CHAPITRE PREMIER
LE COMMUNICATEUR
OU LA QUÊTE D'UN LIEU OÙ S'EXPRIMER
(1940-1945)

I. GONZAGUE DE REYNOLD, UN MAÎTRE VÉNÉRÉ

Depuis son arrivée à Genève en 1923, Leyvraz a souvent souligné, dans ses éditos, la valeur des ouvrages de Gonzague de Reynold, un catholique de droite. Au fil des ans, la pensée de l'aristocrate fribourgeois - très attaché à une tradition patriotique - a fasciné de plus en plus le rédacteur qui a une "dette spirituelle" envers l'écrivain; en effet, ce sont les paroles de son chant, "La Bérésina", qui ont ramené Leyvraz "près du coeur de la Patrie1757" alors qu'il se trouvait en exil en Turquie. En 1934, le journaliste lui adressait sa première lettre, en réponse à une invitation : ‘"Monsieur, Une suite très serrée de travaux et de démarches m'empêche de vous aller faire, à l'Hôtel Richemond, la visite à laquelle vous m'avez si aimablement invité. Je vous prie de bien vouloir m'excuser1758."’ Puis il signalait à son interlocuteur qu'il présenterait son livre L'Europe tragique 1759, dans le Courrier de Genève, dès qu'il en aurait terminé la lecture. En 1936, une rencontre entre les deux hommes marquait le début d'une relation de confiance. Leyvraz allait partager avec Reynold l'amour de la patrie ancré dans la tradition ancestrale, la volonté d'instaurer un Ordre nouveau, une animosité envers la bourgeoisie et le libéralisme, le rejet total de la dictature soviétique et de ses persécutions religieuses, une lecture politique éclairée d'une certaine conception catholique mettant au premier plan la peur du Péril rouge. Après la perte de Charles Naine, le journaliste avait retrouvé un Maître dont l'influence se faisait nettement sentir à travers ses articles, particulièrement quant à la conception du rôle que devait jouer la Suisse. Une importante correspondance allait s'échanger entre les deux hommes, sous le signe du partage et de l'amitié. Par exemple, en mars 1936, apprenant que Reynold traversait un passage difficile qui l'empêchait de donner, à Genève, la conférence prévue pour les chrétiens-sociaux et l'Union nationale, Leyvraz confiait à l'écrivain : ‘"Je vous comprends d'autant mieux que j'ai moi-même une peine énorme à remonter la pente depuis la mort de ma femme et depuis les incidents très pénibles qui ont marqué ma rupture avec le Courrier de Genève. (...) Je vous répète que vous êtes pour nous un Maître très aimé. Pendant que vous êtes au repos, votre oeuvre travaille pour vous dans nos esprits et dans nos coeurs. Bientôt, j'en ai la conviction, vous pourrez reprendre la lutte et vous nous donnerez l'occasion de vous témoigner ici notre amitié. Vous avez donné beaucoup au pays et le pays attend beaucoup de vous. J'espère que vous pourrez prendre directement contact avec nos milieux ouvriers1760. Vous y trouverez une générosité et un élan qui ne sont pas toujours monnaie courante dans ce qu'on est convenu d'appeler "l'élite". Un homme comme vous, qui a une si belle tradition de service personnel et ancestral, est plus près du peuple que de certaine bourgeoisie parce que le peuple sait aimer celui qui réellement sert1761."’ Ce "Maître très aimé", Leyvraz allait le solliciter à plusieurs occasions, entre autres pour le Cercle des Jeunes militants du Parti : ‘"C'est avec une grande joie et une vive gratitude que mes jeunes ont appris que vous pourriez, dès le 10 juillet, leur donner une nouvelle causerie. La première leur avait fait une profonde impression1762."’ Au fil des ans, les contacts entre l'écrivain et le journaliste seront jalonnés par les recensions journalistiques1763 des livres de Reynold, réalisées par Leyvraz qui, fréquemment, ponctue ses articles1764 de citations de l'aristocrate fribourgeois.

Quelle est donc la pensée politique de cet homme que Leyvraz considère comme un Maître ? Reynold - qui représente une des grandes figures du néo-conservatisme suisse - proclame son hostilité face à une démocratie libérale et donne son appui à toute politique anticommuniste; ainsi, en 1934, il avait apprécié que le Conseiller fédéral Giuseppe Motta s'oppose à l'entrée de l'URSS dans la Société des Nations. Depuis cette même année, au travers d'une abondante correspondance, il était devenu l'inspirateur officieux du conservateur Philipp (sic) Etter (*), Conseiller fédéral, qui, par une révision de la Constitution, voudrait transformer la Confédération helvétique en un Etat chrétien. Reynold entretenait aussi, depuis longtemps, des liens d'amitié avec l'ancien Conseiller fédéral Jean-Marie Musy qui avait créé, en 1936, l'Action nationale suisse contre le communisme. Enfin, partisan de l'ordre, Reynold regardait avec bienveillance les dictatures autoritaires; il cultivait de cordiales relations avec nombre de personnages importants. Depuis 1927, une séduction réciproque le liait à Mussolini, même si le Fribourgeois refusait de prendre le fascisme italien comme modèle pour la Suisse. Mais c'est surtout Salazar (un grand ami qu'il rencontrera à plusieurs reprises, dès 1935) qui recueille toute sa sympathie, parce que son régime ‘"cherche à dégager la personne humaine. C'est le contraire du régime totalitaire. C'est un régime d'autorité. C'est le type d'Etat chrétien1765"’ . Enfin, face à l'Allemagne, si, dans un premier temps, Reynold avait apprécié que l'accession d'Hitler au pouvoir et le développement du nazisme barrent la route aux communistes, il avait immédiatement protesté contre l'antisémitisme du Führer, tout en dénonçant les Juifs agents de la propagande bolchevique; jusqu'en 1941, il critiquera l'idéologie du IIIe Reich, parce qu'elle est absolument incompatible avec un régime chrétien.

Depuis longtemps, ce penseur réfléchit au destin de son petit pays qui, depuis 1934, est entouré des dictatures de l'Allemagne, de l'Autriche et de l'Italie. Son livre, Conscience de la Suisse 1766 a été qualifié par certains de "livre révolutionnaire" qui ‘prône "la victoire du spirituel sur le temporel1767"’. Quant à Leyvraz, il s'est réjoui de ce que cet ouvrage "bouscule passablement d'idoles aux pieds léchés", de ce qu'il soit très discuté ‘"par certains "conservateurs" figés, momifiés, dont la sottise, la sécheresse de coeur et la roideur de nuque m'ont toujours laissé confondu1768"’. Dans ce livre, Reynold pose les bases concrètes d'un renouveau politique et économique helvétique qui fasse échec à la démocratie et au totalitarisme. Dans ses lignes, l'écrivain (qui partage la philosophie personnaliste de Mounier) (*) établit une distinction entre la personne et l'individu, pour s'élever tant contre l'étatisme - qui a abdiqué la notion du bien commun - que contre l'individualisme. L'auteur plaide donc pour l'instauration d'un gouvernement "personnaliste" qui permette ‘"à l'homme de connaître, d'aimer et d'agir dans le sens de sa destinée particulière"’. Dès lors, il confère à la Suisse un rôle particulier : celui de ‘"revenir à une vie complète, à une politique humaine, en reconstituant au milieu de l'Europe bouleversée l'exemple historique d'une nation chrétienne et personnaliste1769".’

Avec l'éclatement de la Seconde guerre mondiale, Reynold (qui semble fort bien documenté, entre autres, sur l'Union soviétique) se trouve brusquement sollicité par plusieurs personnalités1770 qui lui demandent de se renseigner, par voies diplomatiques, afin de savoir si la Suisse va être encerclée par les puissances de l'Axe. Il écrit alors à Leyvraz : ‘"Au début de la guerre on m'a laissé tranquille pendant environ trois semaines, puis, tout à coup, on s'est précipité sur moi. On m'a chargé de fonctions diverses et contradictoires à tel point que je ne sais plus si je suis militaire, diplomate, écrivain ou professeur1771."’ Sans aucun doute, ce chassé-croisé plaît particulièrement à l'aristocrate qu'il est : ‘"(...) si vous saviez le défilé de gens qui viennent chez moi : c'est comme si Cressier1772 était un confessionnal1773."’ La personnalité de cet idéologue est complexe; encensé par certains qui saluent en lui un "très grand penseur", il est méprisé par ceux pour lesquels ‘"il reste un fantoche politique (...)1774"’. Il faut bien l'avouer : ‘"L'ami, le partisan, le courtisan des dictateurs est tout à la fois brillant et borné, visionnaire et rétrograde, influent et dérisoire1775."’

Divers souvenirs (la Conférence de Zimmerwald, le Soviet d'Olten qui avait annoncé sa volonté de prendre en main le gouvernement de la Suisse, la panique causée par la grève générale de 1918, la crainte, à nouveau éveillée en 1932, d'un putsch communiste dans le pays) amènent Reynold à concevoir le projet de former une équipe qui, en cas de révolution sociale de la gauche, devrait être prête à prendre le pouvoir et à instaurer un Etat chrétien, ce qui permettrait, du même coup, de renouveler totalement la politique helvétique. En avril 1939, Reynold décrit au Dr Roger Steinmetz, membre influent de l'Union nationale de Genève, cette volonté de ‘"constituer un véritable gouvernement qui devra se préparer à sa mission comme si demain il devait prendre le pouvoir. (...) Je présiderais les séances et dirigerais les travaux pour assurer l'unité de doctrine et veiller à la pureté des principes (...) L'avantage de cette méthode me paraît évident. On aura une doctrine et une équipe. Enfin, si cela craque, et on peut calculer que cela craquera, on aura un gouvernement tout prêt qui pourra gagner de vitesse toute tentative de révolution et empêcher immédiatement toute désagrégation. Je sais très exactement où je veux aller et ce que je veux faire. Je le fais sans joie, sans ambition, sans illusions, avec une sorte de désespoir. Mais je le fais parce que je dois le faire (...)1776"’ . Si ce gouvernement devait voir le jour, Reynold le ferait reposer sur des ministères qu'il confierait à diverses personnes parmi lesquelles il y aurait - paraît-il - Roger Steinmetz, Julien Lescaze et .... René Leyvraz1777.

Notes
1757.

René LEYVRAZ. "Un grand patriote nous parle ...". Liberté syndicale, 9 décembre 1938.

1758.

Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 20 juillet 1934. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.

1759.

Gonzague de REYNOLD. L'Europe tragique. La révolution moderne. La fin d'un monde. Paris : éd. Spes, 1934.

1760.

Le 16 mars 1936, Leyvraz demandait à Gonzague de Reynold de parler aux ouvriers, le 3e vendredi d'avril, sur le sujet "La classe ouvrière et la patrie suisse". Le 17 juillet, Reynold expliquait aux syndicalistes chrétiens, à la Pélisserie, "Comment la Suisse [s'était] formée".

1761.

Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 7 mars 1936. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.

1762.

Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 27 juin 1939. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.

1763.

On peut signaler, par exemple, Défense et illustration de l'esprit suisse. Neuchâtel : éd. Princeps, 1939. D'où vient l'Allemagne ? Paris : éd. Plon, 1939. Dans cet ouvrage, Reynold prédit la chute du IIIe Reich et annonce une révolution allemande.

1764.

Cf. par exemple les articles suivants : "Fantômes au crépuscule", 25 novembre 1938. "Un grand patriote nous parle ...", 9 décembre 1938. "Ce dur réveil", 26 avril 1940. "Une vilenie", 24 février 1940, in la Liberté syndicale. Et aussi, "Regards sur l'Helvétie". La Jeune Suisse, journal de la Fédération des Jeunesses conservatrices et chrétiennes-sociales de la Suisse romande, 10 février 1940.

1765.

Gonzague de REYNOLD, interview du 8 mai 1937, in Je suis partout. Cité par Aram Mattioli. Gonzague de Reynold, Idéologue d'une Suisse autoritaire. Fribourg, Suisse : éd. Universitaires, 1997, p. 191.

1766.

Gonzague de REYNOLD. Conscience de la Suisse. Billets à ces Messieurs de Berne. Neuchâ-tel : éd. La Baconnière, 1938. Il s'agit de la publication d'une chronique tenue par Reynold dans la Gazette de Lausanne.

1767.

Cet article, paru sous le titre, "Conscience de la Suisse", Echo Illustré, 21 janvier 1939, est signé M.Z. Nous pensons qu'il s'agit de l'écrivain valaisan Maurice Zermatten, qui écrira une biographie de Gonzague de Reynold. Genève : éd. Tribune Editions, 1980.

1768.

"Un grand patriote nous parle ...", 9 décembre 1938, op. cit.

1769.

M.Z. "Conscience de la Suisse", 21 janvier 1939, op. cit.

1770.

Reynold échangera une masse incroyable de correspondance. Outre ses relations très proches avec Salazar et celles évoquées dans le texte de la présente thèse, on peut aussi mentionner, entre de multiples autres, des liens avec Léopold III de Belgique et, en Suisse, avec le Conseiller fédéral Marcel Pilet-Golaz, ministre des Affaires étrangères.

1771.

Lettre de Gonzague de REYNOLD à Henri Bergson, 8 mars 1940. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.

1772.

Le manoir de Cressier, situé près de Morat (canton de Fribourg) est, depuis 1932, le lieu de résidence de l'écrivain qui, dans ses débuts journalistiques, se plaisait à signer ses articles "G. de Reynold, comte de Cressier". Les contacts fréquents qu'entretient Reynold avec les responsables de l'Union nationale qui considèrent l'écrivain comme leur guide intellectuel, vont faire de Cressier "la Mecque de la droite helvétique (...)". Aram MATTIOLI. Gonzague de Reynold, Idéologue d'une Suisse autoritaire. op. cit., p. 209.

1773.

Lettre de Gonzague de REYNOLD à René Leyvraz, 3 mai 1940. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.

1774.

Aram MATTIOLI. Gonzague de Reynold, Idéologue d'une Suisse autoritaire. op. cit., p. 1.

1775.

Roger de WECK. Introduction au livre d'Aram Mattioli, ibid., p. VII.

1776.

Lettre de Gonzague de REYNOLD au Dr Roger Steinmetz, 12 avril 1939. Citée par Aram Mattioli. Gonzague de Reynold, Idéologue d'une Suisse autoritaire, op. cit., p. 209.

1777.

Pour notre part, nous n'avions pas connaissance de ce projet. C'est le livre d'Aram Mattioli (ibid. pp. 209-210) qui nous l'a révélé. Dans aucune des lettres échangées entre Reynold et Leyvraz que nous avons relevées, nous n'avons trouvé mention de ce rôle que l'écrivain aurait voulu confier au journaliste.