2. UNE SUISSE CHRÉTIENNE, FÉDÉRALISTE ET CORPORATIVE

‘"Nous voulons une Suisse chrétienne, fédéraliste et corporative"’; cette déclaration a été non seulement adoptée par le Parti et les Jeunes Travailleurs, mais elle figure aussi dans le cartouche de La Liberté syndicale. Pour Leyvraz, cette phrase ‘"c'est un programme et non pas un slogan1614"’ qu'il médite, depuis 1934, en donnant à chaque mot une lourdeur de sens qui s'appesantit au gré des événements : La Suisse, c'est la Patrie, c'est-à-dire la terre des pères, une terre sacrée, sur laquelle vivants et morts forment un seul peuple. Ce peuple des paysans qui travaillent sur l'Alpe et dans la campagne, des ouvriers penchés sur leurs établis, des mères tenant dans leurs bras un enfant ... Autant de scènes de la vie quotidienne qui, par une photo, illustrent chaque numéro du journal syndical, et qui constituent le support d'une vénération patriotique croissant avec la menace de la guerre. Cet amour de la Patrie n'est pas le fait des seuls chrétiens-sociaux. L'évêque lui-même, au travers de ses écrits et de ses prédications, donne un poids particulier au patriotisme, en l'ancrant sur une assise spirituelle, religieuse et oecuménique, vision que Leyvraz partage absolument. A mesure qu'approchent les risques d'un conflit mondial, le journaliste approfondit sa réflexion en l'appuyant sur cette sorte de proclamation que constitue le drapeau helvétique. La Suisse ‘"sera chrétienne ou (...) cessera d'être1615"’; elle est appelée à retrouver ses racines, à proclamer ses valeurs spirituelles, ‘"seules garantes et gardiennes de son existence1616"’, à travers sa bannière marquée du signe de la Croix du Christ, de la Rédemption et du sacrifice. Entre communisme, racisme et nationalisme totalitaire, cette Croix invite non pas à ‘"trouver entre les deux extrêmes le fameux "juste milieu" qui est le rendez-vous des médiocres et des lâches. (...) Ce n'est pas au milieu qu'il faut se tenir, c'est AU-DESSUS, d'autant que la Croix est au-dessus de tout symbole humain, d'autant que la sagesse du Christ est au-dessus de la sagesse humaine, non pour la nier, mais pour l'accomplir en l'élevant à la pleine Lumière. Ce n'est pas un "juste milieu" que nous voulons, c'est une ascension. Ce n'est pas une neutralité égoïste et peureuse, c'est un nouvel héroïsme, plus haut, plus puissant, plus fécond que ceux proposés autour de nous par les nationalismes les plus exaltés1617".’

La menace qui plane chaque jour davantage marque à nouveau les sensibilités culturelles qui imprègnent le pays. Il convient dès lors de défendre à tout prix les valeurs fédéralistes. En février 1938, la question d'une éventuelle unification du Code pénal1618 met le doigt sur le fossé qui sépare les Suisses allemands des romands et des tessinois. Résolument contre cette unification et très influencé par la pensée de Reynold, Leyvraz affirme alors que le pays doit à tout prix se garder de ‘"toute mixture politique1619"’, démontrer que son patriotisme ne s'est édifié ni sur la race1620, ni sur la langue, mais sur une base spirituelle à restaurer solidement ‘"par une action commune dans tous les domaines de la vie sociale et nationale. Notre histoire est fédéraliste. (...) elle proteste contre l'esprit de caste et de classe1621"’. L'analyse de Leyvraz montre combien il rejette une conception totalitaire de la Suisse : ‘"Ce qui fait la gravité de la situation, aujourd'hui, c'est que la Suisse alémanique reste imprégnée de libéralisme jacobin, et continue à chercher son salut dans la centralisation étatiste qui en est la conséquence, tandis que la Suisse romande revient à toute vitesse à l'ancienne tradition de la démocratie helvétique. (...) La vérité, c'est que nous nous trouvons en présence de deux conceptions fondamentalement opposées de la démocratie. (...) La Suisse romande n'acceptera jamais le Code pénal fédéral. Elle se refuse absolument à faire un seul pas de plus dans la voie de la centralisation. Elle n'admet pas, en pareille matière, la dictature du nombre1622."’ A plusieurs reprises, Leyvraz revient sur ce thème en l'approfondissant : ‘"Il n'appartient à aucune majorité de faire de la Confédération un Etat unitaire. Or, il est évident que le Code pénal suisse marque une étape décisive dans cette direction. Le cri de guerre de ses partisans : "Ein Volk, ein Reich !", témoigne suffisamment de leur esprit totalitaire : on le dirait emprunté au vocabulaire hitlérien1623 !"’ ‘"Le fédéralisme n'est pas un thème académique. C'est pour la Suisse une force vitale, une condition sine qua non du maintien de son existence1624"’ . Les fédéralistes ‘"ne sont pas seulement CONTRE la centralisation; ils sont surtout POUR un ordre nouveau1625".’

En 1939, la proximité du conflit pousse Leyvraz à affiner sa réflexion de manière pertinente en plaidant pour l'instauration d'une harmonie basée sur le respect des diversités et, par conséquent, sur une ouverture à l'autre : ‘"Le génie alémanique, c'est l'esprit d'organisation et de discipline; le génie romand, c'est le sens de la liberté et de la personnalité. En s'isolant, et en s'exagérant, le premier tend à l'unification administrative; le second tend à l'individualisme et à la dispersion. L'existence même de la Suisse dépend de la conciliation de ces deux tendances en une heureuse et féconde harmonie. (...) Il est acquis (...) que les pouvoirs fédéraux sont allés beaucoup trop loin dans la voie de la centralisation"’ et, dans la situation actuelle, ‘"il leur paraît difficile et périlleux de revenir en arrière. La Suisse est entourée de trois côtés (...) par deux puissants Etats totalitaires. Elle ne peut sauver son existence qu'en s'imposant elle-même la plus stricte discipline. Les Romands tiennent un tout autre raisonnement. Ils admettent d'emblée la nécessité d'une forte cohésion pour la défense nationale et pour la conduite de la politique extérieure, qui sont les domaines propres de la Confédération. Pour le surplus, ils se dressent résolument contre toute unification. L'existence de la Suisse, disent-ils, est liée au respect de ses diversités. Et ces diversités elles-mêmes ne peuvent subsister que sous un régime de libertés, non seulement cantonales, mais religieuses, familiales, professionnelles, personnelles. (...) Nous devons, nous Romands, comprendre la nécessité impérieuse de la discipline confédérale et nous défier de notre individualisme, qui est encore plus gaulois que latin. Nous devons combattre l' "esprit de clocher" et ne pas donner dans un cantonalisme hargneux et négatif. En retour, nous pouvons demander à nos Confédérés de comprendre notre souci de liberté"1626,’ souci qui avait présidé à la fondation de la Confédération en 1291. Un fédéralisme suisse bien vécu ne pourrait-il pas alors servir d'exemple à tous ceux qui évoquent la possibilité de créer, en Europe, une union des patries - idée que Leyvraz soutient pleinement -, laquelle ne sera possible qu'appuyée à la pensée chrétienne ‘? "Cela ne signifie point que l'Europe puisse devenir un vaste Etat fédéral, sur le modèle du nôtre. Mais à coup sûr l'esprit suisse peut fournir de justes inspirations pour la construction de l'Europe nouvelle1627."’

Si le rédacteur syndicaliste défend toujours plus l'idée d'une Suisse corporatiste, c'est parce que, dans ce temps de péril, ‘"la Corporation, portée par un vaste mouvement national, [constituerait] l'armature sociale du pays1628".’

Notes
1614.

"Jeunesse des métiers". Liberté syndicale, 5 mai 1939.

1615.

"La Suisse en danger ?". Liberté syndicale, 18 février 1938.

1616.

Ibid.

1617.

Ibid.

1618.

Ce n'est qu'en décembre 1937 que le Parlement suisse avait adopté la version finale du principe constitutionnel de l'unification du Code pénal suisse, voté en 1898. En février 1938, en Suisse romande, un référendum est lancé contre cette version par les fédéralistes et les antisocialistes qui voient, en effet, dans ce Code "une réduction de la souveraineté cantonale et des droits des minorités au profit d'une centralisation excessive" (Anne-Françoise PRAZ. Mémoire du Siècle, La brise et les bannières, La Suisse de 1930 à 1939, volume 4. Prilly/Lausanne : éd. Eiselé, 1992, p. 237). Malgré cette lutte, le Code pénal sera accepté le 3 juillet 1938 et entrera en vigueur le 1er janvier 1942.

1619.

"A la charrue !". Liberté syndicale, 25 février 1938.

1620.

Leyvraz ne souscrit donc pas à l'idée d'une race suisse, mythe qui sera développé, par exemple en 1939, par un géographe zürichois, Emil Egli, qui définira l'homo alpinus helveticus comme le produit d'un mélange entre ethnies nordique et méditerranéenne.

1621.

"A la charrue !", 25 février 1938, op. cit.

1622.

"Ce qui nous divise". Liberté syndicale, 8 avril 1938.

1623.

"Une arme à deux tranchants". Liberté syndicale, 29 avril 1938.

1624.

"La lutte continue !". Liberté syndicale, 9 juillet 1938.

1625.

"Une infamie". Liberté syndicale, 30 septembre 1938.

1626.

"Entre Suisses". Liberté syndicale, 2 juin 1939.

1627.

"Vers une Europe fédérale ?". Liberté syndicale, 1er décembre 1939.

1628.

"Ceux qui mènent le bal". Liberté syndicale, 27 septembre 1935.