3. L'OPTION DE LA MOUVANCE SYNDICALISTE CHRÉTIENNE-SOCIALE

Le rédacteur en chef met son évêque devant le fait accompli puisque, deux jours plus tard, le 14 juin, avant que Besson n'ait eu le temps de réagir, on apprend par la Liberté syndicale, que le "nouveau champ de travail" de Leyvraz sera ce journal, organe de la Fédération des syndicats chrétiens et corporatifs de Genève, dont Francis Laurencet est président, et Henri Berra secrétaire général. Le rédacteur en chef a donc choisi son camp : celui de Berra et du syndicalisme, contre celui de l'Action catholique auquel le journal est soumis. Leyvraz a opté pour "la Liberté", au sens propre et figuré. Il peut espérer qu'il ne sera plus astreint à une censure, que les mécontents du Courrier de Genève ne le dénonceront plus auprès de l'évêque et qu'il ne devra plus se plier à l'autorité d'un directeur commercial.

L'article de bienvenue qui paraît dans la Liberté syndicale, est particulièrement chaleureux; il doit être comme un baume sur le coeur du démissionnaire :

‘Un grand ami
Notre cher et grand ami René Leyvraz, est nommé rédacteur en chef de la Liberté syndicale dès le 1er septembre prochain. Cette nomination remplira de joie et de confiance le coeur de tous les nôtres. Leyvraz consacrera tout son temps à notre chère Liberté syndicale. Il lui apportera son coeur, son intelligence, son sens vibrant de l'apostolat, ses talents de magnifique journaliste chrétien et patriote, ses états de services en faveur du peuple travailleur. Un ouvrier du bâtiment me disait hier : "Leyvraz, c'est le coeur de notre mouvement". C'est vrai. Il est chez nous le commun dénominateur de la sensibilité la plus humaine, la plus intime de l'homme. C'est ce qui lui a permis de saisir, de comprendre si bien l'âme ouvrière, la vie ouvrière. Leyvraz a été et demeurera un de ces incomparables défenseurs des humbles, des petits, en un mot des masses laborieuses. Toujours, dans les âpres et dures luttes contre les baisses de salaires, pour l'amélioration des conditions matérielles de l'existence des ouvriers, Leyvraz fut à nos côtés, menant la bataille jusqu'au succès. Leyvraz a joué un rôle de tout premier plan dans la formation de nos chefs. Ses articles, ses conférences, son action personnelle, son amitié pour nous tous, ont apporté aux syndicats chrétiens, aux corporations naissantes, des équipes magnifiques. Depuis douze ans, chaque jour, il sème le bon grain, il prépare nos riches moissons. Qui dira ce que les aînés : Laurencet, Pugin, Constantin, Pasquier, Rast et tant d'autres doivent à Leyvraz, journaliste ? Qui pourrait dire ce que nos jeunes doivent, eux aussi, à notre grand ami ? Et nos travailleurs de la terre ? Leyvraz, mieux que nous tous, pouvait parler en leur nom, car il est resté le fils fidèle de notre terre. Il a chanté le paysan, l'ouvrier agricole, la vie et la beauté de la terre romande. Et nos patrons ? Dévoué sans réserves aux travailleurs, il avait réussi à conquérir l'esprit et le coeur de beaucoup de patrons. Lorsqu'il présentait les revendications ouvrières, Leyvraz savait garder raison et mesure. Il a le don de convaincre. Si la collaboration des classes est une vivante réalité dans le cadre modeste de nos corporations genevoises, Leyvraz n'y est pas étranger. Et nous-mêmes ? Leyvraz est un ami de toujours. Voici dix ans que nous menons ensemble, toujours la main dans la main, le même utile combat. Notre amitié s'est fortifiée d'année en année. Elle a résisté à toutes les épreuves. C'est un ami. C'est aussi un conseiller. Aux heures difficiles, il s'est penché vers nous, nous prenant la main et le coeur, pour nous conduire à travers les rudes chemins de la montagne et de la vie. Il vient avec nous. Il sera encore plus près de nous dès la fin de l'été, dès le 1er septembre. Son ardent désir est de faire de notre petite Liberté Syndicale un bel hebdomadaire, une arme de conquête et de propagande de première valeur. Il réussira. Il facilitera ainsi notre tâche à tous. Qu'il soit le bienvenu dans notre maison de la Pélisserie.
H. BERRA’

Lorsqu'il écrivit à Mgr Besson, Leyvraz avait pris soin d'indiquer son adresse privée au bas de sa lettre; c'est pourtant au Courrier de Genève que l'évêque lui répond trois jours plus tard après avoir appris, par le journal syndical, les projets du rédacteur en chef :

‘"Cher ami, Votre lettre de démission est arrivée à Fribourg pendant que j'étais en Visites pastorales et c'est la raison pour laquelle je n'y ai pas répondu plus tôt. Que vous dirai-je, maintenant que la Liberté syndicale a déjà publié un article de tête signé H. Berra, et qui annonce que vous devenez son Rédacteur en chef et que vous lui consacrerez bientôt tout votre temps ? Je suis donc mis en face d'un fait accompli : vous apprécierez l'élégance du procédé. Cela me peine d'autant plus que, parmi les lecteurs de la Liberté syndicale, il y en a déjà qui disent que Leyvraz a été mis à la porte du Courrier. Toutes les fausses nouvelles de ce genre, largement répandues dans nos milieux catholiques, jointes à l'attitude prise par certains à l'égard de l'Evêque ou de son Vicaire Général, ont fait un mal énorme. Le télégramme polisson1446 qui m'a été envoyé le soir de la Journée de Fribourg et la suite qui lui a été donnée ne me laisse (sic) aucune illusion. Vous voyez assez clair, cher ami, pour savoir que les plus belles années de mon épiscopat ont été gâchées à Genève et que je n'y ai presque rien fait de ce que j'aurais voulu, en particulier dans l'ordre social, parce qu'il a fallu perdre mon temps à parer les coups de certains de mes diocésains. Vous parlez à bon droit de divisions parmi les catholiques. Oui, il y a division, il y a les catholiques qui marchent d'accord avec l'Evêque et il y a les catholiques qui ne se soucient point des désirs de l'Evêque, qui sont directement ou indirectement contre l'Evêque et veulent que l'Evêque ne se mêle en rien de leurs affaires. Ceux-ci veulent être catholiques en dehors de l'Evêque, et c'est la cause de leur faiblesse, comme cela commence à paraître et paraîtra sans doute de plus en plus. Je le dis sans amertume, pardonnant de grand coeur, mais avec un vrai déchirement parce que je sais le bien qu'on aurait pu faire et qu'on ne fera pas. Quand je pense à tout l'espoir que je fondais sur vous, à l'oeuvre magnifique que nous aurions pu accomplir au Courrier avec votre collaboration, aux raisons innombrables que nous avions, vous et moi, de nous comprendre, et que je vous vois maintenant nous quitter, je ne puis me défendre d'éprouver une très réelle souffrance et de regretter amèrement les influences qui ont agi sur vous, peut-être sans que vous vous en soyez douté, et qui ont créé entre nous des malentendus. Malgré tout, je sais que la Bonté divine peut opérer des miracles et qu'on n'a jamais tort de compter sur Elle. De très graves difficultés ont été vaincues; celles qui se dressent devant moi maintenant ne seront sans doute pas invincibles. Je ne perds pas confiance. A la fin de votre lettre, vous m'exprimez de bons sentiments. Je suis sûr qu'ils sont sincères; car je sais que vous êtes bon. Et c'est d'un coeur ulcéré, sans doute, mais très loyal, que je vous exprime ma profonde reconnaissance pour tous les précieux services rendus et que je vous assure de mon très affectueux dévouement1447 ."’

Le 18 juin, Leyvraz répond à Besson :

‘"Monseigneur, Vos lignes m'ont touché jusqu'aux larmes. Je sens combien vous avez souffert dans votre coeur de père spirituel. Je donnerais ma vie pour que ces affreuses querelles prennent fin. "Les raisons innombrables que nous avons de nous comprendre" .... dites-vous. Ces paroles éveillent en moi de profonds échos. Elles répondent aux angoisses indicibles que j'éprouve. Je souffre d'autant plus que je ne puis rien. Monsieur le Vicaire Général et M. l'abbé Carlier ont reconnu que j'étais ici "écartelé" entre l'Action catholique et l'action politique et sociale. C'est une situation qui ne pouvait se prolonger indéfiniment. Elle me déchirait moralement. Elle a fini par ruiner mes nerfs et ma santé. Je me permets de penser que vous êtes trop pessimiste en disant que, du point de vue social, les plus belles années de votre épiscopat ont été gâchées à Genève. Car ces années ont vu se créer chez nous le plus beau, le plus vigoureux mouvement social chrétien qui existe en terre romande. Nous avons conquis de haute lutte sept mille ouvriers et employés. Nous avons organisé les travailleurs de la terre, et une bonne partie du patronat. Nous avons créé plusieurs corporations. Quelques écarts de langage, et peut-être quelques fautes de tactique, ne doivent pas faire mésestimer de pareils résultats. J'insiste encore sur les causes profondes du conflit. L'Action catholique relève de votre autorité. L'action politique dépend d'une organisation autonome dont les positions et les décisions pratiques peuvent ne pas répondre à vos désirs et à vos vues sans que ceux qui la dirigent puissent être accusés de porter atteinte aux droits de l'Evêque. A Genève, et surtout dans les circonstances actuelles, un parti ne peut pas engager l'autorité de l'Evêque. Il doit respecter les principes de l'ordre chrétien, mais dans son action quotidienne il faut, dans l'intérêt de l'Eglise comme dans son propre intérêt, qu'il reste libre de ses mouvements. On ne peut pas concevoir un journal qui soit à la fois organe ecclésiastique et organe de parti. Cette formule est définitivement condamnée par l'expérience. Les autres organes conservateurs et chrétiens-sociaux de la Suisse n'engagent pas l'autorité des évêques. C'est le statut du Courrier qui constitue une anomalie criante. J'ai demandé qu'on y mette fin. Je n'ai pas obtenu de décision.
Je quitte cette maison parce que ma position y est devenue intenable. Je la quitte sans aucun esprit de retour, et je n'ai pas envisagé la possibilité d'un arrangement quelconque parce que je veux, une fois pour toutes, sortir de cette équivoque, de cet intolérable malaise. Il me paraît naturel que mes amis corporatistes, aux côtés desquels j'ai toujours combattu, me fassent une place dans leurs rangs. Mon passé vous est, je crois, garant que je poursuivrai dans mon nouveau champ de travail une action qui, sans engager votre autorité, ne s'écartera cependant pas des enseignements de l'Eglise. Les sentiments que vous m'exprimez ajoutent à la profonde souffrance que j'éprouve en quittant une maison où j'ai mis le meilleur de moi-même. Mais il est une cause qui me tient à coeur plus que n'importe quel journal : celle des milliers de travailleurs qu'au prix de tant d'efforts et de tant d'épreuves nous avons rapprochés du Christ et de la Patrie. Cette cause, je ne l'abandonnerai jamais. Je reste dans la partie la plus pauvre, la plus déshéritée, la plus éprouvée de votre troupeau. J'entends y demeurer fermement catholique. Je n'y faillirai point à mes devoirs de chrétien et de patriote1448."’

Contrairement à Leyvraz, Besson ne porte pas La Liberté syndicale dans son coeur, particulièrement depuis la parution d'un article titré "Rencontre", signé du récidiviste Werner Thormagne. Dans une sorte de méditation philosophique nihiliste, sur le thème "De quoi sont faits la vie et le monde ?", ce journaliste mettait en scène un couple et son enfant, de ces gens ‘"qui ont reçu en partage - à l'image de Dieu ! - un corps difforme, un sang gâté et la misère matérielle (...), [qui ont] au creux de la poitrine ce grand besoin, ce grand vide sonore répercutant l'infini. Et l'ensemble de ces espoirs, l'immensité, la diversité de ces espoirs, le moyen de les accorder, constituent la question sociale"’. Description du tableau : ‘"Assis dans la poussette, l'enfant. Ces deux monstres ont fait un enfant ! Dans quelle nuit ça s'est passé ? Par quel mystère ? Saint-Esprit, je ne le sais pas ! C'est Vous qui avez tenu la chandelle. Pour sûr, une nuit de mystère, sans étoile au ciel, sans bergers, sans alleluia. La mère a dû beaucoup souffrir, car il a une tête énorme, son avorton, avec un front bombé où affleurent, en reliefs glauques, des yeux inexpressifs."’ Et Thormagne terminait son article par cette grande interrogation : ‘"La question sociale, dites-moi, qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est en dehors de ces trois, en dehors du Coeur du Christ1449 ?"’

Quatre jours plus tard, sous le titre "A propos d'un article scandaleux", le Courrier de Genève transmettait la réaction des autorités ecclésiastiques : ‘"Mgr l'évêque du diocèse ayant pris connaissance de l'article "Rencontre" paru dans le dernier numéro de la Liberté syndicale et sachant, du reste, que beaucoup de ses diocésains ont été, comme lui, douloureusement surpris et affectés des véritables blasphèmes que cet article renferme, tient, pour éviter tout malentendu, à déclarer que, malgré la phrase "Nous voulons une Suisse chrétienne" qui figure sous le titre de la Liberté syndicale, la responsabilité de l'autorité religieuse n'est engagée en aucune manière dans la rédaction de ce journal1450."’

Notes
1446.

Dans une lettre qu'il adressera le 29 juillet 1935 à Berra (Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40), Mgr BESSON laissera entendre que ce télégramme (dont nous ignorons la teneur) aurait été envoyé par certains militants et qu'il serait le résultat "d'idées échangées dans un groupe".

1447.

Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 15 juin 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1448.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 18 juin 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1449.

Werner THORMAGNE. "Rencontre". Liberté syndicale, édito du 31 mai 1935.

1450.

Henri PETIT, Vicaire général. "A propos d'un article scandaleux". Courrier de Genève, 4 juin 1935.