Depuis le départ de Leyvraz, le Courrier de Genève a totalement abandonné la ligne que l'éditorialiste lui avait donnée lorsqu'il fustigeait aussi bien la gauche que la droite. C'est maintenant la gauche seule qui est visée; et ‘"les déplorables incartades des jeunes rédacteurs1533"’ du journal amènent le Comte de Clausel, ambassadeur de France en Suisse, à se plaindre auprès de Mgr Besson; en effet, le jeune Déléaval (vraisemblablement poussé par Bersier) se plaît à soutenir ouvertement la politique de l'Axe, à s'en prendre à l'ambassadeur, au président du Conseil et au gouvernement du Front populaire. N'a-t-il pas osé annoncer, dans le Bulletin du Courrier du 26 juillet 1936, au sujet des événements d'Espagne‘, "que les gouvernements de Berlin et de Rome ne toléreraient pas qu'une nation soumise au bolchévisme soutienne le Front populaire espagnol et que si, de ce fait, quelques escadrilles s'envolaient de Rome et de Berlin pour venir soutenir les amis du Général Franco, et si ces mêmes avions laissaient tomber en passant quelques bombes sur une France désormais servante de Moscou, M. Blum pourrait se frapper la poitrine1534"’ ? Dans sa protestation, l'Ambassadeur signale à Mgr Besson que dans ‘"les présentes conjonctures internationales une telle provocation est aussi inadmissible que celle à l'assassinat de M. Blum contenue dans une interview du Commandant Jean Renaud, Président de la Solidarité Française, publiée antérieurement par le Courrier "’. Rompant avec la ligne anticapitaliste menée par Leyvraz, le quotidien semble maintenant avoir adopté, face à la droite, une attitude d'extrême prudence puisque Clausel poursuit : ‘"Aux observations légitimes faites à M. l'abbé Carlier, ou en son absence à M. l'abbé Chamonin, par le Consul de France, il est toujours répondu que la direction du Courrier de Genève doit tenir compte des opinions de ses abonnés de droite. Il existe en effet dans la Colonie française de Genève un certain nombre d'éléments fascistes ou d'Action française. Mais la grande majorité professe des opinions toutes différentes, et ceux qui sont affiliés au Front Polupaire (sic) se sont plaints d'un tel langage au Président du Conseil, en demandant que le journal soit frappé d'interdit à son entrée en France."’ Même si l'ambassadeur représente un gouvernement de gauche, il possède toutes les capacités diplomatiques pour s'adresser à un évêque et sauvegarder les intérêts de la religion puisqu'il poursuit : ‘"J'ai cru devoir en prévenir personnellement Votre Excellence, afin que Sa paternelle autorité puisse s'exercer sur la direction d'un journal qui risque de compromettre les intérêts bien compris du catholicisme en menant campagne contre la France, qui se trouve atteinte en même temps que son gouvernement. Veuillez agréer, Monseigneur, la nouvelle assurance de ma très haute considération et de mes sentiments très déférents1535."’
En l'absence de l'évêque, c'est le chancelier Arni qui, le 10 août, accuse réception du message; il signale à l'ambassadeur que précisément avant de partir, Mgr Besson a ‘"écrit au Directeur du Courrier pour lui demander de surveiller de plus près la collaboration du jeune Déléaval1536"’. C'est vrai; alors qu'Arni répond à Clausel, l'évêque, lui, écrit à Carlier : ‘"Cher Monsieur le Directeur, Bien des fois, je vous ai recommandé de surveiller les articles qui paraissent dans le Courrier, tout spécialement ceux qui portent la signature un peu jeune (sic) E.D.1537. De nouveau, je vous prie formellement d'exercer un contrôle sévère. Il paraît dans le Courrier des articles injurieux, violents, déparés par des mots presque grossiers, qui ne font aucun bien et font certainement du mal. La fermeté, l'énergie1538, peuvent toujours se concilier avec la politesse et la dignité. Pour ma part, je ne pourrais pas continuer à soutenir officiellement un journal dont le ton ne serait plus celui d'un journal catholique1539."’ Les plaintes concernant la ligne du journal continueront certainement de pleuvoir puisque le rapport 1938 de l'Assemblée générale de l'Oeuvre du clergé prie les ‘"fidèles de comprendre les difficultés énormes qu'un journal catholique, imprimé à Genève, doit surmonter pour, dans cette ville essentiellement cosmopolite, ne blesser ni la vérité ni la justice, et ne froisser personne. Pour plaire intégralement à tout le monde, il faudrait imprimer un journal par lecteur ou peu s'en faut. Et l'on voit tout de suite combien cet idéal est chimérique1540".’
Lettre du Comte de CLAUSEL, ambassadeur de la République française en Suisse à Mgr Marius Besson, 3 août 1936. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.
Emile DÉLÉAVAL cité par le Comte de Clausel, dans sa lettre à Mgr Marius Besson, 3 août 1936, ibid.
Lettre du Comte de CLAUSEL, ambassadeur de la République française en Suisse à Mgr Marius Besson, 3 août 1936, op. cit.
Lettre du Chancelier ARNI au Comte de Clausel, 10 août 1936. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.
Emile Déléaval est alors âgé de 21 ans.
Peut-on lire, derrière ces mots, que l'évêque n'est certainement pas favorable au Front populaire ?
Lettre de Mgr Marius BESSON à l'abbé Carlier, 10 août 1936. Archives de l'Evêché, Fribourg, D 40.
"64me compte-rendu (sic) de l'Oeuvre pour l'entretien du culte catholique romain dans le canton de Genève, Année 1938." Genève : Imprimerie du Courrier de Genève, 1939, p. 4.