Qu'est donc cet Ordre nouveau sans cesse évoqué par Leyvraz ? Celui qui est préconisé par les syndicats chrétiens et corporatifs est éminemment pratique : ‘"Représentation des intérêts devant l'Etat fédéral par la Chambre nationale des Corporations qui doit remplacer le Conseil national. Représentation des intérêts devant l'Etat cantonal par le Conseil cantonal des métiers. Diminution du nombre des députés. Election des Conseils politiques au suffrage familial1585"’. Pour le rédacteur, cet ordre doit être plus large qu'une simple réorganisation politique : ‘"Nous voulons construire un ordre nouveau d'où le parasitisme [de la spéculation] soit définitivement extirpé1586."’ ‘"Tous nos efforts tendent à restaurer la foi chrétienne dans le peuple, ouvrier, paysan ou bourgeois, à faire en sorte qu'un ORDRE NOUVEAU sorte de cette foi restaurée, un ordre de justice, de paix et de fraternité1587."’ L'ordre tel que Leyvraz le conçoit va donc de pair avec la tradition chrétienne à laquelle il faut faire retourner le peuple, pour l'asseoir dans une certaine éthique. ‘"Il n'y a pas d'autre issue. Il n'y a pas d'autre moyen d'opposer une résistance infrangible aux courants passionnels, aux poussées instinctives du nouveau paganisme1588."’ En luttant pour instaurer un ordre nouveau, le journaliste tient compte non seulement des aspects économiques et politiques, mais il y ajoute toujours une dimension pour lui essentielle : la nécessité d'éradiquer le paganisme par une revitalisation du christianisme; en effet, celui-ci ne comprend-il pas, dans sa doctrine, des appels à la justice d'une part, à l'amour du prochain et à la fraternité d'autre part, qui mettent en échec la ploutocratie et la lutte de classes ?
Leyvraz a l'occasion d'exprimer toute sa pensée à ce sujet puisque, en 1938, il donne un cours de formation doctrinale - qui sera publié en février 1940 sous le titre Principes d'un Ordre nouveau 1589 - dans le cadre de la Fédération des syndicats chrétiens et corporatifs. En insistant sur les origines chrétiennes du corporatisme mais, surtout, en proposant une voie chrétienne originale qui se détourne tant du libéralisme que du communisme, Leyvraz s'inscrit quelque peu dans ce renouveau de la pensée sociale catholique, tel qu'il est représenté par un Emmanuel Mounier ou un Maritain. Sa réflexion, énoncée dans un langage simple, se veut accessible à tous, et rigoureusement fidèle aux thèses énoncées en 1919 par l'abbé Savoy, dans son ouvrage Les tâches actuelles de la démocratie chrétienne en Suisse, au terme desquelles le prêtre dressait un programme politique et social. Dans ses cours de formation, après avoir retracé pour ses auditeurs la période allant de la Révolution française à la révolution communiste, Leyvraz démontre comment la suppression des corps intermédiaires a profité à la bourgeoisie et a engendré le prolétariat. Puis il explique ce qu'est le marxisme, comment cette idéologie a conduit au capitalisme d'Etat, combien elle s'est érigée en véritable religion, destructrice de la famille, des moeurs, des libertés. Leyvraz dénonce aussi les faux dieux que sont l'Individu pour le libéralisme, et l'Etat pour le communisme; ensuite, il expose les fondements de l'ordre chrétien et en fait remonter la première déviation à l'Humanisme de la Renaissance, qui prétendait organiser le monde en dehors de Dieu et de la loi divine. Enfin, son dernier cours est consacré au régime corporatif, avec une insistance sur son aspect économique.
Bien entendu, l'engagement de Leyvraz dans le syndicalisme le pousse à poursuivre sa lutte contre le capitalisme qui, estime-t-il, ne sera éradiqué que par l'instauration d'une société reposant sur de nouvelles bases. Le journaliste dénonce maintenant ces finances vagabondes ‘"qui tantôt anémient et tantôt congestionnent redoutablement la production1590".’ Grâce à l'instauration de l'Ordre nouveau, ‘"nous ne verrons plus ces vastes migrations de l'Or (...). Le capital jouera vraiment son rôle de serviteur du travail"’. De plus en plus, le rédacteur de la Liberté syndicale s'élève contre la fuite des capitaux vers l'Amérique, contre ‘"cette "fortune anonyme et vagabonde" qui échappe à toute solidarité nationale et poursuit aveuglément le profit, même si le pays doit en pâtir1591".’ Puis il demande aux Autorités fédérales de respecter une dimension éthique, de sortir de leur léthargie et de mettre fin aux abus créés par un tel système : ‘"Qu'on cesse donc de considérer la circulation des capitaux comme une sorte de phénomène astronomique sur lequel on n'aurait aucune prise, qui échapperait à toutes les exigences de la justice et du salut public1592."’ Ce capitalisme américain qui, en dépit des apparences, n'est pas sain, constitue de plus en plus la cible du journaliste. ‘"C'est une erreur de croire que l'Amérique nous ait devancés sur la voie du progrès économique et social. Restée à l'écart de la conflagration mondiale, elle a simplement gardé les illusions d'avant-guerre. (...) L'apparente stabilité politique des Etats-Unis est à la merci d'un revirement massif, qui pousserait le peuple déçu aux pires extrémités. Tout autant que la vieille Europe, l'Amérique a besoin d'un ordre nouveau qui remette l'Argent au service de l'Homme, qui réorganise les métiers, qui restaure la famille1593".’
Le fait d'écrire dans La Liberté syndicale laisse au journaliste une plus large latitude qu'au Courrier pour sortir du ton modéré exigé par l'évêque et crier - comme une sorte de confession de foi - une haine et un mépris de l'affairisme qu'il gardera intacts jusqu'au dernier jour de son activité professionnelle :
‘"La révolution a ensemencé, mais c'est le capitalisme qui a labouré. (...) Je ne hais point les capitalistes. Ce sont des hommes sujets aux mêmes faiblesses que vous et moi. Mais je hais et je méprise de toute mon âme leur système - le joug de l'Argent sur le Travail - et je le poursuivrai jusqu'à mon dernier souffle. Je le hais, je le méprise au nom de ma foi et de ma famille, au nom de ma patrie et de mon peuple, au nom de tous ceux qu'il a sacrifiés à l'Or dans le monde entier depuis que ses affreux tentacules s'étendent sur la misère humaine. Je le hais pour tous ceux qu'il a traînés dans la misère, dans le sang et dans la boue. Je le hais pour toutes les guerres fratricides qu'il a préparées dans les antres infâmes de la spéculation internationale. Je le hais pour toute l'ignominie, pour tout l'avilissement qu'il a répandus dans le monde au moyen de ses assignats cent fois frelatés, de son crédit plus faux que les écus rognés, de ses torchons fiduciaires, de sa fausse prospérité créatrice de misère. Je hais l'Argent parce que j'aime les hommes1594."’Le communisme aussi fait toujours l'objet des attaques de Leyvraz qui évoque plusieurs fois le mythe du Grand Soir en lien avec la réalité soviétique‘. "Autrefois, les socialistes projetaient leurs espoirs dans un lointain avenir : le Grand Soir, la Cité future étaient leurs mythes; et ils avaient l'avantage de n'avoir point passé par l'épreuve des faits. Or, la Cité future est devenue, dans un vaste pays, la Cité présente [de l'horrible régime stalinien]1595."’ Et de désigner du doigt ‘"ce "paradis" (..) truffé de traîtres, d'espions, de saboteurs, de suspects, qu'on fusille sans discontinuer1596".’
Sur le plan genevois, de par la chute du gouvernement socialiste en 1936, les motifs de critiques du journaliste ont quelque peu diminué. Cela ne l'empêchera toutefois pas de jouer les prophètes envers Nicole qui l'a accusé de miser sur le fascisme; occasion donnée à Leyvraz de répliquer à son vieil adversaire, dans une sorte de vision prophétique qui se réalisera quelques années plus tard : ‘"Si entraîné qu'on soit à tordre les textes et à fausser les faits, il vient un temps où ça ne prend plus. Vous garderez votre chapelle, mais la masse écoeurée se détournera de vous. Ce ne sera du reste que justice. Chacun peut se tromper, mais vous, vous vous êtes obstinément refusé à redresser votre route. Vous n'avez pas perdu la boussole : vous l'avez jetée aux orties ! Vous avez menti à vos troupes avec un entêtement incroyable. Vous avez pris n'importe quoi pour radouber vos mensonges. Ils font eau de toute part. Sans doute mettrez-vous votre orgueil à rester le dernier debout sur la dernière planche pour lancer le dernier bobard. Triste fin pour un gars de Montcherand1597 !"’ C'est vrai, Nicole subira bientôt les répercussions de son attachement au communisme. La signature, le 24 août 1939, du Pacte germano-soviétique aura aussi des échos à Genève : d'une part, elle confirmera la scission déjà entamée au sein du parti socialiste entre tendance dure et modérée; d'autre part, la fraction menée par Nicole, favorable à l'URSS, sera exclue du parti socialiste suisse1598.
Semaine après semaine, Leyvraz souligne les attentes éveillées par la création de certains mouvements, vierges encore de l'usure du temps et, par conséquent, des failles qu'implique toute idéologie, fût-elle la plus attrayante. Il scrute cette actualité fluctuant au gré des événements, des espoirs et des déceptions. Tout ce qui va dans le sens d'un "ordre nouveau", leitmotiv qui scande la majorité de ses articles, tout ce qui tente de supprimer capitalisme et bolchevisme, attire l'attention de cet homme empli d'un idéalisme passionné.
Si, dans sa réponse à l'abbé Journet, Leyvraz semblait prendre quelque distance avec les Croix-de-Feu, il venait pourtant de saluer cette force ‘"élevée en France et qui menace de balayer à bref délai comitards et démagogues1599"’ , formée de trois mille cinq cents partisans recrutés depuis l'automne 1933, tout imprégnée de l'esprit de son chef, le Colonel de La Rocque : ‘"Austérité, silence, organisation. Du sérieux et du solide. Pas d'agitation, de trouble, d'affolement."’ A la base de son action, ‘"le culte de la famille, le respect du travail, l'amour profond de la patrie1600"’. Et une méthode qui, loin de se nourrir d'excès doctrinaires comme aiment à le faire ces intellectuels qui stérilisent les élites, travaille sur des thèmes simples, enrichis par La Rocque au fur et à mesure que son action se développe. Outre le colonel, il y a aussi, en France, Henry Dorgères, l'animateur de la Défense paysanne, qui est, ‘"sans contredit, l'un des hérauts de l'Ordre nouveau en terre française. Son action puissante, tenace, inquiète de plus en plus le Front Populaire"’. Cet homme ne vise-t-il pas à substituer, ‘"à la république parlementaire et individualiste qui divise et corrompt, (...) une République corporative et familiale1601"’ ? Si Leyvraz admire ces mouvements, il en fustige d'autres. Ainsi, la politique française menée par Albert Sarrault1602 , ce politicien ‘"qui est une punaise de la Loge et qui a mis, [face à l'Europe]1603, son pays dans la plus humiliante posture1604" est bien entendu décriée par le rédacteur. Leyvraz relève qu'à gauche comme à droite, "les signes de mécontentement et de mauvaise humeur se multiplient (...), les maladresses du gouvernement [sont dénoncées] (...); c'est un concert de récriminations" qui retentit dans tout le pays. La seule consolation dont dispose la France, "c'est ce misérable pacte franco-soviétique, branche pourrie dont il serait absurde d'attendre la moindre sécurité1605"’. Ce pacte qui, en mars 1936, avait suscité cette exclamation du journaliste : ‘"Le pacte franco-soviétique, c'est la guerre1606."’
Si la politique menée par le Front populaire pousse Leyvraz à en prédire le prochain échec, il évoquera peu, ensuite, la figure du Maréchal Pétain, si ce n'est pour en donner deux exemples qui rejoignent ses préoccupations éthiques, familiales et corporatistes. Le premier s'appuie sur une citation tirée du discours du 20 juin 1940 adressé par Pétain à la Nation française : ‘"Trop peu d'enfants, trop peu d'armes, trop peu d'alliés, voilà les causes de notre défaite. Depuis la victoire, l'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit de sacrifice : on a voulu épargner l'effort, on rencontre aujourd'hui le malheur"’. Commentaire de Leyvraz : ‘"Cette confession courageuse, nous devons la faire nôtre, nous qui tenons le record des divorces et de la dénatalité1607 (...). Voilà la pente où nous glissons et qu'il faut à tout prix remonter : la poignante allocution du maréchal Pétain nous en avertit solennellement. Nous ne la remonterons point, cette pente, par un "moralisme" qui ne serait qu'un appareil de défenses et de restrictions. Ce sont les valeurs profondes du christianisme, celles qui donnent le sens de la vie et du vrai bonheur, qu'il faut remettre en honneur dans notre jeunesse1608."’ Le second exemple, mentionné quelques mois plus tard, vise à saluer le fait que le gouvernement français ‘"vienne de marquer une étape décisive en promulguant une loi qui institue l'Ordre des médecins1609"’ et s'inscrit donc dans une étape corporatiste.
Autres espoirs soulignés par Leyvraz : les perspectives ouvertes au Portugal par Salazar dont les déclarations retiennent fréquemment l'attention du rédacteur qui approuve les analyses et les réalisations de cet homme autoritaire luttant pour res-taurer concrètement la dignité humaine. N'est-ce pas lui qui a été jusqu'à déclarer : ‘"Nous avons déformé le concept de la richesse, nous l'avons détaché de son but, qui est de soutenir dignement la vie humaine. (...) Nous avons déformé la notion du travail et nous avons oublié la personnalité de l'ouvrier, sa dignité d'être humain; nous avons (sic) pensé qu'à sa valeur de machine productive, nous avons mesuré ou pesé son énergie et nous ne nous sommes pas souvenus qu'il est un élément de la famille, et que la vie n'est pas en lui seulement, mais dans sa femme, ses enfants, son foyer."’ ? Citation appuyée par cette conclusion de Leyvraz : ‘"(...) il ne suffit pas de dire, il faut réaliser. Salazar réalise dans son pays1610". Le journaliste admire "’cet homme d'Etat chrétien qui là-bas, dans la solitude et le silence, reconstruit l'ordre chrétien pour son pays sans rien concéder à l'égoïsme conservateur ou à la démagogie1611". Comment ne pas partager l'avis de celui qui a écrit : ‘"Si le monde ne connaît pas une longue période d'idéalisme, de spiritualisme, de vertus civiques et morales, il ne semble pas qu'il sera possible de surmonter les difficultés de notre temps1612"’ ? C'est pourquoi Leyvraz va jusqu'à encourager ses lecteurs à se pencher sur les oeuvres du grand homme : ‘"Bien que ce soient des lectures sérieuses, et même sévères, je vous promets qu'elles illumineront vos veillées et que bientôt vous enverrez vos pantoufles à tous les diables1613."’
"Pour l'Ordre nouveau". Liberté syndicale, 10 décembre 1937.
"A quelques seigneurs de la finance". Liberté syndicale, 31 janvier 1936.
"La leçon des faits". Liberté syndicale, 21 février 1936.
"Fantômes au crépuscule". Liberté syndicale, 25 novembre 1938.
René LEYVRAZ. Principes d'un Ordre nouveau. 3e édition (la première date de 1940). Neuchâtel et Paris : éd. Victor Attinger, sans date.
"Finance vagabonde". Liberté syndicale, 20 décembre 1935.
Ibid.
"Le capital qui déserte". Liberté syndicale, 5 avril 1940.
"Trop de prospérité". Liberté syndicale, 22 janvier 1937.
"Le mauvais maître". Liberté syndicale, 12 novembre 1937.
"Le mythe soviétique". Liberté syndicale, 21 juillet 1938.
Ibid.
"La boussole aux orties". Liberté syndicale, 25 juin 1937.
Elle sera en outre interdite par les Autorités fédérales en 1941.
"Le Colonel de La Rocque". Liberté syndicale, 1er novembre 1935.
Ibid.
"Henry Dorgères, animateur de la Défense paysanne". Liberté syndicale, 4 octobre 1935.
La présidence de Sarrault au Conseil (1933-1936) est marquée, entre autres, par la dissolution des ligues d'extrême-droite.
Hitler, suite à la conclusion du Pacte franco-soviétique, avait dénoncé le Traité de Locarno et réoccupé militairement la Rhénanie; cet événement n'aurait suscité aucune réaction de la France, qui avait perdu l'appui de l'Italie, suite aux sanctions prises contre sa politique en Ethiopie.
"Où est la farce ?". Liberté syndicale, 3 avril 1936.
Ibid.
"La guerre qui se prépare". Liberté syndicale, 6 mars 1936.
Le problème de la dénatalité préoccupe souvent Leyvraz. Il l'évoque par exemple dans son article "Notre peuple vieillit" du 5 août 1939, dans l'Echo Illustré. Depuis la guerre de 1914-1918, le nombre des naissances en Suisse a passablement chuté. Outre l'aspect démographique, le journaliste voit aussi dans cette question un problème spirituel et moral puisque les cantons catholiques ont un excédent de naissances de beaucoup supérieur (8°/oo) à la moyenne (3,7°/oo). Par conséquent, la restauration de la famille dépend de celle des valeurs chrétiennes.
"La pente à remonter". Liberté syndicale, 28 juin 1940.
"Et les professions libérales ?". Liberté syndicale, 8 novembre 1940.
"Reprendre l'offensive". Liberté syndicale, 20 septembre 1935.
"En suivant Salazar". Echo Illustré, 20 août 1938.
Olivier SALAZAR. Une révolution dans la paix, cité par René Leyvraz dans "Retour à la source". Liberté syndicale, 3 décembre 1939.
"En suivant Salazar", 20 août 1938, op. cit.