Malgré les apparences (cela ne transparaît aucunement dans les articles de la Liberté syndicale), les relations entre Berra et Leyvraz ne sont pas iréniques1704. Le journaliste qui, naïvement, avait été séduit par la personnalité du chef, a dû déchanter. Il ne supporte plus certains propos que Berra lance contre ses adversaires; il est indigné lorsque celui-ci déclare : ‘"Ce sera oeil pour oeil, dent pour dent, et même ... pour une dent qu'ils nous casseront, nous, on leur cassera la gueule ...". Le caractère de "combinard", de "fin "politicard" doublé d'un comédien-né1705"’ du secrétaire général épuise le rédacteur en chef.
Au début de l'été 1939, Leyvraz est atteint dans sa santé. Son médecin lui ordonne un repos de deux mois, qui se déroulera à Corbeyrier. A son retour, en octobre, le journaliste reprend contact avec Mgr Besson1706. Il a conservé précieusement la lettre que celui-ci lui avait adressée le 22 juin 1935, puisqu'il cite le passage dans lequel l'évêque lui déclarait qu'il serait entraîné par de mauvais conseillers. Et de commenter : ‘"Vos prévisions se sont exactement réalisées. Dès mon entrée à la Pélisserie, j'ai dû constater que "rapprocher du Christ les masses ouvrières" était bien le cadet des soucis de M. Berra. Je n'ai pas tardé à discerner chez lui une étrange répulsion à l'égard de tout esprit surnaturel et de toute action religieuse." Puis Leyvraz dit avoir été abusé par la "comédie sentimentale" jouée par le secrétaire syndical, derrière laquelle il vit surgir "peu à peu tout un monde de mensonges, d'intrigues, de coups tordus, de vilenies, de méchancetés"’. Ce message envoyé à l'évêque n'a pas comme but premier de se plaindre, mais d'obtenir un pardon; ce sentiment, lorsqu'il sera mis en relation avec l'éventuelle perspective d'une mort prochaine, aura toujours une grande importance pour Leyvraz : ‘"Au mois de juin, j'ai eu une hémoptysie dont j'ai eu de la peine à me remettre. Il y a trois semaines s'est produite une récidive, plus grave. Les médecins m'affirment que je dois être sans inquiétude, qu'il n'y a ni tuberculose, ni cancer, et que tout finira par s'arranger parfaitement. En attendant, je suis très fatigué et je crains une nouvelle crise qui pourrait m'emmener. C'est pourquoi j'ai tenu à vous écrire rapidement ces lignes. Je vous demande pardon pour toute la peine que je vous ai faite. Je n'avais que de bonnes intentions, mais l'enfer en est pavé, et j'ai tout de même péché par orgueil et par désobéissance. Nos syndicats sont en grand péril. J'espère que Dieu me rendra la santé et qu'il me sera donné de travailler à leur sau-vetage avec les nombreux amis qui m'entourent de leur sympathie. Sinon, à la garde !... Avant-hier, Edmond Ganter a vu Monsieur le Vicaire Général et l'a mis au courant de la situation. Excusez-moi de vous importuner avec ces pénibles histoires, et pardonnez ce gribouillage, car je suis accablé de fatigue1707."’
En résumé, les raisons qui éloignent Leyvraz de Berra sont non seulement fondées sur l'ambiance d'intrigues que celui qu'on surnomme "le Lion" a instaurée à la Pélisserie, mais aussi sur l'incapacité du rédacteur en chef de pouvoir, par ses écrits dans La Liberté syndicale, ramener au Christ les ouvriers, comme il l'avait souhaité, parce que Berra met son veto à toute initiative ayant une portée spirituelle. Comme Mgr Besson l'avait écrit en 1935, ses bras et son coeur restent ouverts à ce fils prodigue auquel il répond : ‘"Mon cher ami, Votre lettre m'a profondément touché et je vous en remercie. Veuillez croire que je prends une part bien vive à vos peines et que je serai très heureux si je peux vous être de quelque utilité."’ L'évêque propose un rendez-vous - ‘"Ce serait pour moi une vraie joie de vous revoir1708"’ - que Leyvraz accepte de grand coeur : ‘"Comment vous dire ma gratitude et ma joie ! (....) Je vais retrouver un père ! Croyez, Monseigneur, à mon filial dévouement1709."’
Berra a d'autres relations litigieuses, par exemple avec Marius Constantin qui, irrité par un désaccord, s'est vu contraint de démissionner, à fin 1936, de son poste de secrétaire syndical. Ce départ creusera un fossé entre le Parti - où Constantin joue un rôle important - et les syndicats.
Dominique von BURG. Le Mouvement chrétien-social dans le canton de Genève, 1936-1949. Mémoire de licence. Fribourg : faculté des Lettres de l'Université de Fribourg, 1969; p. 60.
Déjà en mars 1936, un lien avait été renoué, lorsque l'évêque avait adressé à Leyvraz sa "Lettre pastorale pour le Carême", sur le thème de la confiance, dans laquelle le prélat énumérait les motifs d'espérer. Leyvraz l'avait remercié par ces mots : "Je viens d'en achever la lecture. Elle m'a profondément touché - surtout les pages que vous consacrez à notre Mère du ciel. Par dessus les douloureux malentendus de ces derniers mois, je vous prie d'agréer l'expression de ma gratitude émue pour cette Lettre d'une si haute et si généreuse inspiration." (Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 16 mars 1936. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 65).
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 17 octobre 1939. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 65.
Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 18 octobre 1939. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 65.
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 19 octobre 1939. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 65.