2. METTRE LES INTELLECTUELS DEVANT LEURS RESPONSABILITÉS

Leyvraz n'a jamais été un théoricien. Dès son arrivée à la Liberté syndicale, afin de démontrer peut-être sa proximité avec le peuple des travailleurs, il dénonce souvent l'intellectualisme et la théorie, pour leur opposer l'action et la pratique; un événement va immédiatement le mettre en tension avec l'abbé Journet; en effet, la création d'un nouvel hebdomadaire français, Vendredi, qui se veut "organe des hommes libres de ce pays et l'écho de la liberté du monde" suscite une vive réaction du rédacteur; Leyvraz ne peut admettre que ce journal (qui sera celui des Intellectuels du Front populaire français, "ralliés au bolchévisme ou aux bolchévisants") veuille s'étendre d'André Gide1492 à Maritain, c'est-à-dire ‘"des intellectuels qui ont rallié la Révolution, aux intellectuels catholiques qui ont maintenu le parti de la Liberté"’ . S'il salue la générosité de Madaule, d'Honnert ou de leurs amis, ainsi que la charité et le courage de Maritain qui ‘"estime que la pensée chrétienne ne doit pas craindre les positions périlleuses, qu'elle doit militer à l'avant-garde"’, le journaliste déclare toutefois : ‘"(...) nous ne pouvons nous empêcher de crier : CASSE-COU ! (...) [Car dans cette] salade, le nom de Maritain ne servira que d'étiquette pour placer chez des chrétiens une marchandise empoisonnée1493".’ Leyvraz n'est pas le seul à réagir ainsi, puisque Maritain avait écrit, trois jours plus tôt à son ‘"cher (...) bien aimé Charles [Journet] : Cette collaboration à Vendredi, que j'avais acceptée pour faire entendre une voix chrétienne là où jamais on ne l'entend, soulève un grand scandale dans les milieux "bien-pensants". Et ce qui m'est cruel, c'est que ce Vendredi ne me plaît pas du tout, à cause surtout de sa politique violemment agressive contre les gens de l'autre bord (qui sont justement les "bien-pensants"). J'ai écrit tout de suite une lettre qui a paru dans le second numéro (15 nov.), mais sera-ce suffisant1494 ?"’

La critique de Leyvraz dans la Liberté syndicale alerte Journet qui contacte immédiatement son très cher Jacques. L'abbé estime qu'un autre son de cloche doit se faire entendre dans la presse genevoise afin de défendre Maritain. Le 28 novembre, il écrit au philosophe :

‘"Après mille difficultés j'ai pu trouver les Vendredi dont j'avais besoin1495. Mon article est parti pour le Courrier avant que vos lettres ne m'arrivent. J'espère n'avoir pas écrit de maladresses. Leyvraz est un converti de Bloy, et autrefois nous étions très en confiance ensemble. Depuis, il s'est passé des événements d'ordre politique qui lui ont fait quitter le Courrier pour la Liberté syndicale. Les "chrétiens-sociaux" de Genève sont en lutte avec les Jocistes. Ils prennent, par opposition au gouvernement de Nicole, (agent de Moscou) une attitude très voisine du fascisme. Ils ont défendu jusqu'à l'extrême limite Hitler, ils ont pris parti entièrement pour l'Italie dans la récente guerre, etc.1496. J'ai signalé à Leyvraz, lorsqu'il a paru, Du régime temporel. La première partie était trop difficile pour lui (il se nourrit de Péguy). Il a lu je crois la troisième et a dû la trouver belle, mais il est enrôlé dans un parti1497 !"’

Le lendemain, 29 novembre, paraît dans le journal que Leyvraz vient de quitter1498 une très longue réplique de Journet grâce à qui Les Chemins de la Montagne avaient été édités; intitulé "Lettre à René Leyvraz par Charles Journet", l'article de l'abbé met en relief la personnalité des deux protagonistes. De manière finement et diplomatiquement allusive, le prêtre entend remettre le militant à sa place. ‘"Vous ne m'en voudrez pas, cher Leyvraz, en commençant de m'adresser à vous, de faire état d'une amitié trop ancienne et de souvenirs trop graves pour que le temps ou la distance les puisse effacer. Je sais votre volonté de justice, votre désintéressement, votre amour des pauvres. Quand il y a, entre vous et moi, quelque divergence, je ne cherche pas à l'attribuer à d'autres causes qu'à l'erreur, qui sera ou de mon côté, ou de votre côté. Mon désir, cette fois encore, aurait été de m'expliquer avec vous comme nous l'avons fait si souvent, par conversation ou par correspondance. C'est à regret que je me vois contraint de conduire un débat si délicat devant un grand public. (...) Permettez-moi de vous le dire, cher ami, l'exposé que vous donnez des faits n'est pas exact. En outre, plusieurs de vos expressions laissent deviner une amertume qui m'a peiné profondément, et qui vous a poussé à écrire, vous dont je viens de louer la volonté de justice, des ironies, des insinuations, des accusations où je ne puis voir que de grandes injustices. Je suis persuadé, cher ami, que si vous examinez l'affaire à nouveau, vous souffrirez de les avoir publiées."’ Après avoir rappelé les faits et spécifié que Maritain a fait part de sa désapprobation dans le second numéro de Vendredi, Journet interroge son interlocuteur, en mettant en somme en cause son éthique professionnelle : ‘"Commencer par présenter Vendredi comme un journal du Front populaire, écrire à la suite que Maritain et ses amis "se portent caution de Vendredi ", taire complètement le contenu de l'article de Maritain, ne rien dire de sa lettre de protestation contre la politique du journal, est-ce faire un exposé exact, est-ce faire un exposé loyal des faits ? N'est-ce pas, au contraire, ôter d'avance à vos lecteurs tout moyen de juger équitablement l'attitude de Maritain ?" Puis l'abbé reproche à Leyvraz d'avoir parlé des "intellectuels chrétiens qui flirtent avec les communistes" (...) il est clair que c'est à Maritain que vous pensez." Or, flirter avec le communisme signifie, "je pense, adopter plus ou moins les erreurs du communisme, ne point savoir les discerner, ne point oser les combattre", autant de faiblesses que le philosophe n'a jamais eues, lui qui s'est souvent élevé contre l'athéisme marxiste. "Mais si "flirter avec les communistes" devait servir à qualifier la démarche de l'homme qui, aimant la vérité plus que son repos et que sa vie, essaie, quand cela lui devient possible, de la porter sans compromis au milieu même de ceux qui l'ignorent et la combattent, alors je me souviendrais qu'il y a deux mille ans un reproche semblable a été adressé, avec d'autres mots, à Celui contre qui nul n'a raison, et qui n'a pas interdit, à ses pauvres et misérables disciples, d'essayer humblement d'imiter son exemple."’

Dans son article, Leyvraz suggérait que ce soient les intellectuels chrétiens qui fondent eux-mêmes une revue et en ouvrent les colonnes à des écrivains d'extrême-gauche. Non, dit Journet : "(..) la meilleure tactique a toujours été celle de la pénétration." Quant au souhait émis par Leyvraz que Maritain et ses amis montrent autant de charité pour les mouvements de réaction nationale que celle qu'ils témoignent envers un communisme destructeur de la chrétienté, le théologien s'écrie : ‘"Mais comment donc le bolchévisme, l'athéisme marxiste, pourrait-il témoigner le moindre degré de charité ? Peut-on aimer, pour l'amour de Dieu, la négation même de Dieu ?"’ Puis, tâchant de "coincer" Leyvraz, qui ne cache pas son admiration pour le colonel de La Rocque : ‘"Vouliez-vous dire qu'on ne devrait pas donner plus de gages au parti communiste qu'au parti des Croix-de-Feu, que vous nommez dans votre article ? Mais, oui ou non, est-ce dénaturer les faits que de représenter Maritain comme ayant voulu donner l'ombre d'un gage au parti communiste ? Pourra-t-on, sans criante injustice, lui prêter pareille attitude ?"’ Journet témoigne, sous une forme de Credo, de l'option qu'il partage avec Maritain : ‘"(...) nous ne voulons ni politique communiste, ni politique fasciste; contre beaucoup d'apparences, nous croyons possible une politique chrétienne : et c'est la seule que nous voulions"’. Puis l'abbé remet à sa place ce Leyvraz qui prétend qu'un intellectuel chrétien devrait allier activités spirituelles et temporelles; il lui rappelle qu'une distinction a été établie par le pape et qu'on ‘"ne demande pas à un catholique d'agir à la fois à tous ces plans. (...) Le devoir du chrétien est de travailler de toutes ses forces, jusqu'à la mort, pour Dieu, sous le regard de Dieu; et, si nécessaire que lui semble l'activité qui l'absorbe, de ne pas dire qu'elle soit seule nécessaire, d'avoir assez de charité pour comprendre ceux qui travailleront à d'autres plans, avec le même amour. Vous demandez ce qu'ont fait ces "intellectuels illustres" pour "faire triompher la doctrine de l'Eglise". Ah ! cher ami, je ne vous reproche pas d'ignorer sur ce point bien des choses. Mais vous ne devriez pas accuser sans savoir. Je vous dis ce que je sais, et je ne sais pas tout"’. C'est alors un véritable plaidoyer qui surgit sous la plume du prêtre : ‘"Tant de travail opiniâtre, tant de veilles et même de nuits blanches, tant de prières ardentes et de déchirements intimes, tant de charité dispersée, je le dis sans exagération, sur les cinq continents, tant de bonté donnée aux plus jeunes, aux plus pauvres, aux plus délaissés, tant d'intelligences délivrées, des âmes arrachées au désespoir, au suicide, à Satan, des vocations religieuses encouragées et soutenues, tout cela demeurera-t-il insuffisant à justifier une vie d'homme ? Il faudra donc encore paraître dans les Semaines sociales ? Si ces reproches, cher ami, ne venaient pas de votre plume, ils ne me sembleraient pas si amers."’

Comme Leyvraz, Journet admet être agacé par les étudiants "égoïstes et dilettantes"; mais la suite de son propos vise un certain Parti politique cher au journaliste : ‘"Protestez, oh ! oui, contre ces étudiants qui ne font rien (...) et qui, parce qu'ils déposent un bulletin de vote dans une urne conservatrice, s'imaginent avoir sauvé la patrie (...). Mais je connais, cher ami, d'autres étudiants, des jeunes gens, des jeunes filles. Ils ne flirtent pas. Ils étudient. Plusieurs sont pauvres. D'autres donnent leur argent. Ils sont apôtres. Ils cherchent avidement la vérité. Ils se tournent vers les sources que l'Eglise elle-même leur présente. Ce serait un crime de les décourager."’ Apparaît alors la pointe acérée du reproche qui montre combien Journet est déçu de voir attaquer la philosophie thomiste :

‘"(...) permettez-moi de vous le dire, vous avez tort d'ironiser en général, comme vous le faites, sur les jeunes "intellectuels", sur ce que vous appelez les "néo-thomistes". Vous risquez ainsi de briser dans des âmes de jeunes un élan vers la vérité que Dieu même y a déposé, qui est sacré et que personne au monde n'a le droit de mépriser. J'ai fini, cher ami. Vous ne m'en voudrez pas, je le sais, de vous avoir ouvert tout mon coeur. J'ai touché ici à tous les points qui nous séparent. Je n'ai rien dit de ceux qui nous unissent. Ils sont plus profonds, plus secrets, plus durables. En eux, je le sais, nous nous comprendrons toujours. Pour ce qui est de Jacques Maritain, que l'Action française voudrait bien, ce coup-ci, accabler, je crois savoir qu'il s'expliquera prochainement sur sa conduite. Ce ne sera, soyez-en sûr, ni dans Vendredi, ni chez les Croix-de-Feu. Je souhaite que sa réponse vous apporte pleine satisfaction. Ce que je peux prévoir, c'est qu'elle élargira et élèvera le débat, car jamais l'on ne blesse son coeur sans qu'il en vienne de la lumière1499."’

Une telle lettre appelle une réplique de Leyvraz dans la Liberté syndicale : ‘"Mon article "Voies dangereuses" a ému quelques-uns de mes amis, et surtout M. l'abbé Charles Journet qui me reprend avec une cordiale véhémence dans les colonnes du Courrier. J'ai lu sa réponse avec l'attention et le respect que mérite la parole d'un véritable ami. Je vais d'abord lui refaire quelque peine et lui disant les raisons pour lesquelles, quant aux faits, je maintiens mes conclusions." Vendredi, est un journal qui sert de "réclame tapageuse" à la presse rouge. "Je tiens que c'est l'un des plus perfides, l'un des plus dangereux brûlots que le bolchévisme intellectuel ait lancés. Je pense que sous aucun prétexte des intellectuels chrétiens ne doivent monter dans cette galère, ni sous l'enseigne "d'André Gide à Maritain", ni sous celle du "parti de la liberté"."’ Puis Leyvraz confesse que la réaction de Maritain face à Vendredi lui a échappé et qu'il l'a connue ‘"trop tard pour en faire mention (...). Qu'on m'en lave les oreilles, je l'ai mérité, mais qu'on me lave aussi du soupçon de déloyauté ! Je n'ai jamais pris de semblables détours, et je ne suis pas près de commencer. (...) J'ai rendu hommage à la haute charité de Maritain. Je critique seulement la voie qu'il a cru devoir prendre. Question de prudence et de sagacité. Un grand philosophe peut commettre une bévue. Il arrive que ses ailes de géant l' "encoublent"1500. - Ai-je besoin d'ajouter que je respecte profondément Maritain, que je mets à un très haut prix les services qu'il rend à la chrétienté ? Je souhaite le rayonnement toujours plus large et toujours plus intense de son oeuvre admirable. Je ne m'occuperais pas avec tant de passion des faits et gestes de cet écrivain si je n'en voyais la haute importance, et si je n'aimais pas l'homme et l'oeuvre. Mais il y a autre chose, cher ami, et vous l'avez compris. Il y avait de l'amertume dans mon article, il y avait même de la souffrance. Expliquons-nous."’ Suit alors une vigoureuse interpellation.

‘"Je n'irais point contester qu'il y ait des vocations purement mystiques ou purement intellectuelles. Celle de Maritain, par exemple, et la vôtre. Par contre, je pense qu'il faut des raisons bien puissantes, une vocation bien impérieuse pour planer au-dessus des contingences, pour rester à l'écart des luttes dont dépend le sort de la Cité1501. Je vois se former chez nous, depuis plusieurs années, un nouveau "parti des intellectuels", que je me permets d'appeler le parti des mandarins. Je vois une bonne part de notre élite chrétienne verser dans un snobisme philosophique, dans une sorte de pose à la "pureté" intellectuelle qui est une manière comme une autre d'éluder des devoirs très rudes et très précis. (...) Je ne vois pas ce qui pourrait délier un intellectuel de son devoir vis-à-vis de la patrie. Vous parlez, avec quelque ironie, de l'urne conservatrice. C'est déjà quelque chose ! Il est d'autres devoirs civiques et sociaux auxquels personne n'a le droit de se dérober. Je n'admets pas, en règle générale, que les intellectuels ne mettent pas leur intelligence, leur culture, au service de la Cité, du bien commun. Je n'admets pas cette désertion de l'élite que nous constatons un peu partout. Je n'accorde nullement qu'un intellectuel ait le droit, pour éviter les éclaboussures de l'action, de tomber dans le mandarinat. Pour monnayer les hautes vérités qu'un Maritain élabore, il devrait y avoir, chez nous comme en France, beaucoup plus de "clercs" conscients de leur mission. Il font défaut. Le thomisme - un thomisme faussé et mal compris - devient trop souvent une gymnastique intellectuelle sans aucun rapport avec la vie, un prétexte même pour s'écarter avec dédain de ce qu'on nomme les "contingences". Il ne suffit pas de nous donner des définitions. Pour l'ordre social chrétien, pour la Corporation, tout l'essentiel a été dit par La Tour du Pin, il y a quarante ans. Qu'est-ce que les intellectuels français ont fait de ce précieux patrimoine ? A peu près rien. Si aujourd'hui, le sort de la France dépend d'un mouvement aussi sommaire, aussi grégaire que celui des Croix-de-Feu, à qui la faute sinon à l'élite qui avait reçu un trésor et qui n'a pas su le faire fructifier ? Maritain est aux prises avec les plus hautes, avec les plus substantielles réalités - et l'on a l'impression qu'il travaille dans la lune ou dans la planète Mars. La faute en est aux "clercs" qui devraient établir la liaison, qui se contentent de leurs exercices philosophiques et qui s'en gargarisent. Si nous continuons de ce train, dans quarante ans nous aurons tiré pratiquement de Maritain ce qu'on a tiré jusqu'ici de La Tour du Pin. A peu près rien ! Je vous rends attentif à ce fait : IL N'Y A PAS DE COMMUNICATIONS ENTRE LES INTELLECTUELS CHRÉTIENS ET LE PEUPLE CHRETIEN. Voilà ce que j'éprouve de plus en plus dans ma vie d'intellectuel en contact quotidien avec la masse1502."’

En tout cas, lorsqu'il a l'impression que la Doctrine sociale de l'Eglise est mise de côté ou ignorée, Leyvraz n'hésite pas à entrer vivement en débat, même avec des ecclésiastiques et des amis. Son reproche est intéressant : comme le catholicisme bourgeois serait responsable de l'édification de la doctrine marxiste, de même les intellectuels porteraient, sur les épaules, la responsabilité de l'échec de cette voie intermédiaire qu'est le corporatisme.

Journet ne laissera pas ce nouveau brûlot sans donner une longue réponse. Le 13 décembre, tout en remerciant Leyvraz de sa franchise, il lui signale que son article ‘"est loin, hélas, de faire cette lumière dont vos lecteurs ont besoin s'ils veulent respecter la justice"’. Une fois encore, il reproche au journaliste de n'avoir pas fait un exposé loyal, c'est-à-dire un exposé ‘"où l'on dit tout : ce qui est pour nous et ce qui est pour l'adversaire, (...) qui ne portera pas le lecteur à être injuste pour l'adversaire"’. Autre injustice relevée par l'abbé, celle de s' ‘"obstiner à confondre la cause de Maritain avec d'autres causes. (...) La manière dont, tour à tour, vous reprenez ou vous excusez Maritain, me fait voir, avec une certaine stupeur, que ses positions essentielles, telles qu'il a pris soin de les définir, ne vous sont pas connues"’. Le prêtre n'a pas assez de mots pour défendre son ami : ‘"(...) Maritain, je vous l'assure, est toujours plus grand que l'on n'a d'abord cru. Il est vrai qu'il est un philosophe immense, un savant prodigieux, et j'ajoute, bien qu'il me contredise sur ce point, un théologien admirable"’. Puis il réfute l'accusation selon laquelle le philosophe planerait au-dessus des contingences : ‘"Nous ne voyons pas ce qu'il fait. Lisons ce qu'il écrit. Il veut qu'on appartienne à l'Action catholique : il ne confond jamais l'Action catholique et l'action politique. Et il veut encore que l'on fasse de l'action politique."’ Comment, dès lors, oser le déclarer "indifférent au sort de la cité" ? Revenant sur la déception exprimée par Leyvraz qui avait rêvé que les intellectuels chrétiens se pencheraient ‘"sur ces légions qui apparaissent dès maintenant comme le seul rempart solide contre l'assaut des Sans-Dieu"’, Journet estime ‘"que le mal est aujourd'hui trop grand pour qu'un parti politique, pour qu'une légion armée puisse être le seul rempart solide à lui opposer."’ Car Maritain ne s'est pas encore résigné face à la grande division des Français qu'au contraire, il cherche à réconcilier. Et les Croix-de-Feu qui viennent de renoncer à leurs organisations paramilitaires ne donnent-elles pas raison à ce grand rêveur ? A gauche, il y a l'athéisme radical avec, comme le dit Maritain, ‘"sa méconnaissance (...) de la notion de la patrie. (...) A droite, c'est le capitalisme : en France, la masse ouvrière, celle qu'il faut regagner à l'Eglise, n'est pas à droite. S'enrôler à droite, ne serait-ce pas "anéantir la possibilité du retour en chrétienté des masses ouvrières ?" (...) Alors faudra-t-il planer ? C'est ici qu'apparaît à mes yeux la perspicacité géniale de Maritain. (...) Il interdit précisément qu'on plane. Il veut qu'on agisse"’. L'activité politique préconisée par le philosophe, est celle d'une ‘"authentique politique chrétienne, préparant à longue portée une nouvelle chrétienté, par des moyens qui devront être purs même aux yeux des anges. (...) Certes, aux yeux de beaucoup, cette politique chrétienne est une chimère. (...) Et quand vous reprenez mes termes pour dire que vous et vos amis n'êtes ni fascistes, ni communistes, mais simplement chrétiens, vous voilà d'accord, sur le plan temporel même, avec Maritain, à condition simplement de donner à la formule sa plénitude de sens. Je ne m'arrête pas à la seconde partie de votre article, où vous attaquez ceux que vous appelez les mandarins. Je ne parviens pas à découvrir, à l'aide de votre seul texte, à qui vous en avez. Tout y est plein d'allusions. Je déteste les allusions. (...) Je ne souhaitais pas, cher ami, ce débat public avec vous. (...) Vous avez attaqué, je crois avoir montré que c'était d'une manière injuste, un ami que vous me saviez très cher; vous ne m'avez pas averti de rien; vous ne m'avez demandé aucun renseignement : j'aurais remué ciel et terre pour vous l'apporter. Vous avez, en cours de route, laissé paraître du ressentiment contre le thomisme - il paraît que ce n'était pas le vrai - et contre des jeunes "intellectuels" où j'ai cru voir des étudiants qui aiment saint Thomas et que j'ai le devoir de défendre. J'ai vu, de plus, que la Liberté syndicale publiait des bribes de lettres contenant les félicitations que lui ont values vos attaques. N'a-t-elle donc reçu que des félicitations ? Je l'estimerais bien attristant. En tout cas, n'attendez pas, cher ami, que je me livre jamais, à votre égard, ni à l'égard de personne, à un pareil jeu. Mais si tout cela m'a peiné, je tiens à vous redire ici publiquement le témoignage que je vous ai rendu à la fin de ma première réponse. Sur tous les points les plus profonds, les plus secrets, les plus durables, dans l'amour du Christ-Dieu et de l'unique Eglise qui est son Corps, je sais que nous sommes un. Je sais votre désintéressement, votre amour des travailleurs, votre désir de gagner les âmes à Dieu. J'ai lu votre conférence sur "La Suisse chrétienne". Elle m'a ému. J'aimerais que vous y ajoutiez la distinction que fait le Pape entre l'Action catholique, où les catholiques doivent agir en tant que catholiques, c'est-à-dire comme mandatés par l'Eglise, et l'action politique, où les catholiques doivent agir en catholiques, avec un profond respect de l'Eglise, de sa doctrine, de sa hiérarchie, et avec des moyens toujours purs, mais cette fois à leurs risques et périls. Cette distinction vitale doit être annoncée à tous et partout. Mais on ne peut tout dire à la fois."’ Journet termine son article en affirmant que la conférence de Leyvraz est ‘"grande et belle. Ce que vous dites de la perte de la foi dans la masse, de la lumière qui peut veiller au coeur de bien des communistes, de la nécessité de la vie d'oraison et du recours aux Sacrements, de la sainteté de l'Eglise malgré les défauts de ses enfants, est d'une inspiration large et élevée. J'y ai vu un témoignage de la sûreté et de la profondeur de votre foi catholique. De votre côté, vous savez, (...) et je vous l'ai écrit, que si je puis un jour vous obliger, vous me trouverez prêt1503".’

Alors que le Courrier publie cette dernière mise au point de Journet, Leyvraz évoque à nouveau, le même jour, la question des intellectuels, qui devrait mettre un terme aux tensions concernant Maritain :

‘"D'aucuns ont pu croire que j'avais sous mon bonnet l'idée d'embrigader, de caporaliser les intellectuels, à la mode communiste ou fasciste. J'en serais bien incapable ! (...) J'en n'entends point [leur] demander (...) d'abdiquer la liberté de leur esprit et de leur jugement pour je ne sais quelle sommaire discipline. (...) La pensée chrétienne, très puissante sur le plan spéculatif, a été beaucoup trop absente des événements. Je pourrais, sur ce point, invoquer le témoignage de Maritain lui-même, dont on m'a signalé quelques textes significatifs, et qui est beaucoup plus soucieux des relais de la pensée aux faits que je ne l'ai cru d'abord1504 ."’

Il est intéressant de relever combien, dans ces échanges de lettres ou d'articles entre Leyvraz et des ecclésiastiques (Besson ou Journet, par exemple), ceux-ci - malgré un langage "qui ne fait pas de cadeau" - accompagnent toujours leurs déclarations d'une sorte de sentimentalité qui s'enracine dans la foi et la religion qu'ils partagent avec leur protagoniste. Ils font intervenir ce qu'on pourrait appeler un "correctif" aux tensions et aux dissensions qui les partagent, en finissant toujours par affirmer qu'au-dessus de tout, il y a l'amour dans le Christ qui permet de renouer les liens.

Notes
1492.

Leyvraz déteste particulièrement cet auteur auquel il reproche, entre autres, sa fameuse phrase "Famille, je vous hais".

1493.

"Voies dangereuses". Liberté syndicale, 22 novembre 1935.

1494.

Lettre de Jacques MARITAIN à l'abbé Charles Journet, 19 novembre 1935, in Correspondance, op. cit., volume II, 1930-1939, p. 501.

1495.

Cela montre donc que Journet ne les avait pas lus, alors qu'il reprochera à Leyvraz de n'avoir pas pris connaissance du second numéro de Vendredi.

1496.

Ici, dans JOURNET - MARITAIN. Correspondance, op. cit., un passage (p. 502) de la lettre de Journet a été supprimé, "par respect de la vie privée" [selon indication dans la préface].

1497.

Lettre de Charles JOURNET à Jacques Maritain, 28 novembre 1935. in Correspondance, op. cit., volume II, 1930-1939, p. 502.

1498.

Suite aux décisions prises sur l'initiative de Bersier, la première édition du Courrier de Genève s'appelle alors Courrier Romand.

1499.

Charles JOURNET. "Lettre à René Leyvraz par Charles Journet". Courrier Romand, 29 novembre 1935.

1500.

Encoubler : déranger, importuner, gêner, entraver. Mot utilisé en Suisse romande (mais aussi attesté dans le français régional du Jura et de la Savoie). S'encoubler : emcoblez (1528), chevaux entravés. Encouble : escoeuble (1617), entrave. In Dictionnaire suisse-romand. Particularités lexicales du français contemporain. Une contribution aux trésors des vocabulaires francophones, conçue et dirigée par André Thibault, sous la direction de Pierre Knecht. Genève : éd. Zoé, 1997.

1501.

On ne peut, en tout cas, pas porter une telle accusation contre Journet. Lors de la guerre d'Espagne, contrairement à beaucoup d'ecclésiastiques, l'abbé prend position contre le régime autoritaire de Franco. Lors de la Journée catholique de Fribourg en 1935, sur le thème "Eglise et totalitarisme", il interroge ainsi ceux qui prétendent lutter contre le bolchevisme en adhérant au fascisme : "Est-il permis, pour s'opposer au communisme, d'adopter provisoirement un mythe comme le racisme ou l'étatisme (...) ? Il nous paraît que c'est folie." Charles JOURNET. Exigences chrétiennes en politique. 2e éd. Saint-Maurice : 1990, cité par Urs Altermatt, in Le catholicisme au défi de la modernité, op. cit., p. 207.) De même, lors de la 2e guerre mondiale puis de la guerre d'Algérie, Journet ne craindra pas de prendre des positions engagées.

1502.

"Mission des intellectuels". Liberté syndicale, 6 décembre 1935.

1503.

Charles JOURNET. "Pour la fin d'une injustice". Courrier romand, édito du 13 décembre 1935.

1504.

"Pour sauver le pays". Liberté syndicale, 13 décembre 1935.