4. L'AUTRICHE ET L'ALLEMAGNE

L'Anschluss éveille le dépit du journaliste qui, tant de fois, avait salué les luttes de Mgr Seipel, de Dollfuss et des chrétiens-sociaux qui rêvaient de faire de l'Autriche un Etat corporatif chrétien indépendant. Or voici que la jeunesse autrichienne a opté pour le rattachement et la reconstitution de la grande patrie allemande ... ‘"L'événement de samedi dernier a le caractère d'une "inscription historique" définitive. (...) L'initiative foudroyante du Führer a soulevé en Suisse une profonde émotion. Il faut s'en féliciter, car une telle réaction prouve au Reich que toute tentative d'infiltration se heurterait chez nous à d'inflexibles résistances. [Mais si] cet événement doit nous alerter, il ne doit pas nous affoler1674."’ Leyvraz estime donc qu'il est nécessaire de rester vigilants. ‘"L'invasion de l'Autriche, comme un coup de tonnerre, a réveillé nos inquiétudes. Ne les laissons pas s'endormir. (...) un peuple entier peut s'égarer; un peuple entier peut s'abandonner. L'Allemagne s'égare, l'Autriche s'abandonne. N'abdiquons pas devant le fait accompli; tâchons plutôt d'en tirer les leçons1675."’ Suite à l'option autrichienne, Leyvraz médite sur le danger constitué par le "génie prussien" qui, "dans toute sa virulence inhumaine", est empreint d'un racisme ‘"d'abord pangermaniste, (...) [et] veut rassembler tous les Germains dans le même corps de nation"’. Une Prusse dont les velléités d'impérialisme débordent largement les ‘"limites de sa race. Nous ne sommes point ici, à aucun titre, des anti-allemands. Nous avons une grande admiration pour l'ancienne tradition germanique, fédéraliste, chrétienne, civilisatrice, et qui était pour l'Europe une garantie d'équilibre et de paix. Nous avons espéré que les leçons de la guerre ramèneraient l'Allemagne à cette tradition bienfaisante. Nous l'avons espéré d'autant plus qu'il semblait y avoir, chez Hitler, des valeurs humaines et germaniques supérieures à celles qu'incarne si fâcheusement le hobereau prussien1676"’. Valeurs malheureusement éclipsées par la tradition prusso-pangermaniste qui renaît. ‘"Nous ne saurions fermer les yeux sur ces réalités. A quoi servirait-il que Hitler eût barré la route au bolchévisme, si c'était pour nous ramener le fléau du prussianisme déchaîné ! Celui-ci ne connaît qu'une limite : celle de la force. A la France, à l'Angleterre, à l'Italie de le comprendre1677 !"’

L'actualité amène aussi Leyvraz à dénoncer les tentatives hitlériennes de faire de l'Etat un pouvoir absolu qui cherche à bâillonner le christianisme. Le journaliste informe ses lecteurs du fait, qu'à l'intérieur du Reich, la ‘"seule force qui tienne tête à la tyrannie totalitaire (...) c'est la foi chrétienne"’ : foi de ces seize pasteurs détenus dans des camps de concentration, et de ceux qui se sont vu retirer le droit de prêcher, ou qui ont été chassés de leurs paroisses; foi d'un Niemoeller1678 ‘"qui a fait preuve d'un indomptable courage, [et qui] est toujours prisonnier. (...) Le nazisme est un système totalitaire, qui professe le culte absolu de l'Etat et de la Nation, à l'instar du communisme"’. Or, ‘"on ne supprime pas ce qu'on remplace"’. Si les chrétiens reconnaissent que Hitler ‘"a préservé leur pays du bolchévisme, (...) ils ne peuvent admettre (...) le culte de l'Etat érigé en idole qui est la mesure de toutes les valeurs et à laquelle tout doit être sacrifié. Pour eux, ce n'est pas l'Etat qui crée la Vérité, c'est la Vérité qui doit inspirer et déterminer les actes de l'Etat1679"’. ‘"Comme chrétiens, nous savons que le maintien de la paix requiert certaines dispositions spirituelles que nous sommes fort loin de trouver dans le IIIème Reich. Il s'y poursuit en effet contre les chrétiens des deux confessions qui repoussent la "mystique" raciste un vaste Kulturkampf (...)1680"’. Leyvraz estime que devant les conceptions identiques d'un Mussolini, d'un Hitler et d'un Staline, ‘"jamais un chrétien ne pourra s'incliner. (...) S'il y consentait, il renierait sa foi pour une idolâtrie."’ Dès lors, le journaliste se prononce contre tous les dictateurs qui ont pour volonté ‘"d'asservir le christianisme à n'importe quelles fins nationales, celles-ci n'étant déterminées que par l'intérêt de l'Etat, sans aucune considération pour le droit et la justice, voulus par Dieu. En ce sens, l'hitlérisme nous apparaît comme une barbarie aussi redoutable que le communisme1681."’ Lorsque Leyvraz s'élève contre la dictature, c'est donc d'abord parce qu'elle entend mettre également le christianisme sous sa botte.

Notes
1674.

"L'Autriche n'est plus". Liberté syndicale, 18 mars 1938.

1675.

"L'Europe et la question allemande". Liberté syndicale, 15 avril 1938.

1676.

Ibid.

1677.

Ibid.

1678.

Martin Niemöller (1892-1984), pasteur allemand qui s'insurgea rapidement contre le national-socialisme et sa propagande néopaïenne. Ami de Dietrich Bonhöffer, il fut l'un des animateurs de la résistance menée par "l'Eglise confessante". Enfermé en 1937 dans un camp de concentration, il fut libéré en 1945 et consacra ensuite beaucoup de ses forces à la réunification de l'Allemagne ainsi qu'à la lutte pour le désarmement.

1679.

"Ce qui résiste". Liberté syndicale, 1er avril 1938.

1680.

"Est-ce la paix ?". Liberté syndicale, 7 octobre 1938.

1681.

"Ce qui résiste", 1er avril 1938, op. cit.