2. LE DIVORCE DES CHRÉTIENS-SOCIAUX

Si les tensions avec le secrétaire de la Fédération augmentent, c'est aussi parce que Leyvraz ne supporte plus l'autoritarisme de celui-ci. Depuis trois ans, l'ère des purges "berraiennes" est ouverte. Au secrétariat de la Fédération, Berra a déjà évincé Marius Constantin. Puis, en butte aux attaques du "dictateur", deux autres amis de Leyvraz ont été chassés de la Pélisserie : Edmond Ganter, en 1939, et Albert Trechsel, transféré à Lausanne, en 1940. Cette nouvelle manoeuvre a mis Leyvraz hors de ses gonds. Comme cela lui arrive parfois, le journaliste s'est jeté dans une de ces colères qui font de lui un homme complètement transformé; son teint a viré au violet, puis à un blanc livide; les veines de son cou se sont gonflées; il a crié, au point d'en perdre la voix ... Une fois de plus, son ami Charles Primborgne (*) qui travaille également à la Pélisserie (où il s'occupe de la Caisse-maladie chrétienne-sociale) et avec lequel il a des discussions passionnées, a tenté de le calmer ! Autre excès du pouvoir exercé par Berra : en décembre 1939, celui-ci a doté la Fédération genevoise des syndicats chrétiens et corporatifs de nouveaux statuts, afin de lui conférer une certaine indépendance face au Cartel des Organisations chrétiennes-sociales, et de la sortir de son caractère confessionnel1710. Cette décision a provoqué un durcissement des camps; des affrontements verbaux ont déchiré la belle unité des chrétiens-sociaux. Depuis lors, d'un côté, il y a le Cartel avec Leyvraz, Pugin, Ganter. De l'autre, il y a la Fédération avec Berra et, entre autres, Francis Laurencet qui, depuis de longues années, s'est engagé politiquement avec passion pour donner au Parti une dimension syndicale. Divers litiges d'ordre financier, immobilier, organisationnel et personnel enveniment les relations. Et pendant que tous se déchireront, l'abbé Savoy mourra le dimanche 21 janvier 1940, à l'Hospice du Simplon, laissant orphelins ces frères ennemis que sont devenus Berra et Leyvraz. Trois mois plus tôt, malgré leurs difficultés relationnelles, ils étaient montés au Simplon avec quelques amis, ‘"pour le revoir après une longue séparation1711"’. L'abbé avait pris Leyvraz à part pour lui confier, comme une sorte de testament spirituel, le livre qu'il était en train de terminer1712. Dans la Liberté Syndicale, sous le titre ‘"La mort de M. l'abbé Savoy1713"’, c'est côte à côte que Leyvraz et Berra témoigneront de leur deuil et de leur attachement à celui qui fut leur Maître vénéré.

La "révolution" ne s'instaure pas qu'à la Liberté Syndicale mais aussi dans le cadre du Cartel chrétien-social où, en mars 1940, Ganter succède à Berra qui a démissionné de son poste de secrétaire. Cet événement amène une vaste réorganisation de cette structure - qui s'était quelque peu assoupie - afin d'instaurer un ordre social et économique sur des bases vraiment chrétiennes, construites à partir d'une sorte d'examen de conscience : ‘"Nos mouvements constituent-ils un centre de rayonnement de doctrine et d'action vers lequel les foules désabusées et trompées pourront venir chercher aide et protection ? Nos mouvements, par leur dynamisme, sont-ils capables de changer le cours de l'histoire sociale de notre pays ? Sommes-nous toujours restés dans la droite ligne des enseignements de l'Eglise et obéissons-nous aux directives des Encycliques ? Avons-nous toujours fait passer les intérêts de la classe ouvrière avant des intérêts particuliers ? N'avons-nous jamais subi l'influence du libéralisme, de la démagogie socialiste ? Avons-nous toujours su sacrifier un avantage matériel à l'application stricte de notre doctrine ? Il semble difficile de répondre "oui" sans arrière pensée (sic)1714."’ Pendant ce temps, constatant que la collaboration entre Berra et Leyvraz s'altère sérieusement, les responsables de la Fédération des syndicats chrétiens et corporatifs décident que le rédacteur de La Liberté syndicale dépendra non plus de Berra mais du Cartel. En mai, un accord est passé entre ces deux institutions : à partir de ce moment, la Fédération n'assurera à Leyvraz plus que la moitié de son salaire, l'autre moitié étant couverte par son travail à l'Echo Illustré, dont nous parlerons bientôt.

Notes
1710.

Depuis 1932, une loi rendant obligatoire l'affiliation à une assurance-chômage avait amené à la Fédération plus de 2.000 nouveaux membres, venus essentiellement pour disposer de cette assurance. La formation chrétienne-sociale fut alors négligée; les nombreux protestants qui se trouvaient parmi les récents arrivés servirent de prétexte à Berra pour viser une laïcisation du Mouvement, afin d'éviter des difficultés d'ordre confessionnel.

1711.

René LEYVRAZ. La vie et l'oeuvre de l'abbé André Savoy. Sierre : Imprimerie Sierroise S.A., 1956, [sans pagination]. Tiré à part de l'introduction au livre de l'abbé SAVOY. Le plan de Dieu dans la Création et la Rédemption de l'humanité. Sierre : Imprimerie Sierroise S.A., 1954.

1712.

André SAVOY. Le plan de Dieu dans la Création et la Rédemption de l'humanité, ibid.

1713.

Henri BERRA. "Hommage à notre chef et ami". René LEYVRAZ. "Ce qu'il fut pour nous". Liberté Syndicale, 26 janvier 1940.

1714.

Extrait d'un Mémoire établi par Edmond GANTER le 2 mai 1940. Annexe VIII de la thèse de Dominique von Burg. Le Mouvement chrétien-social dans le canton de Genève, 1936-1949, op. cit., p. 151.