4. REFAIRE L'UNION AVEC L'ACTION CATHOLIQUE ET L'ÉGLISE

Contrairement à ce qu'a pu laisser entendre Journet, Leyvraz ne peut en aucun cas être accusé de mépriser les oeuvres de l'Action catholique. La réunion de plus de dix mille jocistes de Suisse, rassemblés à Genève sous la présidence d'Auguste Haab (*), le 6 septembre 1936, touche visiblement le rédacteur de La Liberté syndicale. Il se dit ému par la foi et la générosité de ces jeunes "lors du déploiement" de leurs forces. Contrairement à Berra, Leyvraz ne voit ‘"aucune contradiction entre l'oeuvre d'apostolat que cette jeunesse poursuit et celle de nos organisations syndicales et corporatives. S'il advient au début que les champs d'activité soient difficiles à délimiter exactement, une telle difficulté n'est que passagère et il ne faut point s'y buter. La mission de la JOC (...) c'est de ramener au Christ la jeunesse ouvrière. Oeuvre essentiellement spirituelle, mais qui doit illuminer tous les domaines de l'activité humaine. Oeuvre qui n'est autre chose que le mystère chrétien en marche pour reconquérir le monde moderne."’ Toujours soucieux de rééquilibrer son propos, le journaliste rappelle toutefois qu'il y a, sur le plan temporel, une action civique et sociale à remplir : ‘"Si j'insiste aujourd'hui sur l'importance de cette action, ce n'est certes point - je le dis de toute la force de ma plus intime conviction - que je lui veuille concéder sur l'action spirituelle une "primauté" qu'elle n'a pas, qu'elle ne saurait avoir1521."’

En choisissant d'écrire dans la Liberté syndicale, Leyvraz entend donc donner une large orientation à ses propos et, par conséquent, au journal : Une direction évangélique pour rapprocher les masses du Christ et leur insuffler une spiritualité; une orientation syndicale, politique, corporatiste et patriotique ancrée sur un Ordre nouveau et une démocratie chrétienne; une orientation théologique qui, tout en tissant un lien entre foi et politique, distingue l'une de l'autre, afin de ne pas compromettre l'Eglise et, peut-être, de garder une certaine liberté face à l'institution. Est-ce pour cette dernière raison, ou sur les injonctions de Berra, ou pour respecter un lectorat qui est également protestant que Leyvraz n'utilisera plus, dans ses éditos, les termes de "catholiques" ou "d'Eglise", préférant toujours celui de "chrétiens" ? Quelques rares exceptions peuvent être tout de même relevées; entre autres l'annonce du décès de Pie XI auquel Leyvraz consacre un article, en lien avec la corporation et l'encyclique Quadragesimo Anno. Mais son vocabulaire est modifié; il ne parle plus ici, comme il le faisait dans le Courrier de Genève, du "Souverain Pontife" ou de "Sa Sainteté" : ‘"Pie XI n'est plus, mais il nous laisse un message d'espérance et l'exemple d'un grand courage. Et dans son héritage spirituel, une large part revient aux travailleurs chrétiens. Quelle que soit leur confession, en effet, ils ne sauraient oublier avec quelle vigueur Pie XI a pris la défense du travail contre les débordements du capitalisme. (...) Si Léon XIII a été le Pape du syndicalisme chrétien, dont l'encyclique Rerum Novarum est la charte, on peut dire que Pie XI, marquant une nouvelle étape, est le Pape de la Corporation."’ Les textes de Quadragesimo Anno, ‘"mieux que toute glose, disent ce que fut le grand Pape défunt pour les travailleurs chrétiens, pour le mouvement corporatif. Le programme qu'il a établi, le plan qu'il a tracé, c'est notre programme, c'est notre plan. (...) prenons leçon du courage intrépide du grand Pontife défunt qui jusqu'à son dernier souffle a maintenu devant les puissants de ce monde les exigences imprescriptibles de la justice et de la vérité1522."’

Le rédacteur de la Liberté syndicale citera également Pie XII qui déclare, dans sa première encyclique1523 : ‘"(...) le salut ne viendra pas de l'épée, mais seulement du respect du droit naturel et de la lumière de la Révélation divine"’, pour insister sur la nécessité de ‘"rééduquer moralement et spirituellement l'humanité, selon l'enseignement de l'Evangile, en vue du règne du Christ1524"’. Nouvelle mention du pape, en décembre 1939, où Leyvraz relèvera que le message de Noël de Pie XII et les déclarations de Roosevelt vont dans un sens identique, celui de ‘"mettre les valeurs chrétiennes à la base de la restauration de la paix internationale1525"’. Puis il expose les bases dégagées par le pape : le droit à la vie et à l'indépendance de toutes les nations, grandes et petites; l'absolue nécessité d'un désarmement mutuellement consenti; le devoir de réorganiser la vie internationale sur la base des expériences du passé; la recherche, par des moyens pacifiques, d'une meilleure organisation de l'Europe.

Malgré la couleur syndicale du journal, une fois par an, à Noël, un seul article, celui de Leyvraz, aura une tonalité de méditation. Le plus souvent, pour s'élever contre la richesse et rappeler que le christianisme s'adosse à la pauvreté, à l'humilité. ‘"La Crèche n'est pas qu'une touchante histoire, c'est votre premier exemple de dénuement et l'humilité (sic). La paix, nous la cherchons d'abord auprès de cette Crèche. Il faut ce premier dépouillement, ce premier oubli de soi pour aller jusqu'à la Croix. Le monde est plein de gens qui voudraient bien vous suivre, mais qui sont liés par leurs richesses ou par leurs besoins. (...) Et quand survient l'épreuve, elle les trouve sans courage. Ils repoussent la Croix parce qu'ils n'ont pas compris la Crèche. (...) Nous avons un monde à refaire, une cité chrétienne sur les ruines de ce monde ravagé par l'Argent. Et nous sommes si faibles1526 !"’ ‘"Voyez comme le vide se fait autour de la Crèche. Les riches s'en vont; ils retournent au Veau d'Or. Les savants s'éloignent; ils renieront Dieu pour déifier la matière. Les pauvres à leur tour, laissés à eux-mêmes, se détournent, et déjà la haine et les blasphèmes chassent de leurs coeurs les accents fraternels du message angélique. (...) Nous savons bien qu'il y aura toujours des riches et des pauvres. Là n'est pas le scandale. Le vrai scandale est dans le refus de servir, ce crime de l'orgueil humain qui sème entre les hommes des haines inexpiables1527."’ Bien évidemment, l'irruption de la guerre amènera le journaliste à intégrer un nouvel élément dans ses méditations, celui de la paix, en utilisant une expression qu'il aime - puisqu'elle apparaît souvent dans ses écrits - celle des "hommes de bonne volonté" : ‘"C'est aux hommes de bonne volonté que la paix est promise, c'est-à-dire aux hommes de volonté droite à l'égard de Dieu et de leurs frères. En d'autres termes, il n'est point de vraie paix sans justice, comme il n'en est point sans amour1528."’

Notes
1521.

"C'est la lutte finale ...". Liberté syndicale, 18 septembre 1936.

1522.

"Pie XI et la Corporation". Liberté syndicale, 17 février 1939.

1523.

Dans son Encyclique Summi Pontificatus du 20 octobre 1939, Pie XII décrit les ravages de l'agnosticisme religieux et moral, l'abandon des lois chrétiennes de vérité et d'amour, l'oubli de la loi de solidarité et de charité; il dénonce l'absolutisme, la ruine de l'autorité et rappelle la mission éducatrice de l'Eglise qui sauve les intérêts supérieurs de l'humanité, et sa compassion pour les peuples opprimés. Face aux ravages énumérés, le chrétien a le devoir permanent de dénoncer les erreurs et les fautes, sans crainte, avec charité et vérité.

1524.

"Retour à la source". Liberté syndicale, 3 novembre 1939.

1525.

"Double message de paix". Liberté syndicale, 29 décembre 1939.

1526.

"La paix que nous cherchons". Liberté syndicale, 25 décembre 1936.

1527.

"Un sauveur nous est né". Liberté syndicale, 24 décembre 1937.

1528.

"Bonne volonté ...". Liberté syndicale, 20 décembre 1940.