b) La neutralité observée

Durant la guerre, Leyvraz commentera peu la politique étrangère. D'une part, parce que les tâches qui lui sont assignées à L'Echo Illustré ne touchent pas ce domaine; d'autre part, parce qu'il tient à rester dans la ligne imposée par la neutralité helvétique, concept auquel il est fortement attaché. Pour lui, cette neutralité n'est pas une sorte de lâcheté ou un désintérêt mais, au contraire, l'occasion de jouer, au coeur du conflit, un rôle d'apaisement. Déclarant n'être ni pour l'Axe, ni pour Moscou, mais pour la paix chrétienne - parce que le seul espoir est dans la Croix - Leyvraz invite ses lecteurs à fuir tant la propagande communiste que la religion raciste. Avec le temps, les événements vont démontrer combien est difficile la tâche d'un journaliste appelé à commenter l'actualité. En 1941, l'éclatement du conflit entre l'Allemagne et les Soviets l'amène à dresser ce bilan : ‘"Cet événement immense, dont il est impossible de supputer dès maintenant les conséquences, est passionnément discuté. (...) Tous, nous nous sommes trompés dans nos prévisions avec une fréquence et une véhémence qui devraient nous donner à réfléchir. Qui donc, au cours de ces deux ans, peut se flatter de n'avoir point émis d'énergiques oracles qui se sont révélés énergiquement faux ? (...) Il est essentiel que l'opinion suisse évite de se passionner inconsidérément dans un sens ou dans l'autre. Cela ne pourrait que nous diviser à l'heure où nous avons plus que jamais besoin d'être unis. Ne nous engageons point à la hâte dans telle ou telle "croisade", qu'elle soit anti-bolchéviste ou anti-naziste, qu'elle se réclame de l'ordre, du travail, de la liberté ou de la démocratie. Une seule croisade doit nous préoccuper, celle de la Croix. Or, cette croisade-là, elle est à faire en nous-mêmes, autour de nous, dans nos paroisses, nos cantons, notre patrie."’ Dans ce pays que Dieu a préservé de la guerre, il faut ‘"essayer de bâtir un petit foyer de vraie justice, d'authentique fraternité, sur ce sol où les races et les cultures s'entrecroisent1748"’. Il ne faut en ‘"aucune manière s'adapter à telle formule d' "ordre nouveau" élaborée à l'étranger1749"’. La responsabilité que la Suisse doit assumer dans ce conflit, c'est d'accomplir un devoir de miséricorde : ‘"Il ne nous suffit point d'être "le pays de la Croix-Rouge" ou même "la soeur de charité de l'Europe". Placés à ce carrefour des douleurs, c'est bien le moins que nous fassions quelque chose pour les soulager. Les sacrifices que nous nous imposons pour cela sont sans commune mesure avec les immenses bienfaits de la paix qui nous est conservée. Pour répondre à ces bienfaits, ce n'est donc pas qu'un peu de notre argent qu'il faut donner, c'est nous-mêmes. Mais pour nous donner, que sommes-nous ? Et que devons-nous être pour que, de notre petit foyer, l'esprit du Christ puisse mieux rayonner sur l'Europe meurtrie ?1750"’

Cette ligne de neutralité et d'engagement à l'intérieur du pays a été pareillement tracée par Mgr Besson; dans une réflexion sur le thème "Eglise et politique", le prélat affirme que ‘"les catholiques ont l'obligation rigoureuse : d'obéir aux lois de la morale, de ne jamais les enfreindre, même sous prétexte de politique et, entre autres, de ne se prêter à aucune combinaison louche qui puisse faire croire que, pour eux, la fin justifie les moyens; de rester loyalement fidèles à la patrie suisse et d'en respecter les institutions traditionnelles, sans se laisser impressionner trop par des conceptions étrangères qui ne seraient conformes ni à notre histoire, ni à notre tempérament, ni à notre mission; de faire confiance aux autorités civiles, de comprendre la complexité de leur tâche, de les appuyer de toutes leurs forces, au lieu de les gêner sottement par de vaines critiques, dans l'exercice de leurs difficiles fonctions; de s'en remettre aux autorités militaires pour tout ce qui regarde la défense du pays, de leur prêter une entière collaboration, de se conformer à leurs ordres avec un absolu dévouement et sans arrière-pensée. [Bref,] de ne pas faire le jeu des éléments de désordre en brouillant les cartes. Quant aux projets de restauration, de transformation, de rénovation, d'adaptation, etc., que proposent des politiciens, catholiques ou non, l'Eglise, comme telle, ne s'en mêle pas. Nul ne la compromet, quand il développe des idées qui ne peuvent être que celles d'un particulier1751"’. Cette conception est aussi celle de l'ensemble des évêques suisses qui, à l'occasion du 650e anniversaire de la fondation de la Confédération, se réfèrent au passé et à la tradition pour inviter leurs fidèles à servir la patrie. Après avoir rappelé la nécessité de pratiquer les devoirs religieux, de ne pas se laisser fasciner par la recherche du bien-être, de fuir la manie du dénigrement et de combattre le mécontentement que certains cherchent à semer, les évêques déclarent : ‘"Enfin, suivant le mot d'ordre du bienheureux Nicolas de Flue, ne nous mêlons pas de la politique des autres nations et soyons toujours prêts à servir, au meilleur sens du mot, cette patrie suisse dont nous sommes à bon droit heureux et fiers d'être les enfants1752."’ Puis, tirant une application pratique de leurs conseils, ils prolongent leur réflexion sur les problèmes sociaux, en lien avec les enseignements pontificaux.

Si Leyvraz évoque la France, c'est pour souligner, une seule fois, le redressement voulu par Pétain qui, comme Jeanne d'Arc jadis dans une France occupée, a fait don de sa personne pour le salut du pays; ce salut, le Maréchal le construit sur la réorganisation des métiers, contenue dans la Charte du Travail qu'il a présentée aux ouvriers, dans son discours de Saint-Etienne, le 1er mars 1941. Cet "admirable effort" éveille les rêves les plus absolus de Leyvraz : dans l'ordre nouveau conçu par le Maréchal, ‘"chacun trouvera la liberté vraie, l'égalité dans le respect de la dignité humaine, l'authentique fraternité qui vient de Dieu par le Christ1753"’. Toujours, Leyvraz s'interroge et interroge, formulant, à l'intention des lecteurs, une sorte d'examen de conscience.

En octobre 1942, face au problème des Juifs de France qui affluent depuis juillet aux frontières suisses ‘"pour échapper aux mesures prises contre eux par la puissance occupante, d'abord, puis, sous la pression de celle-ci, par le gouvernement de Vichy1754"’, Leyvraz relève "l'extrême gravité" de ces mesures. Il dénonce la razzia de trente mille Juifs, entassés au Parc des Princes et au Vélodrome d'Hiver pour être déportés, ainsi que l'internement de dix mille Israélites ayant passé dans des camps de concentration du Midi avant d'être expédiés en Allemagne. Après avoir cité "l'énergique protestation de l'archevêque de Toulouse", le journaliste mentionne aussi l'Adresse, au Maréchal Pétain, des cardinaux et archevêques ‘"au nom de l'humanité et des principes chrétiens (...) pour une protestation en faveur des droits imprescriptibles de la personne humaine"’. Commentant lui-même les événements, Leyvraz écrit : ‘"Les persécutions antisémites qui sévissent en Europe depuis quelques années ne peuvent que remplir d'horreur les coeurs de tous les chrétiens dignes de ce nom."’ En effet, cette attitude qui vise à charger un bouc émissaire des misères du monde est intolérable : ‘"Il n'est personne d'entre nous, en effet, qui ne sache pertinemment que nos présentes épreuves sont dues avant tout à nos propres faiblesses, à notre corruption. Les imputer aux Juifs, c'est commettre une lâcheté doublée d'une horrible prévarication - quelle que soit la valeur des griefs qu'on élève contre eux."’ Certes, le problème de la dispersion d'Israël reste posé; certes, ‘"la corruption du monde moderne a été pour beaucoup de Juifs l'occasion d'une tentation redoutable. Ils y ont vu, en effet, la possibilité de dominer le monde, soit par l'argent, soit par la politique. Ils ont pris dans certains pays une influence disproportionnée, qui provoqua des réactions brutales. Nous nous refusons à voir là, quant à nous, un "complot" du peuple juif comme tel. Rien n'est plus inique, et plus tragique dans ses conséquences, qu'une pareille généralisation. Il n'en reste pas moins - étant donné l'état de "considération" dans lequel Israël vit au milieu des nations - que la faute de quelques Juifs riches ou influents ne peut être trop aisément mise au compte de l'ensemble. C'est une injustice, car la communauté juive ne dispose d'aucun pouvoir pour parer à ces contre-coups. C'est la raison pour laquelle il y a quelques années, nous avons suggéré (...) qu'un statut légal fût donné à cette communauté et qu'elle fût régulièrement représentée devant les autorités. Ce statut devrait être doublé d'un droit d'option qui permît aux Juifs assimilés, désireux de se confondre dans la communauté nationale, de ne pas tomber sous une juridiction particulière. Un tel projet soulève bien des difficultés, sans doute, mais il mériterait, nous semble-t-il, d'être étudié. Il aurait en outre l'avantage dans les circonstances actuelles, de donner plus de cohésion et de capacité aux efforts que les Juifs de notre pays déploient pour secourir leurs frères qui fuient la persécution. Quoi qu'il en soit, aucun chrétien n'a le droit aujourd'hui de fermer son coeur aux souffrances du peuple juif dont nous avons chaque jour, surtout dans nos régions frontières, des échos déchirants1755".’

Notes
1748.

"Nous, pendant ce temps". Echo Illustré, 5 juillet 1941.

1749.

"La Suisse est devant son destin". Echo Illustré, 9 août 1941.

1750.

"Au service du pays. Pour le 650e anniversaire". Echo Illustré, 1er août 1941.

1751.

Marius BESSON. "Eglise et politique"; article repris de la Semaine catholique, dans La Liberté du 7 mars 1941.

1752.

"Lettre pastorale de NN. SS. les Evêques de Suisse à leurs diocésains, à l'occasion du 650me anniversaire de la fondation de la Confédération". La Liberté, 28 juillet 1941.

1753.

"Aspect du redressement français". Echo Illustré, 10 janvier 1942.

1754.

"Les Juifs et nous chrétiens". Echo Illustré, 3 octobre 1942.

1755.

"Les Juifs et nous chrétiens", 3 octobre 1942, op. cit.