronter, et dont il est au centre, le plongent dans une solitude qui le désempare. Il est certainement déchiré entre la tendance chrétienne-sociale, qui répond à son besoin d'engagement concret, et celle de l'Action catholique qui le place sous l'aile de l'Eglise. Tout en regrettant les circonstances qui créent un fossé entre le journal et l'évêque, le rédacteur en chef continue : ‘"Je les déplore d'autant plus que les contingences politiques me font ressentir avec toujours plus de force la nécessité de rester strictement dans la ligne de l'Action catholique. Vos encouragements m'y aideront plus que toute autre chose - et j'ai besoin d'être aidé. J'ai eu, il y a quelques semaines, un entretien avec M. l'abbé Journet, qui lui aussi m'a donné du courage et de la lumière. Il me faudrait les conseils suivis d'un prêtre qui eût toute votre confiance, qui fût placé tout à fait hors de l'ambiance genevoise afin de juger sereinement1418, qui ne fût pas absorbé par des tâches administratives, qui comprît la difficulté de ma situation, et qui eût enfin une assez large culture pour m'aider efficacement. Je rêve ! Tout le monde est accablé de besogne1419. Mais peut-être en y songeant, trouverez-vous le moyen de m'aider un peu1420."’

Ce qu'il manque à Leyvraz, c'est certainement un chef aimé et respecté, sous les ordres duquel il puisse travailler. Mais l'aide qu'il attend n'est pas celle qu'on lui accordera. En effet, en mars, l'évêque signale au Conseil de direction du Courrier que l'abbé Compagnon - avec lequel Leyvraz a collaboré de manière harmonieuse - est relevé de son poste. En outre, le rapport de la Société fiduciaire chargée de la révision des comptes du journal, mentionne que la situation financière est mauvaise. La Société des Intérêts catholiques propose alors que Gaston Bersier prenne en mains l'administration du journal.

En octobre, Bersier démissionne de son poste de secrétaire permanent du Parti pour prendre effectivement la direction commerciale du journal. Compagnon est remplacé par l'abbé Carlier, jusqu'alors directeur de l'Echo Illustré qui écrit à l'évêque : ‘"(..) je crois qu'il n'y aurait aucun inconvénient de nous écrire chaque fois que vous ne serez pas d'accord avec tel article. Quant à moi, mon seul désir est de travailler en union parfaite avec mon évêque et comme je le faisais pour l'Echo Illustré, j'accueillerai toujours avec soumission et avec joie - ce sera un appui pour moi - toutes vos remarques1421"’. De son côté, Bersier fait aussi preuve d'un grand zèle puisqu'il établit tout de suite deux rapports1422 à l'intention des membres du Comité de la Société du journal. Dès ce moment, au vu de plusieurs éléments, on peut pressentir que des litiges vont éclater :

Les problèmes se poursuivent puisque, le 13 novembre 1934, Bersier écrit à Mgr Petit pour lui signaler qu'un article de Berra, paru dans le Courrier du 9 novembre (page du Mouvement Chrétien-Social) ‘"a produit une impression déplorable dans les milieux les plus divers1427"’; en outre, ce papier qui fustigeait divers annonceurs qualifiés par Berra et Leyvraz d' "hommes d'affaires", a fait perdre au journal des rentrées publicitaires. A la fin du mois, le Comité du journal nomme une Commission chargée d'enquêter sur le différend entre les deux personnages, Commission qui, finalement, ne se prononcera pas. Cette fois, le rédacteur en chef va se trouver pris en tenailles d'une manière très concrète, d'autant plus que ses sympathies le portent naturellement vers Berra, dont les qualités de chef et l'indépendance d'esprit le fascinent très certainement.

Au milieu de toutes les tempêtes, et peut-être inquiet de ce dernier litige, l'évêque dit, dans une lettre, apprécier toujours autant les écrits de Leyvraz et, en revanche, critiquer les articles de Berra, considérés comme violents. Le 27 novembre 1934, il écrit au vicaire général : ‘"Vous avez lu, sans doute, dans le Courrier de lundi, l'article de Monsieur Journet. Quoiqu'il passe peut-être au dessus de la tête de quelques lecteurs, je le trouve magnifique. Je suis sûr que des articles de ce genre, comme ceux que nous donne ordinairement Leyvrat (sic), positifs, catégoriques, résolus, contribuent beaucoup mieux à former la mentalité de notre peuple que des diatribes injurieuses1428".’

Quant à Mgr Petit, tel est son jugement : ‘"Nous ne le cachons pas, le Courrier de Genève est l'objet de nos quotidiennes préoccupations. (...) Il doit pouvoir être lu dans des milieux restés jusqu'ici réfractaires à sa diffusion. Et c'est pourquoi nous ne cesserons de demander à ceux qui disposent de l'hospitalité de ses colonnes de garder toujours la mesure et la pondération qui s'imposent à des chrétiens et, s'ils s'attaquent à des abus et à des erreurs, de ne jamais blesser les personnes. Notre rédacteur en chef donne le ton; il a la note juste; et nous souhaitons que tous les collaborateurs du Courrier sachent, à son exemple, unir la fermeté qui est nécessaire parfois, à la courtoisie et même à la charité qui, elles, sont toujours indispensables. Grâce aux efforts de la nouvelle direction ecclésiastique et laïque, grâce à l'excellent esprit du personnel, notre journal a réalisé pendant ces derniers mois de très grands progrès1429."’

Notes
1417.

Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 19 janvier 1934. Cette missive est écrite pour féliciter le rédacteur en chef du Courrier de Genève de son accession à la Présidence de l'Association de la Presse genevoise; Archives de l'Evêché, Fribourg, Cote D 40.

1418.

Il est probable que Leyvraz émet ici une critique contre le vicaire général Henri Petit.

1419.

Leyvraz lui-même est très chargé. En plus de son travail au journal et de son mandat de député au Grand Conseil, il siège dans 2 Commissions du Parti et établit divers rapports; par exemple, en octobre 1934, au sujet de l'initiative populaire relative à l'interdiction des sociétés franc-maçonniques en Suisse.

1420.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 22 janvier 1934. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1421.

Lettre de l'abbé CARLIER à Mgr Besson, datée "le 4 au soir", vraisemblablement écrite en 1934. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40, pièce 468.

1422.

De ces 2 rapports, datés du 22 octobre et de novembre 1934, il nous manque un certain nombre de pages. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III Bn.

1423.

Dès lors, l'abbé Savoy ne pourra plus publier d'articles dans le Courrier de Genève.

1424.

DIRECTION COMMERCIALE du journal et de l'Imprimerie du Courrier de Genève à MM. les membres du Comité de la Société. Rapport N° 2, p. 14. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III Bn.

1425.

Ibid., p. 17.

1426.

Ibid.

1427.

Lettre de Gaston BERSIER au Chanoine Henri Petit, Vicaire général. Annexe du Rapport N° 2, op. cit.

1428.

Lettre de Mgr Marius BESSON à M. le Chanoine Petit, Révérendissime Vicaire Général, 27 novembre 1934. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1429.

"60me compte-rendu (sic) de l'Oeuvre pour l'entretien du culte catholique romain dans le canton de Genève, Année 1934." Genève : Imprimerie du Courrier de Genève, 1935, p. 8.