2. LE TON DU JOURNALISTE DANS LE MAGAZINE CATHOLIQUE

Libéré de la censure imposée par Berra dans la Liberté syndicale, Leyvraz trouve à l'Echo Illustré une liberté d'expression spirituelle. Comme jadis au Courrier de Genève, ses écrits évoqueront à nouveau l'Eglise, les catholiques, les encycliques, les papes et les lettres pastorales. Leur ton correspond bien à l'orientation de cette revue familiale catholique; le journaliste traite fréquemment de la famille dans ses dimensions éthiques, éducatives, économiques, religieuses et démographiques. Outre des articles évoquant la situation créée par la guerre, Leyvraz entame aussi des réflexions sur l'amour, la mort, la vérité, les sentiments humains, la dispersion, la décadence des moeurs; et encore sur les courants philosophiques qui apparaissent, soit pour critiquer le nihilisme nietzschéen qui s'empare de la jeunesse du IIIe Reich, soit pour tourner en dérision la pensée d'un Julien Benda qui, dans la Nouvelle Revue Française, en mai 1940, ose s'en prendre à cette France officielle qui, depuis peu, a retrouvé le chemin de l'Eglise; Leyvraz dénonce aussi, dans ses écrits, la tendance à nier la mort en s'étourdissant dans la "religion" de la vie, et l'apparition d'une jeunesse zazou. L'actualité l'amène aussi à se ranger aux côtés de ceux qui dénoncent la persécution religieuse en Russie soviétique. Enfin, fréquemment, le rédacteur salue, comme un des maîtres de la pensée chrétienne contemporaine, Gustave Thibon (*), l'auteur de Diagnostics et de Destin de l'homme, que Leyvraz lit et cite avec tant d'enthousiasme : ‘"Chez Thibon, la passion de savoir s'est doublée de la passion de servir, et les deux nous valent une oeuvre d'une profondeur et d'une puissance rarement atteintes, qui permet de dominer le chaos actuel, d'y voir clair, qui est donc porteuse d'espoir et de courage1732."’ Diagnostics ... C'est en bouquinant dans une librairie qu'il est tombé en arrêt devant ce titre. "Thibon, c'est qui ?" a-t-il demandé au libraire qui lui a répondu : ‘"On entend parler de lui. Il a publié quelque chose dans les Etudes carmélitaines "’. Puis Leyvraz ouvre ‘"le livre sans entrain. "Diagnostics" ? Il nous faudrait plutôt le remède, le bon ! Tout en bougonnant, il lit1733"’. Et le voici conquis par le regard que jette le paysan-philosophe sur ces liens sociaux élémentaires qui se nouent dans la communauté rurale, et par son propos de ‘"rendre la sève et la santé à ce monde desséché1734"’. Cette admiration se renforcera dès novembre 1942, lorsque Ganter et Leyvraz feront venir le philosophe à Genève1735, pour qu'il y donne une conférence. Une amitié va se nouer avec cet homme qui, des années plus tard, nous décrira Leyvraz de manière très vivante : ‘"Universel, très ouvert, enraciné dans la terre, d'une grande sensibilité, d'une morale non pas abstraite, mais enracinée dans les moeurs, les rites, les règles; réaliste très loin de l'utopie humanitaire-socialisante mais très méfiant du règne de l'Argent; ni fanatique, ni borné, ni étroit, ni puritain, très humain; messager [doté d']un sens profond du spirituel, aimant et sentant profondément la responsabilité de son métier de journaliste; très Suisse; catholique ardent ayant un amour profond pour l'Eglise comme tradition ou pour son côté divin; assez critique sur la hiérarchie, [avec un] côté "anarchiste", d'une grande indépendance de jugement, très frondeur, toujours prêt à plaisanter et à rire1736.’" Quant à Leyvraz, il citera souvent dans ses articles certains de ces aphorismes dont Thibon a le secret. Ainsi, par exemple, pour justifier le rôle de l'Etat : ‘"Toute liberté commence par une entrave. (....) Briseurs de fers ? Hélas, ces chaînes que vous voulez détruire sont souvent des liens organiques. Mutiler n'est pas délivrer ...1737."’ Le rédacteur retient aussi cette phrase ‘: "Satan, c'est le singe de Dieu1738"’. Et il aime particulièrement à répéter : "Il n'y a pas d'impasse plafonnée."

Notes
1732.

"La vraie révolution". Echo Illustré, 15 novembre 1941.

1733.

"De Péguy à Thibon". La Liberté, 13 mai 1943.

1734.

Ibid.

1735.

Thibon viendra plusieurs fois en Suisse, à Genève, et également à Fribourg et dans le Valais.

1736.

Ces traits de caractère nous ont été dépeints par Gustave Thibon, lors d'une interview réalisée le 15 mai 1989, à son domicile.

1737.

Gustave THIBON cité par Leyvraz dans "La Nouvelle Croisade. Le rôle de l'état". Courrier de Genève, 16 mai 1943.

1738.

Gustave THIBON cité in "Le règne de l'esprit malin". Courrier de Genève, 24 juin 1943.