7. LA MENACE DE SCHISME

Avant d'accéder au désir de Berra et de ses amis qui suggèrent à Besson de les rencontrer pour reprendre la discussion, l'évêque exige que ceux-ci publient et signent ‘"un entrefilet où ils démentiront catégoriquement (...) que non seulement je n'ai pas provoqué la démission de Monsieur Leyvraz, mais que je l'ai vivement regrettée1469"’. Car l'attitude de certains chrétiens-sociaux ‘"à l'égard de l'autorité ecclésiastique nous mène à une sorte de schisme1470".’

Schisme ... le mot est lancé et mainte fois répété par l'évêque. Appréciant que Leyvraz ait accepté, au retour de ses vacances, de recommencer à écrire dans le Courrier jusqu'à son départ, le 1er septembre, Besson lui déclare :

‘"J'y vois une preuve de votre bonne volonté, une preuve peut-être aussi de votre désir de m'être agréable et je ne peux y être insensible. C'est avec confiance que je fais appel à votre coeur généreux : vous savez les difficultés où nous sommes à Genève, la véritable menace de schisme (le mot n'est pas trop fort) sous laquelle nous nous trouvons. Je compte sur vous pour nous aider à ramener cette union qui est indispensable et sans laquelle la bénédiction de Dieu ne viendra pas sur nous1471."’

Leyvraz lui répond :

‘"Je ne voudrais pour rien au monde que vous me crussiez insensible à la menace de schisme dont vous me parlez. Si je percevais un réel danger de ce genre, je passerais par dessus toute autre considération. Dans les milieux chrétiens-sociaux avec lesquels je suis en contact journalier, non seulement il n'y a pas ombre de dispositions schismatiques, mais en dépit des angoisses présentes, on vous reste, Monseigneur, profondément attaché. On attend de vous, on désire ardemment une parole d'affection paternelle. Cette parole remplirait tous les coeurs d'une joie profonde. Je sais que votre coeur est plein d'amour pour les pauvres dont nous nous efforçons de défendre fidèlement la cause en ces temps douloureux. J'ose vous supplier de laisser déborder cet amour. Et je vous assure que les malentendus qui subsistent seront rapidement dissipés. Je vous dis cela avec une profonde émotion au nom de mes amis chrétiens-sociaux, au nom de ces travailleurs et travailleuses catholiques dont je connais le grand coeur et la foi généreuse1472."’

L'évêque va-t-il accéder à la sollicitation d'une ‘"parole d'affection paternelle et de confiance [envers les] braves travailleurs et ceux qui se dévouent pour eux1473"’ ? La situation fausse dans laquelle il estime être plongé le retient de faire une démarche publique, tant que la rumeur du renvoi du rédacteur en chef n'aura pas été corrigée, et que les chefs du Parti n'auront rien fait pour éclaircir la situation. Lors de l'assemblée générale du Courrier, Mgr Besson avait déclaré être ‘"depuis longtemps convaincu de la nécessité [du christianisme social, avoir] professé dès la première heure [et encore aujourd'hui] une vive sympathie pour les chefs qui le dirigent dans un esprit véritablement chrétien de collaboration, de justice et de paix"’. Mais il avait aussi dressé une mise ‘"en garde contre les écarts de ceux qui lui donneraient une orientation contraire à cet esprit et risqueraient de développer dans les masses la tendance à la critique et à l'insubordination, la manie des procédés injurieux, le manque de déférence envers les supérieurs légitimes"’. Puis Besson rappelait ‘"que tout mouvement qui veut s'appeler chrétien-social doit travailler dans la ligne indiquée par les représentants autorisés de l'Eglise, qu'on est catholique avec l'évêque et qu'on ne peut pas l'être sans lui. Ces dernières paroles furent frénétiquement applaudies par l'assemblée1474"’. Si la souffrance de l'évêque, devant ces catholiques qui se déchirent, est compréhensible, et s'il est tout à fait normal que Besson ait rappelé aux chrétiens-sociaux et au Parti, qui sont les "utilisateurs" de son journal, que lui seul peut décider de l'orientation du Courrier de Genève, il est intéressant et étonnant de relever - signe des temps - le poids qu'il donne à la désobéissance des chrétiens-sociaux qui, rappelons-le, ne sont pas d'Action catholique et, par conséquent, ne dépendent pas de la hiérarchie.

Jusqu'à son départ du journal, Leyvraz plaidera pour ses amis : ‘"Je conçois parfaitement que vous ne puissiez, dans les circonstances actuelles, manifester votre sympathie aux chrétiens-sociaux de manière publique et officielle. Je souhaite simplement que, le plus tôt possible, le contact soit rétabli entre vous, Monseigneur, et les chefs de nos organisations."’ Après avoir dit être convaincu qu'il n'y a "pas d'obstacle insurmontable" au rétablissement d'entretiens cordiaux, il termine par ces mots, prolongeant en quelque sorte la relation affective qui le lie à son évêque : ‘"Aussitôt, vous sentirez autour de vous l'affection de ces "enfants terribles" qui vous ont fait de la peine, mais qui ne sont peut-être pas, après tout, les moins aimants de vos enfants1475."’

Nouvelle lettre de Mgr Besson, à son retour de vacances, adressée à Leyvraz. La décision prise par les chrétiens-sociaux d'ouvrir leur propre imprimerie à La Liberté syndicale, attise les inquiétudes de l'évêque; il estime que, d'une telle création, naîtront un accroissement des difficultés pour la presse catholique, et une recrudescence de la division entre catholiques avec, pour conséquence, "un affaiblissement de nos forces". Recherchant une solution, le prélat sollicite la collaboration de celui qui, pourtant, a donné sa démission : ‘"La rupture serait moins douloureuse et moins réelle, sans aucun doute, si vous n'aviez pas l'air de lâcher entièrement le Courrier. Vous êtes l'homme qui peut le mieux servir de trait d'union."’ Et il demande à Leyvraz de continuer à fournir par exemple ‘"deux articles de fond par semaine. Cela pourrait empêcher bien des maux"’. Puis il dépose sur les épaules du journaliste une responsabilité fort lourde encore, celle de pouvoir mettre un terme à la menace de schisme : ‘"Je vous écrivais, naguère, que je craignais un véritable schisme; aujourd'hui mes craintes n'ont pas diminué, et c'est à votre conscience que je fais appel. Il me semble que même si vous étiez sollicité par d'autres amis, vous ne devriez pourtant pas leur donner complètement la préférence sur votre Evêque."’ Enfin, reprenant une métaphore qui lui est chère, celle de la chute dans l'abîme, Besson continue : ‘"Les "chemins de la montagne", qui vous ont conduit sur de si beaux sommets, finissent aussi quelquefois dans des précipices. Si, quelque jour, nous devions voir se détacher de nous tout un groupe de catholiques induits en erreur, je ne veux pas qu'on puisse me reprocher de n'avoir pas fait tout mon possible pour éviter la catastrophe, et c'est pour cela que je vous écris1476."’

Notes
1469.

Lettre de Mgr Marius BESSON à l'abbé André Savoy, 23 juillet 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1470.

Lettre de Mgr Marius BESSON à Henri Berra, 24 juillet 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1471.

Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 25 juillet 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1472.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 27 juillet 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg. cote D 40.

1473.

Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 29 juillet 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, sans cote.

1474.

"L'assemblée générale de la Société du Courrier de Genève". Courrier de Genève, 29 juin 1935.

1475.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 1er août 1935, op. cit.

1476.

Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 21 août 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.