CHAPITRE III
LE CHRÉTIEN-SOCIAL LIBÉRÉ
OU LE TEMPS DES RUPTURES
(1935-1940)

I. TEMPÊTE AUTOUR DU RÉDACTEUR EN CHEF

1. PROTESTATION CONTRE LA PRÉPONDÉRANCE DONNÉE À L'ARGENT

La relation instaurée entre Bersier et des "affairistes"1433 pour faire entrer de l'argent1434 devient vite intolérable à Leyvraz. Depuis sa tendre jeunesse, celui-ci a toujours détesté les financiers et l'a fait savoir à de multiples reprises. Et voici que, sous l'impulsion du directeur commercial, le Courrier de Genève est investi par une "poussée de "droite"1435" - non pas politique mais "capitaliste" - qui crée une situation insupportable pour le rédacteur en chef; voilà que son journal qui se voulait guidé par une ligne éthique et militante se mue en un quotidien où la publicité prime sur le texte1436 ! C'est ‘"pour ne pas être réduit à cautionner des compromissions auxquelles il ne [peut] souscrire1437"’ que le journaliste, épuisé par une ambiance litigieuse et écartelé entre actions politique et catholique, quittera le journal. Les causes profondes du conflit qui opposeront Leyvraz à Mgr Besson et à la direction du Courrier de Genève d'une part, l'évêque aux chrétiens-sociaux, d'autre part, et aussi les chrétiens-sociaux et le Parti au quotidien catholique tournent autour des problèmes suivants : la non-clarification du rôle du rédacteur en chef et l'empiétement du directeur commercial sur la ligne rédactionnelle et éthique du journal; les incessantes remises à l'ordre de l'autorité ecclésiastique envers les chrétiens-sociaux au sujet du ton et du style de leurs articles dans la Page chrétienne-sociale du journal; la création de la Liberté Syndicale, signe symbolique du refus d'une tutelle de l'Eglise; l'impossible défi imposé à Leyvraz de tenir une ligne rédactionnelle partagée entre soumission à l'évêque et engagement dans des luttes politiques; la force de la relation affective et paternelle instaurée par Mgr Besson avec ses fidèles, impliquant que ceux-ci ne revendiquent pas leur autonomie et qu'ils se soumettent à l'évêque. La tâche du journaliste se trouve encore compliquée par un trait de sa personnalité; d'un caractère ultrasensible, il s'incarne et se projette dans ceux qu'il considère - avec une admiration sans bornes - comme des chefs, et qui éveillent en lui une sorte d'idéalisation. Toute rupture avec ces personnes sera, par conséquent, toujours vécue sous le signe d'une crise et d'une déception profondes.

Durant sa dernière année au Courrier de Genève, rien ne transparaîtra dans les écrits du rédacteur en chef de toutes les tensions qui se déchaîneront autour de sa personne. Bien évidemment, depuis l'accession au pouvoir de la gauche à Genève en 1933, Leyvraz consacre la plupart de ses articles à pourfendre le communisme, à dénoncer la Terreur rouge, le Guépéou, les manoeuvres criminelles des marxistes en Autriche, à inviter ses lecteurs à vaincre la barbarie matérialiste, à lutter contre la Vague rouge qui déferle sur le canton, à tout mettre en oeuvre pour faire échouer l'entrée de la Russie dans la Société des Nations1438, à protester contre les cris qui ont été poussés lors du cortège du Premier Mai : ‘"Ni Dieu ni Maître ! Le Pape au pilori ! Les Curés au poteau ! A mort les pasteurs ! Le feu aux églises !1439"’ Mais ses luttes contre la gauche vont toujours de pair avec son dégoût de la finance, cet enfer moderne créateur de scandales - liés à la Banque de Genève, aux Affaires Hanau, Oustric, Stavisky, Georges Alexandre - qui le confortent dans sa certitude de devoir lutter pour la restauration de l'autorité et l'érection d'un "Ordre nouveau", terme apparu sous sa plume dès 19341440. Un de ses derniers éditos avant son départ du Courrier de Genève en 1935, "La ploutocratie et l'ordre chrétien", fait penser que, derrière ses mots, Leyvraz vise aussi "l'affairisme" qui a envahi son journal : ‘"Précisément parce que nous sommes les adversaires irréductibles du marxisme, nous voulons proscrire de notre société tout ce qui peut donner prise à la propagande rouge, tout ce qui peut lui apporter même une apparence de justification. Nous voulons, nous exigeons que l'Argent cesse d'être le maître, le tyran de la production du travail, et qu'il en soit au contraire l'exact et ponctuel serviteur. Nous briserons la puissance de la ploutocratie pour que le Capital soit remis au service des Métiers, sous leur contrôle, dans le cadre de la discipline corporative. Rien ne nous détournera de ce propos. Fallût-il passer par une véritable révolution nationale, nous ferons face à notre devoir jusqu'au bout, sans défaillance. (...) Nous défendons par dessus tout l'ordre voulu par Dieu, et cet ordre est à jamais incompatible avec le règne du Veau d'Or. Contre le matérialisme capitaliste et contre le matérialisme communiste, nous demeurons les pionniers infatigables de l'Ordre chrétien. Tel est notre voeu. Telle est notre vocation. Et nous n'y faillirons sous aucun prétexte1441."’

Notes
1433.

Bersier sera souvent accusé, entre autres par Leyvraz et Berra, d'être un "affairiste". Il faut nuancer ce terme; mais il est vrai, d'une part, que devant assurer la survie du journal, il cherche à entretenir des liens avec des gens "bien placés" pour obtenir des rentrées publicitaires. D'autre part, il n'hésite pas à changer la cote morale d'un film jugé "mauvais" pour pouvoir en accepter la publicité dans le Courrier de Genève.

1434.

Dans son "Rapport N° 5 aux membres du Comité de la Société du Courrier de Genève", op. cit., p. 11, BERSIER déclare que depuis les 5 mois de son arrivée au journal, le nombre d'abonnés a augmenté de 13 %, le rendement publicitaire de 11 %, les travaux réalisés par l'Imprimerie de 25 %, et la vente au numéro du journal de 70 %. Une augmentation aussi massive nous étonne quelque peu.

1435.

René LEYVRAZ. Courrier, Cent ans d'histoire, op. cit., p. 110.

1436.

Peu après l'arrivée de Bersier, en novembre 1934, une vive campagne de protestation est enclenchée contre lui par les chrétiens-sociaux; en effet, Bersier a donné l'ordre de réduire à quelques lignes le compte rendu de la fête La Terre qui chante, une manifestation organisée par les Travailleurs de la terre et les chorales paysannes, en invoquant l'obligation de laisser de la place pour une annonce publicitaire (il faut savoir que la date et l'emplacement pour de la publicité sont réservés à l'avance).

1437.

René LEYVRAZ. Courrier, Cent ans d'histoire, op. cit., p. 110.

1438.

L'action menée contre ce projet fera l'objet d'un blâme officiel du Procureur général de la Confédération, requis par Léon Nicole contre Leyvraz en raison de ses articles, et contre Fontanet, le caricaturiste de la Liberté syndicale et du Pilori, ce dernier ayant publié un dessin représentant les délégués soviétiques marchant sur une allée pavée de crânes, pour se rendre à la SdN, avec la mention : "Messieurs les assassins, soyez les bienvenus !"

1439.

"Chrétiens et patriotes, debout contre la vague rouge !". Courrier de Genève, 3 mai 1935. Cet incident donne lieu à une réaction oecuménique, vraisemblablement la première du genre à Genève : le 6 mai, une lettre de protestation émanant d'un "Comité interconfessionnel de défense religieuse", est adressée à Nicole, Président du Conseil d'Etat : "Nous avons appris avec indignation par les plaintes de nos fidèles que des cris injurieux, d'une violence inadmissible, ont été proférés par des membres de ce cortège." Ce message est cosigné par le président de la Fédération des Eglises protestantes de Genève, le vicaire général de l'Eglise catholique romaine, et une personnalité de l'Eglise catholique chrétienne.

1440.

Cf. par ex. "Pour le redressement". Liberté syndicale, 30 novembre 1934. "Compte rendu du XXIIme Congrès romand des organisations chrétiennes-sociales". Courrier de Genève, 15 avril 1935. "Suisses d'abord !". Courrier de Genève, 28 avril 1935.

1441.

"La ploutocratie et l'ordre chrétien". Courrier de Genève, 21 juin 1935. Cet article est le dernier que Leyvraz écrit avant son départ du Courrier de Genève.