4. LA RUPTURE AVEC L'ÉVÊQUE

Le 22 juin, nouvelle lettre de Mgr Besson à Leyvraz au travers de laquelle paraît une sorte d'incompréhension, comme si les registres utilisés par l'un et l'autre étaient mal accordés, en dépit de la relation affective, filiale et paternelle qui les lie. Après l'annonce du départ de Leyvraz pour la Liberté syndicale, le prélat ne s'adresse plus à un "Cher ami", mais à un "Cher Monsieur". En même temps, ses paroles sont étonnamment prémonitoires :

‘"Cher Monsieur, Votre deuxième lettre m'a douloureusement déçu. A cette heure tragique où il y a parmi les catholiques de Genève une si angoissante division, vous ne voulez plus être franchement aux côtés de votre Evêque. Vous acceptez qu'on vous nomme - et de telle manière que cette nomination est une action mauvaise; car elle porte un grave préjudice au Courrier - vous acceptez qu'on vous nomme rédacteur en chef d'un journal que l'autorité diocésaine, il y a seulement quelques jours, a cru devoir blâmer. Vous voulez vous consacrer "à rapprocher du Christ les masses ouvrières". Vous n'y réussirez point sans être en parfait accord avec l'Evêque. Vous serez entraîné par vos mauvais conseillers sur un chemin dont vous ne prévoyez pas l'issue. Et un jour vous vous direz, en constatant que votre position de catholique est fausse : "Est-ce pour en venir là, que je suis entré dans l'Eglise catholique ?" Ce jour-là, vous trouverez mes bras et mon coeur toujours ouverts; mais le mal sera fait : il l'est déjà, et profondément. Agréez, cher Monsieur, l'assurance de mes sentiments dévoués1451 ."

Ce même 22 juin, Mgr Besson a vraisemblablement décidé de dire également aux chrétiens-sociaux tout ce qu'il a sur le coeur, suite à une réunion qui a probablement été houleuse. Outre la missive envoyée à Leyvraz, il écrit aussi à Berra, secrétaire du Cartel chrétien-social :

‘"Monsieur le Secrétaire, Mardi soir, en présence des délégués du parti indépendant et chrétien-social, vous avez pris l'attitude de l'enfant prodigue repentant, vous avez demandé pardon : je vous ai pardonné. Vous savez bien que je vous pardonne toujours. Mais il y a un mal profond qui est fait et que mon pardon ne peut supprimer. En publiant la nomination de M. Leyvraz comme rédacteur en chef de la Liberté syndicale, le jour même1452 où je recevais sa lettre de démission du Courrier et avant que j'aie pu lui répondre, alors qu'il était facile d'attendre encore des semaines pour permettre un échange d'idées, en agissant de la sorte, dis-je, vous avez commis une mauvaise action, dont vous ne pouviez pas ignorer, dont vous avez voulu les suites déplorables. (....) Il faut également que je vous rappelle qu'une partie de la jeunesse qui marche sous vos ordres est complètement déformée soit dans son esprit, soit dans le domaine de la doctrine : elle n'est plus loyalement avec son Evêque, donc elle n'est plus catholique. Cela, je ne peux pas le constater sans dire le mot nécessaire; car j'ai la charge des âmes et je dois en répondre devant Dieu. La Liberté syndicale, en particulier, dont le programme, au début, ne me déplaisait pas, a pris des allures démagogiques telles qu'elle constitue un danger pour notre jeunesse. Vous m'objecterez que c'est un journal politique où l'Evêque n'a rien à voir; je vous répondrai que nul ne peut me défendre de dire ce que je pense d'un journal, qu'il soit rédigé par des catholiques ou par d'autres. On m'a reproché, mardi soir, d'avoir une certaine méfiance pour le parti indépendant et chrétien-social. Il faut distinguer. J'ai pleine confiance dans la plupart des hommes influents du parti indépendant; mais tout ce qui s'est passé depuis environ une année m'oblige à avoir des craintes très sérieuses au sujet de quelques uns (sic), dont vous êtes : j'ai le devoir de vous le dire loyalement. Et vous me permettrez bien d'ajouter que le chemin où vous vous engagez, vous qui auriez pu faire tant de bien, est un chemin dangereux, parce qu'il conduit à l'abîme. Agréez, Monsieur le Secrétaire, l'expression de mes sentiments dévoués1453."’

Berra répondra à Besson en disant ne pas comprendre pourquoi il est l'objet d'une telle animosité, d'autant plus qu'il ne se résoudra ‘"jamais à être dans l'obligation de polémiquer avec M. le Vicaire général"’ , tant qu'il sera secrétaire de la Fédération genevoise des corporations; cette affirmation peut paraître quelque peu étrange, tant l'inimitié qui l'oppose à Mgr Petit depuis des années est viscérale. Puis il revient sur les considérations du prélat :

‘"a)(...) il est douloureux, pour nous tous, que M. Leyvraz ait été obligé de quitter le Courrier à cause d'un aventurier. M. Gaston Bersier a "l'esprit catholique". M. Leyvraz ne "l'aura bientôt plus". Voilà ce qu'ose affirmer M. le vicaire général. N'est-ce pas insensé ?
b)A propos de mon influence sur les jeunes : Je vous demande, Monseigneur, de me recevoir dès que possible et de me donner, sur ce point, communication de vos désirs. Je formule le voeu d'être en plein accord avec votre volonté en tout ce qui a trait à la formation doctrinale de nos hommes. Il est vrai que je suis aimé de beaucoup des miens. J'ai gagné leur coeur en m'occupant d'eux, toujours avec désintéressement. Ils le savent. Mais je ne veux pas profiter de cette influence pour nuire à quiconque.
c)A propos de La Liberté Syndicale : Elle est indépendante de vous, c'est vrai. Elle ne saurait vous engager en qui (sic) que ce soit. Mais, tout sera mis en oeuvre pour que la doctrine soit présentée dans (sic) alliage avec le faux. Que la forme n'y soit pas toujours, c'est certain. Mais il n'y a pas là de quoi vouloir la mort d'un journal1454."’

Berra a terminé sa lettre en souhaitant être reçu par l'évêque. Quelques jours plus tard , Besson lui signifie que cela "lui est matériellement impossible (...)". Puis il reproche au secrétaire syndical d'avoir raconté qu'un "petit théologien" aurait déclaré que Mgr Petit aurait tronqué, dans le Courrier, des textes du pape. "Critique impertinente et (...) ABSOLUMENT INJUSTIFIÉE" rétorque Besson. ‘"La manière dont on parle du Vicaire Général chez certains des vôtres, la manière dont vous en avez parlé vous-même, en ma présence, est un scandale que je ne puis accepter."’ En outre, l'évêque signale qu'en dépit du qualificatif d' "aventurier" utilisé par Berra pour flétrir Bersier, le prélat conserve toute sa confiance au directeur commercial ‘"jusqu'à ce que (...) ceux qui, avec vous, ne cessent de l'accuser, vous ayez consenti à parler en sa présence et de manière qu'il puisse se défendre. Ce qui m'angoisse véritablement, c'est l'esprit qu'il y a parmi beaucoup de vos jeunes. On y discute toutes les décisions prises par l'autorité ecclésiastique; vous-même et M. Constantin nous disiez l'autre soir que l'avis de l'évêque, en dehors des questions de foi, n'a pas plus de poids pour vous que le sentiment de n'importe lequel de vos collègues du Grand Conseil1455. S'il en est ainsi, est-il bien utile que nous discutions ? On reproche couramment dans vos milieux à l'évêque et surtout à son Vicaire Général d'être inféodés au Capitalisme et, précisément pour cela, de ne pas comprendre les pauvres, (...)"’. Une "calomnie" que Berra aurait proférée devant Besson "en termes à peine voilés" et qui accompagneraient beaucoup d'autres diffamations prononcées contre le prélat1456.

Les incompréhensions entre Mgr Petit et l'aile chrétienne-sociale ne s'apaisent pas. Témoin cette missive adressée au secrétaire du Parti par le Vicaire général, suite à un article du Courrier qui avait suscité une protestation des Indépendants : ‘"Ce matin, je n'ai pu atteindre M. le Directeur du Courrier, en tournée de survie. J'ai relu le petit entrefilet incriminé : "Déjà !" et je n'y ai trouvé qu'une petite plaisanterie anodine à l'adresse de certains politiciens. Si nous autres curés nous voulions nous mettre sens dessus dessous pour de petites satires de ce genre, s'adressant à notre "sacré corps !", nous serions constamment en l'air1457 !"’

Notes
1451.

Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 22 juin 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1452.

Cette question de date donnera lieu à plusieurs rebondissements. Si Leyvraz a écrit sa lettre le mercredi 12 juin et l'a expédiée ce jour-là, celle-ci a dû arriver à Fribourg le jeudi 13, jour où Mgr Besson est absent. S'il avait été à Fribourg le 13, l'évêque aurait bien été informé du départ de Leyvraz avant la parution de l'article de Berra dans La Liberté syndicale du vendredi 14 juin. Il est vrai toutefois que ce laps de temps fort court le mettait devant le fait accompli.

1453.

Lettre de Mgr Marius BESSON à Henri Berra, 22 juin 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1454.

Lettre de Henri BERRA à Mgr Marius Besson, 24 juin 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1455.

Cette déclaration ne sera pas digérée par l'évêque qui, à plusieurs reprises, la citera.

1456.

Lettre de Mgr Marius BESSON à Henri Berra, 27 juin 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1457.

Carte de Mgr Henri PETIT au secrétaire du parti indépendant et chrétien-social, 23 août 1935. Archives du Parti, Genève.