2. CHRÉTIENS-SOCIAUX ET PARTI : LEURS LIENS AVEC L'UNION NATIONALE

Si, en 1933, les chrétiens-sociaux avaient refusé à Oltramare l'autorisation d'organiser, sous l'égide de sa formation politique, une rencontre sur les corporations, les relations entre ces deux mouvements se sont améliorées au fil des mois. Jusqu'alors, Berra avait souvent fait l'objet d'attaques dans l'Union nationale qui l'avait traité de rustre et d'am-bitieux acharné. En 1934, une étape importante est franchie vers le rapprochement : l'Union nationale a pleinement souscrit au programme corporatif des chrétiens-sociaux et oblige désormais ses membres à s'affilier à leurs syndicats corporatifs. Cette décision permet à la Fédération genevoise des corporations d'élargir sa propagande et son recrutement dans des milieux qui, jusque-là, s'étaient montrés hostiles; l'Union nationale fournit bientôt aux corporations plus du quart de leurs effectifs1547 et une collaboration régulière s'instaure entre les deux formations. Berra est de plus en plus acquis aux thèses d'Oltramare. Plusieurs actions communes sont organisées qui, par l'intermédiaire du secrétaire syndical, engagent tant les chrétiens-sociaux que le Parti :

  1. Interventions auprès du Conseil fédéral pour interdire, en février 1934, une conférence anticatholique.

  2. En mai 1935, conclusion d'une alliance, lors des élections municipales, avec une liste symbolisant "l'Ordre de la politique nationale et de la Corporation chrétienne" face à "la Révolution marxiste et l'Internationale prolétarienne" et à "l'incurie libérale et bourgeoise1548".

  3. Dès 1935, Berra recueille les faveurs de l'extrême-droite en prônant un rapprochement de toutes les forces patriotiques (Union nationale, Front national genevois1549, Fédération fasciste suisse1550, Ordre politique national1551).

  4. Sur proposition de Leyvraz1552, on projette d'organiser, en mars 1936, une conférence publique, donnée par Gonzague de Reynold, avec pour thème "La Suisse et les sanctions ou la neutralité suisse en péril1553". Grâce à son rapprochement avec Oltramare, la Fédération connaît un essor réjouissant puisqu'en décembre 1936, elle compte cinquante-trois syndicats chrétiens et dix-sept corporations que Leyvraz désigne sous le terme de "milices".

A l'approche des élections cantonales de novembre 1936, Berra propose au Parti de créer une liste commune avec l'Union nationale. Pour emporter le morceau, il présente plusieurs arguments développés dans un projet élaboré par lui-même, en agitant particulièrement le spectre du communisme et en prônant la nécessité du maintien de l'ordre. Le secrétaire syndical estime, entre autres, que les événements d'Espagne ‘"risquent de provoquer à brève échéance une guerre civile en France, dont nous subirions immanquablement le contre-coup. Le Parti socialiste par de fréquents rassemblements régionaux avec les Rouges de la Savoie et de l'Ain, témoigne de sa volonté bien arrêtée de prolonger sur notre territoire les effets d'une révolution marxiste qui éclaterait en France. D'autre part, il y a à Genève une foule de réfugiés politiques de provenance suspecte, introduits et protégés par le régime socialiste, et qui sont prêts à tous les coups de main. Pour tenir tête à cette racaille, il faut une garde nationale forte et disciplinée, et qui par son allant attire en particulier les jeunes. Les premiers éléments de cette garde, les plus entraînés et les plus résolus, se trouvent dans le parti Indépendant & chrétien-social, dans la jeune milice des Syndicats chrétiens1554, et à l'Union nationale. (....) La constitution d'une nouvelle droite hardiment sociale est la seule mesure capable d'attirer et de regrouper les énergies nationales actuellement dispersées et indécises1555"’. Autre argument de poids : Berra rappelle que le programme social des deux partis est le même, qu'il n'y a "aucune différence d'esprit ou de tendances" entre les divers syndiqués et que la ‘"fusion s'est faite, totale et sans réserve1556"’. Pour rassurer peut-être certains membres du Parti, le projet du secrétaire syndical ajoute : ‘"L'Union nationale (...) communément traitée de "fasciste" par l'extrême gauche (...) s'est toujours fermement défendue de vouloir introduire chez nous un régime totalitaire analogue à ceux de l'Italie et de l'Allemagne. Elle fait hautement profession de fédéralisme et le fédéralisme est incompatible avec la formule dictatoriale et totalitaire. D'autre part, on n'oubliera pas que nous sommes nous-mêmes couramment traités de "fascistes" ou de "cléricaux-fascistes" par le Travail, et désignés ainsi aux coups de la maffia qui prépare le Grand-Soir. (...) Il demeure entendu que l'entente projetée, même si elle doit ne pas aboutir à la fusion des deux groupes, ne comporte d'aucune manière l'abdication des organes dirigeants de notre parti [qui envisagent la création d'un directoire dans lequel les] droits seraient strictement réservés1557."’ Enfin, le document souligne que la nouvelle tendance de l'Union nationale se réclame - elle aussi - de la devise ‘"Nous voulons une Suisse chrétienne, fédéraliste et corporative"’, et que ce Mouvement pourrait donner une impulsion nouvelle aux méthodes de propagande du Parti. La conclusion est la suivante : ‘"En résumé, et malgré la surprise que cette innovation audacieuse peut créer dans quelques milieux de notre parti, nous pensons que l'heure a sonné d'aller hardiment de l'avant dans la direction que nous indiquons. Nous ne devons pas nous laisser arrêter par les critiques qui peuvent surgir dans certains milieux de gauche prêts à rallier le Front populaire et qui nous ont constamment trahis1558."’ Malgré ce plaidoyer, certains militants indépendants chrétiens-sociaux n'approuvent pas l'alliance projetée par Berra avec l'Union nationale. La proposition jette un trouble profond; elle provoque de violentes discussions et même des démissions. Finalement, au grand soulagement des dirigeants, l'assemblée des délégués du Parti rejette le projet à une très grande majorité.

Notes
1547.

Cette information a été donnée par Leyvraz à Roger JOSEPH. Un fascisme en Suisse romande, op. cit., p. 246, note 375. Pourtant, dans le "Rapport en faveur d'une liste commune du parti indépendant et chrétien-social et de l'Union nationale pour les élections au Grand Conseil", (Archives du parti indépendant et chrétien social, 1936, cote élect. cantonales 1935-1945), il est écrit (p. 2) que "le 50 % des adhésions enregistrées à la Pélisserie viennent des rangs de l'Union nationale". En 1938, 3.850 patrons ou ouvriers sont rattachés à une corporation et 8.200 aux syndicats chrétiens.

1548.

Cité par Roger JOSEPH. L'Union nationale 1932-1939, Un fascisme en Suisse romande, op. cit., p. 249.

1549.

Surgi en Suisse alémanique au printemps 1933, le Front national avait donné naissance, en automne de la même année, à une section genevoise qui ne s'implanta réellement qu'à partir de l'automne 1934. Malgré sa sérieuse organisation (service d'ordre, secrétariat permanent, groupement Jeunesse, section féminine et caisse d'assurance-chômage) et une activité régulière, ce mouvement ne connut qu'une existence modeste (environ 250 sympathisants et une cinquantaine de membres inscrits). Dès 1933, une rupture intervint avec l'Union nationale d'Oltramare qui reprochait au Front national de dédaigner la question du fédéralisme.

1550.

Les mouvements fascistes suisses furent fédérés dès 1935 par le colonel Fonjallaz, dont les liens étroits avec Mussolini et sa politique lui valurent d'être accusé, par le Travail, de trahison et de collusion avec l'extrême-droite des puissances étrangères. La section genevoise, créée au début de l'année 1934, ne compta jamais plus de 100 hommes et s'éteignit en 1936.

1551.

Ce mouvement avait été créé en février 1931, par Oltramare, au lendemain de son échec lors des élections du Conseil d'Etat de 1930 qui l'avaient opposé à Moriaud. Plus tard, il passa sous la direction de J-E. Gross, un de ses co-fondateurs.

1552.

Cf. lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 29 février 1936. Archives de la Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.

1553.

Finalement, cette conférence n'eut pas lieu comme prévu pour cause de maladie du conférencier.

1554.

Le rapport parle ici vraisemblablement des Jeunes Travailleurs.

1555.

"Rapport en faveur d'une liste commune du Parti indépendant et chrétien-social et de l'Union nationale pour les élections au Grand Conseil"; (non daté) p. 1; op. cit.

1556.

Ibid., p. 2.

1557.

"Rapport en faveur d'une liste commune du Parti indépendant et chrétien-social et de l'Union nationale pour les élections au Grand Conseil"; (non daté), op. cit., p. 2.

1558.

Ibid., p. 3-4.