Le rédacteur en chef met son évêque devant le fait accompli puisque, deux jours plus tard, le 14 juin, avant que Besson n'ait eu le temps de réagir, on apprend par la Liberté syndicale, que le "nouveau champ de travail" de Leyvraz sera ce journal, organe de la Fédération des syndicats chrétiens et corporatifs de Genève, dont Francis Laurencet est président, et Henri Berra secrétaire général. Le rédacteur en chef a donc choisi son camp : celui de Berra et du syndicalisme, contre celui de l'Action catholique auquel le journal est soumis. Leyvraz a opté pour "la Liberté", au sens propre et figuré. Il peut espérer qu'il ne sera plus astreint à une censure, que les mécontents du Courrier de Genève ne le dénonceront plus auprès de l'évêque et qu'il ne devra plus se plier à l'autorité d'un directeur commercial.
L'article de bienvenue qui paraît dans la Liberté syndicale, est particulièrement chaleureux; il doit être comme un baume sur le coeur du démissionnaire :
‘Un grand amiLorsqu'il écrivit à Mgr Besson, Leyvraz avait pris soin d'indiquer son adresse privée au bas de sa lettre; c'est pourtant au Courrier de Genève que l'évêque lui répond trois jours plus tard après avoir appris, par le journal syndical, les projets du rédacteur en chef :
‘"Cher ami, Votre lettre de démission est arrivée à Fribourg pendant que j'étais en Visites pastorales et c'est la raison pour laquelle je n'y ai pas répondu plus tôt. Que vous dirai-je, maintenant que la Liberté syndicale a déjà publié un article de tête signé H. Berra, et qui annonce que vous devenez son Rédacteur en chef et que vous lui consacrerez bientôt tout votre temps ? Je suis donc mis en face d'un fait accompli : vous apprécierez l'élégance du procédé. Cela me peine d'autant plus que, parmi les lecteurs de la Liberté syndicale, il y en a déjà qui disent que Leyvraz a été mis à la porte du Courrier. Toutes les fausses nouvelles de ce genre, largement répandues dans nos milieux catholiques, jointes à l'attitude prise par certains à l'égard de l'Evêque ou de son Vicaire Général, ont fait un mal énorme. Le télégramme polisson1446 qui m'a été envoyé le soir de la Journée de Fribourg et la suite qui lui a été donnée ne me laisse (sic) aucune illusion. Vous voyez assez clair, cher ami, pour savoir que les plus belles années de mon épiscopat ont été gâchées à Genève et que je n'y ai presque rien fait de ce que j'aurais voulu, en particulier dans l'ordre social, parce qu'il a fallu perdre mon temps à parer les coups de certains de mes diocésains. Vous parlez à bon droit de divisions parmi les catholiques. Oui, il y a division, il y a les catholiques qui marchent d'accord avec l'Evêque et il y a les catholiques qui ne se soucient point des désirs de l'Evêque, qui sont directement ou indirectement contre l'Evêque et veulent que l'Evêque ne se mêle en rien de leurs affaires. Ceux-ci veulent être catholiques en dehors de l'Evêque, et c'est la cause de leur faiblesse, comme cela commence à paraître et paraîtra sans doute de plus en plus. Je le dis sans amertume, pardonnant de grand coeur, mais avec un vrai déchirement parce que je sais le bien qu'on aurait pu faire et qu'on ne fera pas. Quand je pense à tout l'espoir que je fondais sur vous, à l'oeuvre magnifique que nous aurions pu accomplir au Courrier avec votre collaboration, aux raisons innombrables que nous avions, vous et moi, de nous comprendre, et que je vous vois maintenant nous quitter, je ne puis me défendre d'éprouver une très réelle souffrance et de regretter amèrement les influences qui ont agi sur vous, peut-être sans que vous vous en soyez douté, et qui ont créé entre nous des malentendus. Malgré tout, je sais que la Bonté divine peut opérer des miracles et qu'on n'a jamais tort de compter sur Elle. De très graves difficultés ont été vaincues; celles qui se dressent devant moi maintenant ne seront sans doute pas invincibles. Je ne perds pas confiance. A la fin de votre lettre, vous m'exprimez de bons sentiments. Je suis sûr qu'ils sont sincères; car je sais que vous êtes bon. Et c'est d'un coeur ulcéré, sans doute, mais très loyal, que je vous exprime ma profonde reconnaissance pour tous les précieux services rendus et que je vous assure de mon très affectueux dévouement1447 ."’Le 18 juin, Leyvraz répond à Besson :
‘"Monseigneur, Vos lignes m'ont touché jusqu'aux larmes. Je sens combien vous avez souffert dans votre coeur de père spirituel. Je donnerais ma vie pour que ces affreuses querelles prennent fin. "Les raisons innombrables que nous avons de nous comprendre" .... dites-vous. Ces paroles éveillent en moi de profonds échos. Elles répondent aux angoisses indicibles que j'éprouve. Je souffre d'autant plus que je ne puis rien. Monsieur le Vicaire Général et M. l'abbé Carlier ont reconnu que j'étais ici "écartelé" entre l'Action catholique et l'action politique et sociale. C'est une situation qui ne pouvait se prolonger indéfiniment. Elle me déchirait moralement. Elle a fini par ruiner mes nerfs et ma santé. Je me permets de penser que vous êtes trop pessimiste en disant que, du point de vue social, les plus belles années de votre épiscopat ont été gâchées à Genève. Car ces années ont vu se créer chez nous le plus beau, le plus vigoureux mouvement social chrétien qui existe en terre romande. Nous avons conquis de haute lutte sept mille ouvriers et employés. Nous avons organisé les travailleurs de la terre, et une bonne partie du patronat. Nous avons créé plusieurs corporations. Quelques écarts de langage, et peut-être quelques fautes de tactique, ne doivent pas faire mésestimer de pareils résultats. J'insiste encore sur les causes profondes du conflit. L'Action catholique relève de votre autorité. L'action politique dépend d'une organisation autonome dont les positions et les décisions pratiques peuvent ne pas répondre à vos désirs et à vos vues sans que ceux qui la dirigent puissent être accusés de porter atteinte aux droits de l'Evêque. A Genève, et surtout dans les circonstances actuelles, un parti ne peut pas engager l'autorité de l'Evêque. Il doit respecter les principes de l'ordre chrétien, mais dans son action quotidienne il faut, dans l'intérêt de l'Eglise comme dans son propre intérêt, qu'il reste libre de ses mouvements. On ne peut pas concevoir un journal qui soit à la fois organe ecclésiastique et organe de parti. Cette formule est définitivement condamnée par l'expérience. Les autres organes conservateurs et chrétiens-sociaux de la Suisse n'engagent pas l'autorité des évêques. C'est le statut du Courrier qui constitue une anomalie criante. J'ai demandé qu'on y mette fin. Je n'ai pas obtenu de décision.Contrairement à Leyvraz, Besson ne porte pas La Liberté syndicale dans son coeur, particulièrement depuis la parution d'un article titré "Rencontre", signé du récidiviste Werner Thormagne. Dans une sorte de méditation philosophique nihiliste, sur le thème "De quoi sont faits la vie et le monde ?", ce journaliste mettait en scène un couple et son enfant, de ces gens ‘"qui ont reçu en partage - à l'image de Dieu ! - un corps difforme, un sang gâté et la misère matérielle (...), [qui ont] au creux de la poitrine ce grand besoin, ce grand vide sonore répercutant l'infini. Et l'ensemble de ces espoirs, l'immensité, la diversité de ces espoirs, le moyen de les accorder, constituent la question sociale"’. Description du tableau : ‘"Assis dans la poussette, l'enfant. Ces deux monstres ont fait un enfant ! Dans quelle nuit ça s'est passé ? Par quel mystère ? Saint-Esprit, je ne le sais pas ! C'est Vous qui avez tenu la chandelle. Pour sûr, une nuit de mystère, sans étoile au ciel, sans bergers, sans alleluia. La mère a dû beaucoup souffrir, car il a une tête énorme, son avorton, avec un front bombé où affleurent, en reliefs glauques, des yeux inexpressifs."’ Et Thormagne terminait son article par cette grande interrogation : ‘"La question sociale, dites-moi, qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est en dehors de ces trois, en dehors du Coeur du Christ1449 ?"’
Quatre jours plus tard, sous le titre "A propos d'un article scandaleux", le Courrier de Genève transmettait la réaction des autorités ecclésiastiques : ‘"Mgr l'évêque du diocèse ayant pris connaissance de l'article "Rencontre" paru dans le dernier numéro de la Liberté syndicale et sachant, du reste, que beaucoup de ses diocésains ont été, comme lui, douloureusement surpris et affectés des véritables blasphèmes que cet article renferme, tient, pour éviter tout malentendu, à déclarer que, malgré la phrase "Nous voulons une Suisse chrétienne" qui figure sous le titre de la Liberté syndicale, la responsabilité de l'autorité religieuse n'est engagée en aucune manière dans la rédaction de ce journal1450."’
Dans une lettre qu'il adressera le 29 juillet 1935 à Berra (Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40), Mgr BESSON laissera entendre que ce télégramme (dont nous ignorons la teneur) aurait été envoyé par certains militants et qu'il serait le résultat "d'idées échangées dans un groupe".
Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 15 juin 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 18 juin 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.
Werner THORMAGNE. "Rencontre". Liberté syndicale, édito du 31 mai 1935.
Henri PETIT, Vicaire général. "A propos d'un article scandaleux". Courrier de Genève, 4 juin 1935.