5. LE RÉDACTEUR SYNDICAL ET L'UNION NATIONALE

Toujours soucieux de faire appliquer le corporatisme, de voir s'instaurer un Ordre nouveau et un redressement national, Leyvraz salue tout effort de rapprochement. En septembre 1937, il a suggéré au Bureau directeur du Parti de proposer à l'Assemblée des délégués l'acceptation de l'initiative fédérale anti-maçonnique, lancée par plusieurs mouvements d'extrême-droite1572. Malgré cela, le journaliste marque certaines réserves face à la droite car, en aucun cas, il ne veut tomber dans le nationalisme. Et il reste fidèle à cette conviction : ‘"Le fascisme nous apparaît comme un passage, une transition. Pour durer, un régime doit faire sa juste part à la liberté humaine. Les Etats fascistes sauront à point nommé alléger le joug de leur dictature, ou bien cette dictature sautera. (...) La charte du monde, c'est le Christ qui l'a donnée en disant : "Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu"1573. Voilà l'ordre que, fidèles à nos vieilles traditions chrétiennes, nous voulons restaurer dans notre cher pays. Nous ne sommes pas nationalistes. Nous ne disons pas : La Nation au-dessus de tout ! Nous disons : le salut de la Nation est inséparable de son retour au Christ, à l'ordre chrétien1574."’ En automne 1937, un débat s'instaure entre l'Union nationale et les chrétiens-sociaux, qui ne partagent pas les mêmes opinions sur la compatibilité entre démocratie et religion chrétienne. Pour sa part, Leyvraz déclare : ‘"(...) jamais je ne sortirai de la légalité démocratique, à moins qu'il me soit démontré que c'est pour le pays une nécessité vitale; or, cette démonstration ne m'a pas été faite jusqu'ici. J'ajoute que je n'admets point le système du "parti unique" à la mode fasciste, et pas plus la dictature collégiale que la dictature personnelle1575"’. Puis - se mettant vraisemblablement en porte-à-faux avec Berra - Leyvraz s'en prend à Oltramare en rappelant : ‘"Nous voulons un régime chrétien, fondé sur la famille et la corporation. Ce régime, nous l'appelons démocratique, parce qu'il n'est ni monarchique, ni dictatorial, ni oligarchique, ni aristocratique. (....) nous considérons comme un poison mortel pour notre pays toute infiltration de doctrines ou de méthodes totalitaires. Nous sommes extrêmement soucieux de conserver nos libertés, de restaurer celles que l'étatisme bureaucratique et parlementaire nous a ravies (...)1576."’

En outre, malgré la bonne entente qui règne entre l'aile "gauche" du Parti et le groupe des chrétiens-sociaux, Leyvraz tient à donner à la Corporation une ouverture qui ne se cantonne pas au seul parti catholique. En effet, dans le cadre d'un conflit avec l'anarchiste Tronchet qui a traité les corporatistes de "clérico-fascistes", le journaliste s'en prend vivement, dans son article "La politique et nous", à ceux qui entendent affirmer que la Corporation est liée "à un parti politique quelconque" et qui, par là, commettent ‘"une erreur grossière ou un mensonge. Nos chefs, nos militants, nos membres ont le droit d'exercer, dans le parti politique de leur choix, l'activité qui leur convient. (...) Si, en fait, le parti socialiste est exclu, c'est qu'il livre une guerre acharnée à la Corporation. Une confusion de termes s'est établie dans quelques esprits - et elle est soigneusement entretenue par nos adversaires - entre "le parti chrétien-social" et les "syndicats chrétiens et corporatifs", qui sont désignés par le terme commun de "chrétiens-sociaux". Nous ne faisons aucune difficulté pour reconnaître que ce parti a souvent traduit, dans son action législative, les aspirations de notre mouvement, et nous lui en sommes reconnaissants. Mais il n'est pas le seul. D'autres partis nationaux ont proposé des lois ou des mesures sociales en harmonie avec notre doctrine. En fait, les deux organisations sont rigoureusement distinctes, et nous veillons avec un soin scrupuleux à ce qu'aucune confusion ne s'établisse. Par contre, quand on dit "La Corporation, c'est de la politique", si l'on entend que notre mouvement est dans la ligne d'une large politique nationale et sociale, nous n'aurons garde d'en disconvenir ! Partout où nous les discernons, nous poursuivons sans pitié les ennemis du pays, les chambardeurs du travail national, les destructeurs de nos traditions chrétiennes et patriotiques"’. Puis, avec un vocabulaire assez insolite, Leyvraz déclare : ‘"S'il est des gens qui se figurent que la Liberté Syndicale sera jamais réduite à l'état de feuille de communiqués, il faut qu'ils déchantent. Nous n'aspirons pas à devenir des éditeurs de papier hygiénique. Un journal se fait lire s'il propage une pensée, un idéal. Et les communiqués eux-mêmes ne "passent" qu'à la faveur d'une partie rédactionnelle énergique et vivante. Nous ne sommes pas neutres à l'égard des questions qui sont vitales pour le pays. Si d'aucuns éprouvent le besoin d'avoir des castrats pour les diriger, qu'ils s'adressent ailleurs. Dans notre mouvement, on se bat, on laisse les eunuques dans leurs babouches. Nous n'hésiterons jamais à dire leur fait aux hommes politiques, de quelque bord qu'ils soient, si nous estimons qu'ils trahissent les intérêts supérieurs du peuple et du pays au profit de leurs intérêts de clan1577"’ . Quelques jours plus tard, s'adressant à nouveau à Oltramare, Leyvraz, dubitativement, rappelle que ‘"la seule chose qui importe, c'est de savoir si nos plans coïncident. (...) J'attends le vôtre. Dites-nous exactement quel est le régime que vous voulez instaurer1578". ’

Mais le journaliste garde une conviction : celle que, mus par un même amour de la terre natale, les patriotes doivent pouvoir abolir divergences et malentendus en se rencontrant. L'important ne réside pas dans des ententes électorales. ‘"L'essentiel, c'est de ne reculer devant aucune difficulté, mais de les aborder toutes en pensant au pays, avant de penser au parti, en pensant à la Croix du drapeau qui nous commande de nous unir, non dans la confusion et les compromis, mais dans la vérité chrétienne et nationale qui seules peuvent nous sauver1579."’ Cette union, Leyvraz va la vivre dans divers contacts, sur le terrain, avec des membres ou des sympathisants de l'Union nationale. Par exemple, avec François Le Coultre, qui dirige la section ouvrière de l'Union nationale : ‘"Nous avons constaté que nous en avions tous deux à la démocratie libérale, et non pas à autre chose; que tous deux nous étions chrétiens de pensée et de tradition; que ni l'un ni l'autre n'avait jamais songé à une dictature, à un régime totalitaire pour la Suisse1580"’. Leyvraz entretient aussi des liens, artistiques et spirituels, avec le poète suisse Henri Spiess (*) et le journaliste René-Louis Piachaud (*), collaborateurs au Pilori. Leyvraz ressent beaucoup de sympathie pour Spiess, cet homme qui, ‘"à travers l'amertume des plaisirs, l'obscurité du monde, la faiblesse, la peine et la maladie1581"’ s'est mis à la recherche de Dieu, s'est converti et est en marche vers l'Eglise. Avec lui, il partage une admiration pour Francis Jammes. De lui, il a reçu un poème :

A René LEYVRAZ
Sortir ...
Sortir éperdument du siècle
Où nul absolu n'est permis.
Se taire enfin; ne plus remettre
Chaque jour ces mornes habits.
Quitter, mais sans mépris, sans haine,
Un âge sans Dieu, sans espoir,
Pour vivre en Dieu, jour après soir,
Loin du bruit des paroles vaines.
Veiller, réprouvant toute faute,
Assumer la peine et l'erreur,
Tandis que dorment les Apôtres
Ou que Judas vend le Seigneur.
Ne plus rien savoir de la vie,
Du monde obscur et de ses lois,
Sinon qu'il est en agonie
Et que le coq chante trois fois.
Devancer la vie éternelle
Par la prière, jour et nuit,
Dans l'effroi des villes cruelles
Où tant de gens font tant de bruit ...
Ah ! Valsainte 1582 ou Pierre-qui-Vire !
Oubli du siècle et, par surcroît,
Cette joie qu'on ne saurait dire,
Et la Paix du Fils, le Christ-Roi !
Tout cela, Seigneur, Tendre Maître,
Sur le Bois de votre tourment,
Un soir, voudrez-Vous le permettre ? ...
Quelle fatigue, en attendant !
Henry SPIESS

Quant à Piachaud, Leyvraz adopte certaines de ses appréciations théâtrales. Suite à une représentation du Saint François d'Assise de Ghéon (*), et à la critique du journaliste dans Le Pilori, Leyvraz lui écrit :

"Je me suis demandé d'abord - tant cette machine m'a exaspéré - si je n'étais pas dans un mauvais jour, si mes nerfs ne me jouaient pas quelque vilain tour. Je vois qu'il n'en est rien, vous avez exactement la même réaction que moi. D'un bout à l'autre, je me suis refusé à ce tripatouillage théâtral de la merveilleuse histoire. J'ai senti que c'était sans cesse à côté, faux et truqué. Merci de l'avoir dit nettement1583."’

La sympathie que Leyvraz ressent pour certains membres de l'Union nationale est réciproque; lorsqu'il participe, en mai 1938, à une manifestation organisée par l'Union, il y est "salué comme un ami par d'interminables acclamations". Et il déclare :

‘"Nous avons trop souffert des cloisons partisanes pour ne pas désirer les voir s'abattre. Si ma présence au milieu de vous, ce soir, pouvait y contribuer, j'en serais heureux pour le pays, car le pays souffre des divisions comme il souffre des confusions, et il ne sera sauvé que par l'union de tous ceux qui ont compris les exigences de l'Ordre nouveau et qui sont capables d'en tracer fortement la voie devant le peuple désemparé1584."’
Notes
1572.

Lancée en octobre 1934 et munie de 56.000 signatures, cette initiative sera pourtant fortement rejetée par le peuple suisse le 28 novembre 1937. Sur l'ensemble des 22 cantons helvétiques, seul celui de Fribourg - catholique - a voté pour son acceptation.

1573.

Mt 22,21.

1574.

"Où en sommes-nous ?". Liberté syndicale, 1er janvier 1937.

1575.

"Les deux démocraties". Liberté syndicale, 1er octobre 1937.

1576.

"Bon coeur et bonne tête". Liberté syndicale, 10 septembre 1937.

1577.

"La politique et nous". Liberté syndicale, 18 octobre 1937.

1578.

"La réforme du régime". Liberté syndicale, 29 octobre 1937. Ce débat divise aussi l'Union nationale; en effet, si Oltramare a déclaré vouloir une "Suisse chrétienne, fédéraliste et corporative", certains membres de sa formation contestent l'ordre de ce slogan qui fait passer le christianisme avant le fédéralisme.

1579.

"La patrie et le travail". Liberté syndicale, 6 mai 1938.

1580.

Ibid.

1581.

"A Dieu à Henri Spiess". Echo Illustré, 10 février 1940.

1582.

La Valsainte (Vallis Sancta), chartreuse fondée en 1295 dans le canton de Fribourg, en Gruyère. Le prieuré fut supprimé en 1778 par la ville de Fribourg afin de pouvoir assurer le train de vie de l'évêque de Lausanne avec les revenus monastiques. Révoltés par cette fermeture, les paysans gruyériens se soulevèrent en 1781 contre la ville de Fribourg. Les moines émigrèrent à la Part-Dieu, dans le même canton. En 1791, les trappistes chassés de France vinrent se réfugier à la Valsainte. Le monastère fut alors érigé en abbaye par le pape. En 1811, Napoléon exigea la suppression de ce couvent. 50 ans plus tard, les moines réintégrèrent le monastère. Seule chartreuse suisse encore occupée, c'est là que Charles Journet, devenu Cardinal, a souhaité être enterré.

1583.

Lettre de René LEYVRAZ à René-Louis Piachaud, 17 avril 1937. Archives Salle des Manuscrits, Bibliothèque Publique et Universitaire, Genève, cote Ms.fr. 6362, f. 225.

1584.

L'Action nationale, 14 mai 1938. Cité par Roger Joseph, in L'Union nationale 1932-1939, Un fascisme en Suisse romande, op. cit., p. 250.