6. LES RUMEURS AU SUJET DU DÉPART DE LEYVRAZ

Bien évidemment, l'annonce du départ de Leyvraz fait les délices du Travail qui, toujours bien renseigné, a annoncé immédiatement la nouvelle en la faisant mousser : ‘"Depuis quelque temps, on savait que de profondes dissensions divisaient les chrétiens-sociaux. Elles se manifestèrent pour le public de diverses manières. M. Berra fut exclu de la rédaction du Courrier de Genève, sur une intervention de l'évêché, dit-on; puis, La Liberté syndicale, organe chrétien-social, poursuivit une politique nettement orientée vers le fascisme ou le frontisme, tandis que sous l'influence de M. Bersier, nouveau directeur commercial, le Courrier reprenait un vocabulaire plus modéré; (...) La Liberté syndicale annonce que M. René Leyvraz est nommé rédacteur en chef de cet organe depuis le 1er septembre. Nous savons de source autorisée que M. R. Leyvraz quittera le Courrier à la même date. Le triumvirat de MM. Compagnon (l'abbé), Berra et Leyvraz est donc liquidé par le triumvirat Gottret, Mgr Petite (sic)1464 (vicaire général) et Bersier1465."’ L'information donnée par le journal rouge est éclairante. Elle démontre bien les tensions qui déchirent le Parti et le Courrier de Genève, entre la ligne indépendante et la chrétienne-sociale qui, on le voit, est alors celle de la direction du Parti.

La campagne autour du départ de Leyvraz s'éternise; les rumeurs d'un débarquement, qui aurait été voulu par l'évêque, se répandent en Romandie. Le 4 juillet, la Feuille d'avis du Valais, sous la signature d'André Marcel, rend un fort bel hommage au rédacteur en chef. La Liberté syndicale en reproduit des extraits dans son numéro du 12 juillet :

‘"Celui-là, je ne le connais ni d'Adam ni d'Eve et c'est à travers ses écrits tumultueux que j'ai deviné l'homme et que je l'ai aimé. Par le pouvoir du journal, il m'est plus proche ainsi qu'un ami fraternel et sans l'avoir jamais rencontré, je lui dois des consolations souveraines. Parmi tant d'écrivains sans foi, sans courage ou sans loyauté, René Leyvraz s'impose à nous comme un exemple et c'est de le regarder se battre avec tant de coeur que je n'ai pas douté de la mission du journaliste. Il y a des moments où la sottise et la lâcheté finiraient par vous désarmer si quelqu'un n'était pas là pour vous prouver qu'on peut les dominer. René Leyvraz est cet homme, et dans les moments les plus durs, il garde un moral de fier et bon soldat que rien n'abat. C'est qu'il revient de loin et qu'avant d'avoir acquis cette vaillance indomptable et tranquille, il fut marqué par le désespoir, le doute et la souffrance. Ceux qui ne comprendront jamais rien à un débat de conscience, au déchirement qu'il inflige, à ses répercussions jusqu'aux tréfonds de l'âme en émoi, continueront de reprocher à René Leyvraz d'avoir changé de doctrine et brûlé ce qu'il adorait. En réalité, il n'a fait qu'aller droit son chemin et sa plus belle victoire il l'a remportée admirablement sur lui-même, avec une humilité de chrétien. Il a raconté cela dans un livre émouvant, traversé de clartés, et d'un accent si vrai qu'on en est troublé d'y penser. Devant tant de sincérité, tout adversaire accessible à la grandeur devrait simplement s'incliner. Cent fois j'ai désapprouvé René Leyvraz dans mon esprit, mais il avait beau me heurter dans mes opinions, j'étais conquis par son talent de polémiste et sa ferveur de croyant. Ainsi quand il ne parvient pas à vous arracher une adhésion, c'est mieux que cela qu'il obtient : le témoignage intègre et spontané du respect. Rien d'étroit ou de mesquin dans sa prose, un souffle ardent qui l'élève en fait un très haut moyen d'expression, et pour croiser le fer avec René Leyvraz il faut commencer par monter jusqu'à lui. Ah ! je sais, il n'y a pas le ton mielleux qu'on prend pour traiter les coquins d'honorables contradicteurs, mais c'est précisément ce ton-là qui me plaît. Leyvraz, au moins, a du tempérament et sa violence avec ses frémissements contenus et ses transports soudains est un puissant moyen de persuasion. Mais il n'y a pas de vulgarité dans sa force et sa pensée admirable et digne enlève aux mots ce qu'ils pourraient avoir de brutal ou de cruel. Ces dons, René Leyvraz les dispense au jour le jour avec une opiniâtreté patiente et sans se laisser ébranler par les coups de l'ennemi ou la peur des amis. Il édifie une oeuvre immense et qu'il établit solidement sur le granit de son verbe, en bon ouvrier de la plume et de la parole. Pour qui connaît le métier de journaliste, on demeure absolument confondu devant le labeur de René Leyvraz qui ne s'est jamais relâché et sous lequel eussent succombé tant d'autres. Ce qu'il y avait de merveilleux surtout dans ce travail journalier, c'est qu'il ne se ressentait pas de l'improvisation et qu'à la précision de l'argumentation correspondait la rigueur du langage. Emporté par sa passion, sûr de son bon droit, fier de sa doctrine, il s'imposait comme un bâtisseur robuste et qui travaillait dans la joie. On ne peut plus compter ses victoires. Il eut à se défendre à la fois contre la ruse et la lâcheté, et parce qu'il avait sa croyance en lui il surmonta les désillusions, il brava les dangers, il brisa les résistances. Il vint à bout du pire adversaire, il remporta des succès inespérés, il accomplit des prodiges1466 !"’

A fin juin, l'assemblée générale du Courrier de Genève, dont le compte rendu est donné à la Une du journal le 29 juin, permet à Besson de dire publiquement que, contrairement à l' "odieuse invention" qui circule, Leyvraz n'a pas "été débarqué du Courrier 1467 ". Quant à l'intéressé, il écrit au prélat : ‘"Comme vous, je ne tiens certes pas à ce qu'une telle légende s'accrédite, car il me serait fort désagréable qu'on me crût "débarqué". Je suis, quant à moi, pleinement rassuré sur ce point. La déclaration catégorique que vous avez faite (...) et qui a été reproduite en première page du Courrier, ne peut laisser aucune espèce de doute dans l'esprit de nos lecteurs. On sait parfaitement que j'ai de mon propre chef donné ma démission. Si l'on s'interroge encore, c'est sur les motifs d'une si grave détermination. (...) Si l'on avait mieux compris mes difficultés, si elles n'avaient pas été sans cesse envenimées par un directeur commercial qui est sorti complètement de son rôle, je ne serais pas parti. Je devais normalement poursuivre mon oeuvre ici. L'isolement où l'on m'a mis peu à peu, l'atmosphère de défiance qui s'est créée autour de moi ont rendu ma situation - déjà bien difficile en elle-même - absolument intenable. Je me permets de penser que M. le Vicaire Général a commis une erreur en épousant la cause personnelle de M. Bersier contre M. Berra, et en nous faisant un cas de conscience de le suivre sur ce terrain."’ Puis le rédacteur en chef déplore ‘"que ce funeste conflit [ait] mis en circulation bien des sottises et bien des méchancetés. (...) Quand les gens sont "montés", ils ne mesurent pas la portée de leurs paroles1468".’

Notes
1464.

Le Travail commet ici une erreur; il s'agit non pas de Mgr Petite, l'ancien vicaire général, mais bien de l'actuel, Mgr Henri Petit.

1465.

"M. Leyvraz quitte le Courrier de Genève". Le Travail, 17 juin 1935.

1466.

André MARCEL, La Feuille d'Avis du Valais, 4 juillet 1935, cité dans la Liberté Syndicale du 12 juillet 1935.

1467.

Pour démontrer le scandale provoqué par l'annonce prématurée de l'engagement de Leyvraz dans la Liberté Syndicale, Besson déclare que la lettre de démission du rédacteur en chef était datée du 13 juin, ce qui est faux. L'évêque y avait répondu en indiquant lui-même qu'il n'en avait pas eu connaissance immédiatement parce qu'il était en tournée pastorale.

1468.

René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, lettre du 1er août 1935; op. cit.