Après avoir pris conseil auprès de l'abbé Savoy (qui l'engage fortement à poursuivre sa collaboration au Courrier), Leyvraz déclare à Besson que ses conclusions sont "mûrement réfléchies et définitives", et qu'elles ne "sont pas dictées par un mouvement d'humeur". Malgré l'avis de Savoy, il ajoute : ‘"Je ne serai pas collaborateur d'un journal dont j'ai été pendant douze ans le rédacteur en chef1477."’ Ce qu'il refuse donc, c'est une réduction de sa fonction, et le fait de cautionner une oeuvre dont on est en train de détruire le fruit de longs efforts; toutefois, le journaliste se dit prêt à retourner au journal dès que l'évêque le désirera, mais aux conditions suivantes :
‘"1. Si M. Gaston Bersier est éloigné.Que pense la direction du Courrier des conditions alors posées par Leyvraz ? Carlier admet ‘"que Mr B. au début a empiété sur Mr L. mais de là à demander son départ il y a loin ! J'estime que Mr B. est parfaitement compétent dans les questions administratives et financières du journal et qu'il doit y rester. On pourrait dire à Mr L. que Mr B. sera averti et que son travail sera nettement marqué et qu'il n'aura rien à faire avec Mr L. D'autre part Mr L. demande la direction absolue de la rédaction sous mon contrôle. Personnellement je n'y vois aucun inconvénient pourvu que Mr L. se charge alors de la cuisine rédactionnelle, du controle (sic) de nuit alternativement et des rédacteurs en collaboration avec moi. Mais .... celà (sic) pourra-t-il se faire ?1479 (...) En tout cas, je crois que la condition posée du départ de Mr Bersier est draconienne et funeste1480".’
Quant à Bersier, dans un rapport envoyé au Chancelier de l'Evêché , il n'épargne pas Leyvraz. D'une part, il estime que ‘"la plume admirable de M. René LEYVRAZ n'a joué qu'un rôle secondaire dans le développement de notre cher Courrier "’. Puis, s'en prenant à l'abbé Compagnon et à Berra, il déclare que ‘"ces Messieurs ont manoeuvré en conséquence durant toute l'année dans l'unique but d'accumuler les difficultés sur notre route"’. Il était donc justifié ‘"d'éloigner [Compagnon] manu militari [et] d'infliger [à Berra] la correction qu'il méritait"’. Leyvraz s'est laissé influencer et a manqué de franchise en adressant des rapports secrets à l'autorité1481 ; autant d'attitudes qui commandent de ne pas ‘"tenir compte de la valeur de la plume [du] rédacteur en chef, [celle-ci] disparaissant devant la réelle valeur d'une telle personnalité»’ . Estimant que cette situation a été alimentée par le souci d'apaisement, les tergiversations et les solutions boiteuses adoptées par les autorités, Bersier préconise qu'on montre à l'avenir ‘"plus de ténacité, plus d'énergie et surtout plus de logique que ceux qui veulent (...) détruire l'oeuvre [qui fait] l'honneur et la légitime fierté des catholiques de Genève"’. Et de menacer : ‘"Si l'on entend vouloir concilier indéfiniment l'inconciliable, facilitant ainsi le travail de démolition de nos adversaires, je n'hésiterai pas à me retirer, ne voulant pas assister à l'effondrement d'une oeuvre à laquelle j'ai consacré toutes mes forces au cours de cette dernière année1482."’
2 septembre 1935 : Ce n'est pas au 7, rue des Granges que Leyvraz se rend ce jour-là, mais au 18, rue de la Pélisserie, propriété (depuis 1920) de l'Union des Travailleuses catholiques. Antique maison pleine de charme, "aux fenêtres à accolades, aux toits de guingois, aux murs irréguliers", elle est faite, à l'intérieur, de ‘"multiples recoins et de vastes caves qui plongent dans les entrailles de la colline1483"’ sur laquelle la vieille ville est construite. Cette demeure est aimée de tous ceux qui la fréquentent, parce qu'elle s'enracine très profondément dans l'histoire : ‘"Elle a l'air pensive, elle se souvient. Elle a vu d'autres temps, d'autres coutumes. Elle a vu, en une nuit d'hiver, les citoyens, hâtivement accoutrés et armés, dévaler la pente pour repousser l'Escalade. Sa mémoire s'enfonce plus loin dans le passé, car elle est campée sur l'enceinte burgonde, et elle enclôt le rempart dont Gondebaud ceignit sa cité au temps de sainte Clotilde1484."’ Bien des siècles plus tard, en 1927, le Cartel chrétien-social est venu s'installer dans ses salles spacieuses et ses vastes locaux, amenant avec lui les Syndicats chrétiens, la Caisse-maladie Chrétienne-sociale, puis les corporations, le restaurant chrétien-social, et la rédaction de La Liberté syndicale. C'est dans la minuscule cuisine carrelée de la Pélisserie que Leyvraz a installé son bureau. Le voici attablé pour remplir son rôle de rédacteur en chef syndical; son visage est émacié, cerclé de lunettes rondes, ses cheveux noirs fuient un front largement dégarni. Sur ses lèvres, l'ombre d'un sourire; et, à la bouche, son énorme bouffarde bourrée de déchets de cigares rejetant, dans une atmosphère empuantie, l'écran d'une affreuse fumée âcre et épaisse qui ira jusqu'à masquer, aux yeux de ses visiteurs, la porte de sortie ...
Le même jour, le pli envoyé par Besson à Leyvraz consomme la rupture : ‘"Votre lettre du 27 août me cause une profonde tristesse. Vous comprenez très bien que je n'ai pas le droit de sacrifier sans autre ni M. l'abbé Carlier qui m'est resté fidèle dans des conditions douloureuses et difficiles, ni M. Bersier à qui on n'a rien reproché avant qu'il fût au Courrier et qui nous donne (..) pleine satisfaction, ni surtout à M. le Vicaire Général dont vous avez l'air d'exiger qu'il ne s'occupe plus du journal. Vous-même, à la réflexion, vous trouverez que vos conditions sont vraiment un peu dures et qu'il est au moins déplacé de vouloir les imposer à l'Evêque du diocèse."’ Cette fois, fort des avis de Carlier et Bersier, Besson a tranché : il lui est impossible de nommer Leyvraz à la direction du Courrier après que celui-ci a "donné et maintenu sa démission", et que La Liberté syndicale a annoncé qu'il allait lui consacrer tout son temps. Comment l'ancien rédacteur en chef pourrait-il concilier cette contradiction flagrante ? Après ce constat, l'évêque exprime toute son amertume : ‘"Ah ! cher Monsieur, si vous étiez resté vous-même et si vous aviez su vous libérer de vos mauvais conseillers pour être franchement avec l'Evêque ! Vous rendez-vous compte des complications que votre attitude va créer, même pour vous, des problèmes douloureux qui vont se poser à votre conscience, de l'inconnue au devant de laquelle vous allez ? Pour ce qui me concerne, vous savez bien que mes sentiments à votre égard ne changent pas, et que je vous reste, dans la tristesse, sincèrement dévoué1485."’
Leyvraz rédige, à l'intention de Besson, l'ultime message (sur papier à en-tête de La Liberté Syndicale, Journal ouvrier national) qui mettra un terme au chapitre de sa collaboration au Courrier de Genève. Derrière des mots qui veulent exprimer le soulagement, n'y décèle-t-on pas quand même un certain dépit ? ‘"Je viens de recevoir vos lignes, et je vous en remercie. Elles me délivrent d'un fardeau. Ce n'est certes pas de gaieté de coeur que je vous ai offert de reprendre, sous votre contrôle, la direction du Courrier. Je connais la maison : j'y ai souffert assez longtemps pour ne me faire aucune illusion sur les difficultés et les angoisses qui m'y attendaient si vous m'aviez confié cette lourde responsabilité !"’ Contrairement à Besson, Leyvraz ne voit aucune contradiction dans son attitude : ‘"Il va bien de soi que si vous m'aviez nommé directeur du Courrier, j'aurais quitté le poste que j'occupe ici. Mes amis chrétiens-sociaux, qui m'ont accueilli avec la plus émouvante amitié, auraient parfaitement compris et se seraient inclinés. J'en ai l'assurance formelle. Autre malentendu qui m'est sans doute imputable : je ne vous ai pas demandé de sacrifier M. l'abbé Carlier. J'estimais - mais j'aurais dû le préciser - qu'il devait y avoir à côté de moi un censeur ecclésiastique, un délégué épiscopal (peu m'importe le titre), et je n'ai pas posé la question de personne. Par contre, j'estime en effet que le Courrier doit relever directement de vous, sans aucune entremise locale, ceci pour mettre fin aux innombrables intrigues dont nous n'avons cessé de souffrir. Je pense qu'il n'y a rien, dans cette suggestion, qui puisse offenser mon Evêque."’ Puis, pris d'une de ces colères dont il est capable, Leyvraz laisse déborder (dans un ton qui déplaira certainement à Besson) son animosité contre ce Bersier qui est à la source de son départ, l'accusant d'être ‘"le mauvais génie du Courrier [dont il est devenu] le maître absolu. (...) Le travail de discorde qu'il a fait chez nous est une besogne d'aventurier, de fumiste et de gredin. Tant que cet homme sera au Courrier, il ne paraîtra pas une ligne de ma main dans ce journal. Ma conscience est absolument tranquille. Je ne demande qu'une chose : d'oublier l'atmosphère intolérable qui, depuis une année, règne dans la maison que je viens de quitter. Je veux lutter dans la franchise et l'amitié. J'ai trouvé l'une et l'autre ici. Tout nouveau, tout beau ! me direz-vous. Je connais mes amis de longue date. Je sais qu'ils ont comme moi leurs défauts, leurs violences, leurs écarts humains. Je n'ai trouvé dans leur coeur aucune trace de haine ou de révolte contre vous. Ils souffrent de vous voir mal instruit de leurs dispositions, de leurs sentiments, des difficultés énormes de la tâche qui leur est dévolue. Je souffre avec eux. Le temps viendra, j'en suis convaincu, où vous vous apercevrez que, en exploitant quelques regrettables incidents, on vous a gravement fourvoyé1486".’
Un chapitre se boucle. L'ancien rédacteur en chef du Courrier de Genève tourne le dos. Mais il a le coeur lourd. Quelques semaines plus tard, il confiera ses sentiments à André Marcel1487 qui lui avait rendu, en juin, un hommage si amical dans la Feuille d'Avis du Valais :
‘"Mon cher Marcel, vous m'avez consacré cet été, alors que je vivais des heures qui ont été parmi les plus cruelles de ma vie, un article si généreux, d'un si bel élan fraternel, que j'en reste ému jusqu'au fond du coeur. Nous ne nous sommes jamais vus. Entre nous, il n'y a ni camaraderie ni amitié personnelle. Vous m'avez mis trop haut dans votre estime, vous m'avez vu de loin bien meilleur que je ne le suis. Ce que je n'oublierai jamais, c'est que vous avez eu peur pour moi. Peur que je ne perde pied, que je ne désespère. Vous avez vu mieux que moi le gouffre à mes côtés, et vous m'avez averti. Quand la mort, soudain, vous prive d'un être chéri, on ne sent pas tout d'abord la profondeur du mal. Il semble que Dieu veuille vous amortir le premier coup. Plus tard seulement, quand les forces vous sont un peu revenues, l'orage se déchaîne1488. Il en va de même lorsqu'il faut se séparer d'une oeuvre à laquelle on avait voué sa vie. D'elle à vous, à votre insu presque, de puissants liens se sont tissés. Un jour vient où il faut les rompre. C'est un jour d'agonie. Un jour de si forte angoisse et de tel déchirement qu'on ne saurait les exprimer. Le public qu'on s'efforçait de guider, d'informer, ce n'était pas une masse indifférente et anonyme. C'était une foule amie qui vous entourait, qui souvent vous encourageait aux heures difficiles. Elle s'éloigne. Sa rumeur fraternelle s'éteint. C'est comme si la mort avait passé1489."’Dans le cahier de la vie professionnelle de Leyvraz, un épisode douloureux vient de se terminer pour laisser place à une nouvelle aventure dont le journaliste ignore encore quel en sera le dénouement.
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 27 août 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.
Une nouvelle fois, c'est certainement le rôle joué par Mgr Petit que Leyvraz critique ici.
Cette question qui laisse apparaître une certaine critique est importante. En effet, comme nous le verrons plus loin, après le retour de Leyvraz au Courrier dès 1945, il lui sera aussi reproché de ne pas suivre d'assez près le travail des rédacteurs de nuit dont il ne partage pas les horaires.
Lettre de l'abbé CARLIER adressée, en l'absence de Mgr Besson, au Chanoine Arni, Chancelier de l'Evêché, 28 août 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.
Nous n'avons retrouvé nulle trace de tels documents.
Lettre de Gaston BERSIER au Chanoine Arni, Chancelier de l'Evêché, 28 août 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.
Edmond GANTER. Bâtir la maison ..., op. cit., p. 37.
Ibid.
Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 2 septembre 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius BESSON, 4 septembre 1935. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.
Lorsque Leyvraz lui adresse cet article, André Marcel venait lui-même d'être éloigné de la Feuille d'Avis du Valais, après 10 ans de travail dans ce journal. Lors d'une conversation téléphonique que nous eûmes avec lui en 1994, André Marcel nous confia combien il gardait de Leyvraz une immense reconnaissance parce que celui-ci l'avait aidé pour retrouver un emploi.
Alors qu'il est remarié, Leyvraz évoque ici le décès de sa première épouse, une perte dont il se remettra difficilement.
"A André Marcel". Liberté syndicale, 29 novembre 1935.