Malgré les difficultés traversées et l'appréhension propre à tout recommencement, le premier article de Leyvraz à ses lecteurs est une sorte d'affirmation de la voie choisie :
‘"Notre chère Liberté m'a introduit auprès de vous en termes si flatteurs que je ne puis, en prenant ma plume, me défendre d'une certaine crainte. Qui suis-je pour justifier une telle confiance ? Un vieux routier du journalisme, et c'est un métier où l'on devient sceptique. Par bonheur, je ne le suis pas devenu. Je remercie Dieu de m'avoir, malgré tout, préservé de ce dessèchement. J'ai gardé, intactes, ma foi et mon espérance. J'ai gardé dans mon coeur l'amour de Dieu et de mes frères humains. Si je cherche ma profonde raison d'être, de penser, d'écrire, je retrouve en moi cette consigne qui m'a toujours guidé : rapprocher le peuple du Christ en restaurant l'ordre chrétien ! Je ne revendique qu'un seul mérite : celui de n'avoir point dévié de cette route qui m'a conduit ici, à la Pélisserie, au milieu de mes amis des Corporations, des Syndicats chrétiens, qui m'ont toujours compris et soutenu. Sans leur vigilante affection, j'eusse peut-être succombé en chemin. Car notre tâche est rude. Sans trêve, nous dénonçons les tares hideuses du capitalisme. On nous traite de "démagogues". Ah ! nous avons de plus hauts soucis que de flatter les instincts, les appétits des masses. Si nous ne songions qu'à cela, quoi de plus simple que de nous aller loger à l'extrême-gauche ? Pourquoi défendrions-nous l'Eglise, la Patrie, la Famille, le Métier - l'effort sur soi-même, le sacrifice, le dévouement, le travail - quand il nous serait si facile de faire miroiter aux yeux du peuple l'illusoire paradis de la Cité future ? Nous avons l'amour et le respect du peuple, de tout notre peuple, bourgeois, ouvrier et paysan. C'est parce que nous sentons qu'il se perd que nous sonnons la cloche d'alarme avec une énergie chaque jour redoublée. Nous irons, quoi qu'il advienne, au bout de notre tâche. Nous ne faillirons pas à notre devoir qui est de proclamer les exigences de la justice et de la vérité, si dures qu'elles soient, si déplaisantes qu'elles puissent paraître. Le temps presse. Naguère, quand nous parlions du capitalisme déchaîné, on nous disait : "Vous voyez tout en noir, le monde sortira de cette crise comme des autres, et il reprendra sa course allègre vers le progrès". A la boutonnière des optimistes, on pouvait lire : "Ne me parlez pas de la crise". Il a bien fallu en parler, non certes avec plaisir, mais parce que d'année en année, de mois en mois, de semaine en semaine, elle s'est aggravée. Elle est si profonde, si aiguë, que les économistes distingués, les sociologues à manchettes, bonnisseurs (sic) de l'optimisme capitaliste, en ont perdu leur bagoût (sic). Nos pires prévisions sont dépassées. Nos avertissements sont périmés. Plus vite encore que nous ne le redoutions, le monde a marché vers la catastrophe. L'économie libérale perd ses derniers défenseurs. Ce n'est pas trop tôt. Mais devant cette débâcle, une foule de gens sont désemparés. Leurs habitudes de penser et de juger sont bouleversées. Ils ne peuvent plus croire au régime qui s'écroule. Ils ne peuvent pas croire à la Cité future. Que faire ? Où aller ? A tous, quels que soient leur condition, leur métier, leurs soucis, nous disons : Soyez tout d'abord et intégralement DES CHRETIENS. Pas des chrétiens du dimanche, ni même d'une heure par jour. Tant que l'esprit du Christ restera à la porte de l'usine, du bureau, du magasin, de l'atelier, notre société continuera de glisser vers l'abîme. Une foi purement privée est une foi qui finit dans le pharisaïsme. Celui qui veut sauver son âme la perdra1490. Qu'est-ce que l'esprit du Christ ? Il tient dans un seul mot : l'Amour. Aimer Dieu par dessus toute chose, et son prochain comme soi-même. Or, la première oeuvre de l'amour, c'est la justice. Il n'est rien qui vous soit plus dur à vous-même que de subir une injustice. Notre monde périt de l'oubli de cette grande Vertu. Les emplâtres philanthropiques ou prétendus "charitables" n'y changeront rien. C'est bien à tort que l'on prétend opposer la Charité à la Justice. Cette opposition n'a aucune espèce de sens. En langage chrétien, qu'il ne faut pas confondre avec le patois faussement dévot, charité signifie amour. L'amour comprend, intègre la justice. Celui qui est incapable de rendre justice à son prochain est incapable de l'aimer véritablement. Et s'il est vrai que l'amour va bien au-delà de la justice, s'il est bien plus grand et bien plus généreux, il faut tout d'abord qu'il ait passé par la justice. Une justice chrétienne. Une justice d'amour. Voilà ce que nous réclamons. Nous le réclamons avec force, avec violence quand il le faut, parce que le salut du peuple en dépend1491."’Dans cet édito, Leyvraz explique donc comment il entend rapprocher du Christ les travailleurs, en les engageant dans un christianisme militant dont la première vertu est la justice.
Cf. Mt 16,25.
"A vous, mes amis !". Liberté syndicale, 6 septembre 1935.