VI. LE GUIDE

1. LE MAÎTRE À PENSER DES JEUNES TRAVAILLEURS

Leyvraz donne maintenant aussi son temps aux Jeunes Travailleurs créés par Berra, et envers lesquels Besson avait si souvent exprimé son amertume, parce qu'ils ne se comportaient pas en fils obéissants de l'Eglise. La formation personnelle de leurs dirigeants est considérée comme primordiale, et le journaliste est sollicité pour leur donner des cours, afin qu'ils acquièrent l'indispensable bagage doctrinal qui leur permettra de jouer un rôle actif dans les syndicats chrétiens et corporatifs. Leyvraz retrouve donc avec plaisir les habitudes nouées déjà à Leysin puis à Lausanne. Il a beaucoup d'affection pour ces jeunes, ‘"partis dans un grand élan d'enthousiasme1633"’. Explicitant pourquoi il est impérieux de leur donner une formation, il déclare :

‘"Ils ont largement contribué à dresser le barrage où la vague rouge est venue se briser. Ils ont donné à nos syndicats quelques-uns de leurs meilleurs chefs, de leurs militants les plus courageux. En deux ou trois ans ils ont groupé plusieurs milliers d'adhérents. Puis est venue ... la déflation. Une partie des objectifs étant atteints, il y eut une relâche. Les cohortes des premiers temps s'égaillèrent. Les vrais militants se comptèrent. Ils se trouvèrent devant l'inévitable problème : pour réformer profondément un pays, il ne suffit pas d'un noble idéal qui émeuve un instant les foules. Il faut une armée, et pour l'avoir, il faut d'abord former solidement les cadres1634."’

Le mot d'ordre des Jeunes Travailleurs, "Nous vaincrons par la discipline", amène le rédacteur à méditer et à transmettre à cette ardente jeunesse le fruit de ses pensées qui, contrairement à celles de Berra, incluent toujours une dimension chrétienne. Leyvraz se fait guide pour entraîner dans une même cordée tous ceux qui cherchent à donner un sens spirituel à leur engagement. Il leur déclare : Utiliser ses forces à bon escient ‘"exige une discipline intérieure qui a une importance décisive pour votre destinée. (...) Comment établir en soi l'ordre et la paix sans lesquels il n'est pas d'action féconde ? Je vous le dis brièvement, mais de toute la force d'une conviction mûrie par l'épreuve : que vous soyez catholiques ou protestants, il n'y a pour vous aucune discipline intérieure possible hors des vérités chrétiennes chaque jour méditées et vécues. Pas n'est besoin de s'enfoncer dans les arcanes de la théologie. Il suffit des vérités fondamentales, mais il faut qu'elles soient toujours présentes à l'esprit. Il faut penser en chrétien pour vivre en chrétien. Il faut vivre en chrétien pour refaire une Suisse chrétienne1635"’. Pour leur faire aimer simplement la patrie et s'y enraciner, pour forger de bons citoyens, Leyvraz encourage en outre ses jeunes amis à chanter, à ‘"faire revivre (...) les chants du pays, les chansons romandes1636"’. Cet amour du pays, il tente aussi de le transmettre à ses lecteurs en émaillant fréquemment ses articles des couplets qui nourrissent son amour de la terre et son patriotisme. Il y a par exemple le "Chant des Suisses"1637 de Gustave Doret, hommage à ces Helvètes de la montagne qui ont su préserver leur liberté, envers et contre tout. Un chant qui parle de ce ‘"peuple des bergers, libre sur sa terre»’ et auquel Leyvraz confère une acuité particulière en ces temps où capitalisme et communisme menacent la paix et la justice :

Sur l'Alpe, il a dressé, La haute Croix de pierre
Et le vent du glacier, Fait saigner sa bannière !
Nul ne peut le soumettre, Par l'épée ou par l'or.
Il n'a pas d'autre maître Que son Dieu juste et fort.

Et Leyvraz cite aussi toujours le troisième (et quelquefois le quatrième) couplet d'un autre cantique, l'Hymne de la Bérésina1638 :

Courbons-nous sur notre terre
Et poussons nos lourds chevaux;
Le soc pris aux mains des pères 1639,
Va t'ouvrir, sillon nouveau !
Demain, la fin du voyage
Le repos après l'effort
La patrie et le village
Le printemps, l'espoir, la mort !

Le 17 juillet 1937, lors du rassemblement cantonal des Jeunes Travailleurs, Leyvraz fait un exposé sur "La crise de la démocratie1640", au travers duquel il définit ce que sont la véritable démocratie suisse, les éléments qui l'ont altérée et les moyens à disposition pour la régénérer. Les idées développées par l'orateur sont les suivantes : ‘"Il n'y a pas de plus grande ânerie au monde que la démocratie pure, c'est-à-dire le système né sous le crâne enfumé de Jean-Jacques, d'après lequel il suffit de faire voter les hommes pour découvrir la vérité1641."’ Après avoir déclaré qu'une démocratie ne peut vivre que par la force d'une majorité qui partage un idéal commun, le conférencier signale que la tradition nationale chrétienne a été brisée par le libéralisme issu de Rousseau et de la Révolution française, par des causes économiques et sociales, par la fameuse devise du "Laisser faire, laisser passer". Puis il développe cette thèse à laquelle il est fortement attaché : La vraie démocratie suisse ne peut être que chrétienne, puisque telle est l'origine de la fondation du pays. Cette tradition postule l'impossibilité d'être dirigé par la dictature d'un homme ou d'un groupe. Une tradition que Leyvraz endosse ‘"parce qu['il est] né et qu['il mourra] dans la peau d'un démocrate chrétien1642"’. Puis, se référant au présent, il demande : Faut-il, comme dans ces pays d'Allemagne et d'Italie qui bordent la Suisse au nord et au sud, se mettre à la recherche d'un homme qu'on puisse suivre les yeux fermés, en cohortes disciplinées ? Non, l'orateur rejette cette idée, parce qu'il veut rester dans la tradition helvétique. ‘"Notre pays est aussi riche qu'un autre en personnalités vigoureuses, mais sa constitution même et l'esprit de son histoire ne lui permettent pas de se résumer en un seul homme, et non pas même en un groupe, investi d'un pouvoir sans contrôle. (...) Les Suisses ne sont pas unis par la race ou par la langue. Le nationalisme totalitaire leur est donc interdit, heureusement1643 !"’ Le signe rassembleur, n'est pas un dictateur; c'est la Croix du drapeau, la Providence divine; le chef qu'il faut suivre les yeux fermés, c'est l'Homme-Dieu, le Christ qui appelle tout chrétien au service, au sacrifice, à une prise de ‘"conscience de son devoir vis-à-vis de Dieu, de lui-même, de son prochain1644"’; qui convoque à une discipline qui porte à abattre ‘"les baillis de la finance et de la démagogie (...)"’, à respecter l'autorité tout en gardant ‘"solidement dans [son] coeur la haine de l'oppression"’, à constituer ‘"la seule aristocratie véritable, c'est-à-dire l'élite des citoyens et des patriotes (...)1645"’ . Sous la houlette de leur responsable André Ruffieux, les Jeunes Travailleurs déploient, sur tout le canton, une intense activité bien orchestrée. Dans le cadre de leurs réunions, ils renouent peu à peu des liens avec Mgr Petit pour une conférence ou un échange. Leur organisation ne supporte aucune négligence et, de temps à autre, un article de La Liberté syndicale les remet à l'ordre : ‘"Un gros relâchement est constaté dans le port de l'insigne et surtout dans celui de la chemise verte. Y aurait-il de nouveaux adhérents dans le camp des pantouflards ? Allons, J.T., ne vous faites pas prier, portez avec fierté vos signes de ralliement1646 !"’

Notes
1633.

"Jeunesse des métiers", 5 mai 1939, op. cit.

1634.

Ibid.

1635.

"A mes amis les jeunes". Liberté syndicale, 15 mai 1936.

1636.

"Costumes et chansons". Liberté syndicale, 26 mars 1937.

1637.

René MORAX. "Chant des Suisses", extrait du Jeu scénique Guillaume Tell de Gustave Doret. In La Chansonnaie (Frédéric MATHIL, Albert RUDHARDT, Emile UNGER) Genève : Département de l'Instruction publique du canton de Genève, 1933, p. 290.

1638.

Hymne de la Bérésina, op. cit., texte français de Gonzague de Reynold.

1639.

Dans la version que nous possédons et qui figure dans le livre d'école primaire La Chansonnaie (Frédéric MATHIL, Albert RUDHARDT, Emile UNGER) Genève : Département de l'Instruction publique du canton de Genève, 1933, pp. 274-275), il est écrit : "Le soc pris aux mains des frères". Mais nous pensons que c'est la version de Leyvraz qui est exacte.

1640.

Cette conférence sera publiée sous le titre La crise de notre démocratie et éditée par les Jeunes Travailleurs de Genève à l'occasion de leur 5me anniversaire (Genève : 1937). Cette brochure de 25 pages contient le discours de Leyvraz, amendé et complété sur quelques points; en effet, la publication de ce texte avait suscité une controverse entre l'Union nationale et Leyvraz. Les responsables des Jeunes Travailleurs ayant estimé que le litige portait plus sur les termes que sur le fond, ils y ajoutèrent un "dernier propos" pour donner quelques précisions d'ordre pratique; ils spécifient, entre autres, que le but de la réforme visant à instaurer la corporation, est d'en finir avec le régime actuel des partis, de "détruire (...) l'intolérable confusion (...) entre la représentation des opinions et des intérêts (...), [de] dissocier l'intérêt ouvrier de l'idéologie marxiste (..) [et] le patriotisme des intérêts de classe de la bourgeoisie; (...), [d']abattre le communisme, (...), [de] supprimer la franc-maçonnerie. Nous devons surtout par une propagande énergique, réveiller l'esprit civique, mobiliser les énergies chrétiennes et patriotiques". (pp. 23-25). Voilà en quoi consiste la Révolution nationale prônée par Leyvraz.

1641.

René LEYVRAZ. La crise de notre démocratie, op. cit., p. 7.

1642.

Ibid. p. 18. Le terme de "démocratie chrétienne" a été défini dans l'Eglise catholique par l'en-cyclique Graves de Communi de Léon XIII, promulguée le 18 janvier 1901. Dans ce document, le pape rejetait les termes de "socialisme chrétien" et de "démocratie sociale", tout en acceptant celui de "chrétiens-sociaux". Mais il définissait la démocratie chrétienne non comme un mouvement politique mais comme une action chrétienne en faveur du peuple, notion qui soulèvera donc toute la problématique du lien entre politique et christianisme, entre foi et politique.

1643.

René LEYVRAZ. La crise de notre démocratie, op. cit., p. 19.

1644.

Ibid., p. 20.

1645.

René LEYVRAZ. La crise de notre démocratie, op. cit., p. 21.

1646.

André RUFFIEUX. "Jeunes travailleurs. Du cran !". Liberté syndicale, 5 juin 1938, p. 3.