2. LA DÉMISSION DU RÉDACTEUR EN CHEF

Outre l'aspect financier, d'autres problèmes vont encore opposer Bersier à Leyvraz. Le 1er mars 1935, Werner Thormagne, qui est rédacteur au Courrier de Genève 1442, publie dans La Liberté syndicale un article1443 qualifié d'inadmissible par la direction du journal catholique, parce qu'il met en scène un personnage, "l'abbé Douillet", dans lequel il est aisé de reconnaître l'abbé Carlier, directeur ecclésiastique du quotidien. Révoqué par le Courrier de Genève, Thormagne fait recours auprès des Prud'hommes, instance devant laquelle Leyvraz prend sa défense. Bersier juge l'attitude du rédacteur en chef inqualifiable et le lui fait savoir. Une violente discussion éclate.

Finalement, devant l'accumulation des problèmes, pris en otage et en tenailles, déchiré par des fidélités antagonistes, écartelé à nouveau dans une sorte de divorce - cette fois entre soumission à l'Eglise et combat idéologique - Leyvraz saisit sa plume et écrit à Besson1444 :

‘"Monseigneur, Je viens vous annoncer une décision qui risque de vous faire de la peine et dont je me sens le devoir de vous expliquer les motifs. J'enverrai aujourd'hui même au Conseil d'administration du Courrier pour fin août, ma démission de rédacteur. Je l'avais déjà fait le 22 février dernier pour fin avril, puis, sur la demande du Comité, j'étais revenu sur ma décision dans l'espoir que la situation s'améliorerait. Vous savez aussi bien que moi qu'il n'en a rien été. Au contraire, les incidents se sont multipliés entre le Courrier d'une part, le Parti et le Mouvement [chrétien-social] d'autre part. Ce qui est plus grave encore : ils ont été rendus publics pour la plus grande satisfaction de nos adversaires auxquels nous donnons le spectacle lamentable d'une profonde division. C'est plus que je n'en puis supporter. Le médecin m'avertit que ma santé est sérieusement ébranlée. Je suis à bout de résistance morale et nerveuse. Ainsi que j'ai eu, à plusieurs reprises, l'occasion de le dire à M. l'Abbé Carlier, j'étais prêt, quoi qu'il m'en coûtât, à m'adapter à un statut nouveau : le Courrier abandonnant la politique militante, la polémique de parti, pour devenir un organe de pure Action catholique, se bornant, quant au surplus, à quelques campagnes d'intérêt national. Aucune décision n'a été prise dans un sens ou dans l'autre. Nous demeurons en pleine équivoque. Le Courrier reste une maison mal fondée et l'atmosphère, pour moi, y devient irrespirable. Il m'est impossible d'y poursuivre l'oeuvre commencée il y a plus de douze ans. D'autre part, si je puis parfaitement m'accorder avec M. l'Abbé Carlier, je n'entends pas collaborer plus longtemps avec l'homme que je considère comme le principal artisan de nos divisions depuis deux ans - au sein du Parti comme au journal - M. G. Bersier, directeur commercial. Il n'y a donc aucun remède à cette situation. Mon départ, que j'ai trop longtemps différé, s'impose de toute évidence. Il n'est pas nécessaire que je vous dise longuement les sentiments qui m'étreignent à cette heure décisive, ni que j'insiste sur les tortures morales qui m'ont amené à prendre une pareille détermination. Il faut en tout cas, et à tout prix, que je sorte de cette situation fausse où je ne crains pas de dire que je risque le salut de mon âme. Je sais que vous avez vous-même durement souffert de cet état de choses. J'ai appris qu'au Congrès de Fribourg quelques malotrus s'étaient permis de vous outrager gravement. Je connais assez votre coeur pour savoir que vous avez certainement pardonné. - Un instant, je me suis flatté de l'espoir qu'en réunissant, en présence de M. le Vicaire Général, les principaux délégués du Parti et du Mouvement, vous arriveriez par votre parole paternelle à rétablir la concorde. Mais au point où les choses en sont venues, je pense que le temps seul apaisera les esprits et les coeurs. Je m'en vais donc le coeur profondément serré, en vous assurant d'une seule chose : quel que soit mon nouveau champ de travail, je m'efforcerai d'y faire prévaloir la charité, la paix et la justice chrétiennes. Veuillez agréer, Monseigneur, l'expression de mon respectueux dévouement1445."’

Notes
1442.

En automne 1934, Thormagne avait déjà été pris à partie par Bersier. Lors de ce litige, Berra l'avait vivement défendu.

1443.

Werner THORMAGNE. "Variations sur un type de "bourgeois". Liberté syndicale, 8 mars 1935, p. 3.

1444.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 12 juin 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1445.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 12 juin 1935, op. cit.