Aucune révolution n'ayant éclaté en Suisse, le plan de Reynold se révélera inutile1778. Mais, pour Leyvraz, les relations développées, entre autres, par l'intermédiaire de Reynold, joueront un rôle capital dans son orientation. Curieusement, c'est par Gonzague de Reynold, qui se situe nettement à droite, que Leyvraz va se constituer un nouveau réseau de relations, qu'il oeuvrera pour une large ouverture et renouera avec les milieux syndicalistes de gauche. En effet, d'importants contacts vont bientôt se nouer entre Romands et Alémaniques, par-delà le fossé que certains événements (unification du Code pénal, rattachement de l'Autriche à l'Allemagne) avaient contribué à élargir. En mai 1939, Reynold invite quelques amis suisses romands - dont Leyvraz - à l'accompagner à Zürich, où il doit donner une conférence sur "Les constantes de la Suisse". Un vaste échange s'ensuit avec les Alémaniques, parmi lesquels se trouve, notamment, le professeur de langues et de littératures romanes Theo Spoerri1779. A tour de rôle, chacun s'exprime sur les problèmes qui le préoccupent et les dangers qu'il voit peser sur le pays : on parle de plus en plus de la guerre. Une évidence apparaît : il faut s'unir et utiliser les médias pour concrétiser cette union. Dès la fin de l'année, sur l'initiative de Spoerri, des émissions radiophoniques qui rassemblent Suisses allemands et romands traitent de l'idéal confédéral, c'est-à-dire d'une unité à réaliser au coeur de la diversité1780.
Pendant ce temps, en Europe, les menaces se concrétisent : le Pacte germano-soviétique a été signé à Moscou, l'Allemagne vient de lancer un ultimatum à la Pologne. Le 30 août, ces événements contraignent le Conseil fédéral à réunir d'urgence l'Assemblée fédérale (Conseil national et Conseil des Etats réunis), à réclamer les pleins pouvoirs, et à adresser à quarante Etats une "Déclaration de neutralité1781". Puis, par deux cent quatre voix sur deux cent vingt-neuf votants, l'Assemblée appelle à la tête de l'armée le commandant de corps Henri Guisan (*) qui est nommé général1782 . Le 1er septembre, le Reich envahit la Pologne; le 2, la Suisse (comme le feront, le lendemain, la France et l'Angleterre) ordonne une Mobilisation générale qui, en trois jours, arrache quatre cent trente mille hommes à leurs foyers.
Les 10 et 11 février 1940, une suite est donnée à la rencontre qui s'était déroulée à Zürich sur l'initiative de Reynold. Cette fois, c'est à Genève que diverses personnalités1783 se retrouvent. Leyvraz est présent, mais il considère que ‘ces "premiers entretiens pleins d'amitié et d'élan [sont] pourtant assez décevants1784"’. En effet, si les participants s'aiment beaucoup, ils se comprennent mal : l'irruption de la guerre n'a pas contribué à restaurer l'unité helvétique, contrairement à ce qu'on pourrait penser. De nouveaux malentendus se sont accumulés : alors que les Alémaniques mettent l'accent sur l'économie, les Romands insistent sur les réformes politiques et sociales; le fédéralisme est compris différemment par les uns et les autres; sur plusieurs points, ces hommes qui sont de religions et de milieux fort divers (syndicalistes, corporatistes, jeunes entrepreneurs d'un libéralisme intransigeant) constatent qu'ils ne parlent pas le même langage et qu'ils doivent d'abord recréer un esprit commun. Sur cette base, tous sont d'accord pour converger vers un même but : ‘"(...) sortir de la dispersion individualiste sans verser dans un étatisme étouffant. (...) restaurer l'ordre helvétique en le refondant sur Dieu, la personne, la famille, le métier, la Commune1785"’; autant de projets qui rencontrent l'adhésion enthousiaste de Leyvraz.
En Suisse allemande (par l'intermédiaire de Spoerri), et en Romandie (par celui de Reynold), des contacts se nouent; chacun d'eux va jouer un rôle de "rassembleur". Ainsi, le 3 mai 1940, Reynold signale à Leyvraz avoir reçu la visite de Gottlieb Duttweiler, fondateur des magasins Migros, qu'il voudrait mettre en relation avec le journaliste : ‘"(...) c'est un idéaliste, un patriote qui s'émeut lorsqu'il parle de la Suisse. (...) C'est, en plus, un intuitif qui est arrivé à pressentir certaines vérités et certains principes et qui s'est rendu chez moi pour se les faire confirmer et préciser. Je l'ai d'ailleurs mis sur le grill comme feu St-Laurent, je l'ai retourné dans tous les sens et je lui ai dit carrément, même brutalement, ce que je pensais de lui et de mi-gros (sic) : il a tout accepté avec patience et humilité. Ma conclusion est qu'il est très proche de nous, que l'on peut exercer sur lui une influence salutaire, et qu'il ne demande qu'à causer. Il représente tout de même une force : à Zürich, n'a-t-il pas réussi à rallier les intellectuels comme Salis, Möeschlin, mon ami Rychner - peut-être l'esprit le plus fin de la Suisse allemande - et le célèbre Jung ? Je lui ai parlé de vous, de vos idées qui sont les miennes : est-ce que cela ne vous intéresserait pas de le rencontrer ? vraiment je crois qu'il en vaudrait la peine1786"’ . Cette rencontre (qui aura lieu en juin) demandera certainement à Leyvraz de revoir ses jugements; en effet, en 1936, dans La Nouvelle Suisse, sous le titre "Duttweiler déraille", le journaliste s'en était pris à "ce grand brasseur d'affaires" qui préconisait une reprise des relations diplomatiques entre la Suisse et l'URSS et se trompait lourdement : ‘"On ne peut pas tomber plus bas dans la niaiserie matérialiste. Quand il est dans la politique, M. Duttweiler ne se contente pas du "mi-gros". C'est en gros, c'est en vrac qu'il véhicule la sottise1787."’
Autre visite reçue par Reynold, celle de Denis de Rougemont (*), intellectuel neuchâtelois qui s'élève contre la tyrannie moderne des Etats, qui voudrait que toute personne fuie l'esclavage des doctrines, afin de se libérer, et qu'elle prenne les risques de cette liberté. Le 6 juin 1940, devant les premiers signes de capitulation de la France, Rougemont contacte Spoerri pour que soit déclenchée, coûte que coûte, une action de résistance dans toute la Suisse. Le 13 juin, il se rend auprès de l'idéologue fribourgeois afin de lui ‘"parler d'une petite réunion dont le but serait de former rapidement une équipe sur la base du fédéralisme et du christianisme"’. Le lendemain, Reynold écrit à Leyvraz pour lui faire part du projet de Rougemont : ‘"Il m'a prié de vous y convoquer, pour ainsi dire d'urgence. C'est dire qu'il a pour vous une profonde estime. Il y aura, outre les deux R [vraisemblablement Reynold et Rougemont], Eibel1788 et Gasser de Zürich, Georges Duplain, Spörri, Walter Meyer, un jeune syndicaliste indépendant que je ne connais pas, Ducommun, et vous. Peut-être Duttweiler, mais cela n'est pas sûr. J'aimerais beaucoup y convoquer quelques anciens membres de l'Union nationale, ceux qui ont rompu avec Oltramare, mais ils sont la plupart mobilisés. Qui voyez-vous ? j'avais pensé au Dr Steinmetz. Les événements qui se précipitent me donnent tristement raison. Nous voici bien en face du 1798 sur le Rhin que j'annonçais dans Conscience de la Suisse mais que j'avais déjà annoncé dix ans plus tôt dans une petite revue militaire. La Révolution française, le libéralisme, le parlementarisme, le Front populaire et l'anticléricalisme auront blessé la France à mort. Je crains pour elle une révolution anarchique. Je crains sa contagion chez nous. Raison de plus pour nous rencontrer et agir1789."’ Les choses sont claires : pour Reynold, c'est contre l'anarchie qu'il faut résister; pour Rougemont, ce sera contre l'Allemagne. Le lendemain, Leyvraz répond : ‘"Je suis tout disposé à me rendre à Berne le samedi 22 juin, et cela d'autant plus que j'ai pris part à une réunion préparatoire qui s'est tenue ici il y a trois mois environ. Ces contacts me paraissent d'une extrême importance. (...) Si le Dr Steinmetz peut se joindre à nous, j'en serai très heureux. Mais pour la Corporation, il faudrait surtout Lescaze et Pierre Regard (...). Oui, vos prévisions se réalisent de façon saisissante. S'il n'y avait pas tant d'abrutis et d'aplatis chez les "Suisses moyens" ...1790."’ Le 19 juin, Denis de Rougemont écrit à Reynold : ‘"Je crains que si Leyvraz, Steinmetz, Lescaze, Regard (Privat ?) assistent à la première rencontre avec vous-même, Mottu et Duplain - tandis que la Suisse allemande n'aurait que Spoerri, Gasser1791 et Meier, et la gauche que Ducommun, - l'équilibre ne soit rompu, ou ce qui serait plus grave, la plate-forme de départ pratiquement réduite à la tendance de droite genevoise. Non que je sois contre, vous m'entendez bien, mais notre effort n'a de chance d'aboutir que s'il est neuf, que s'il réussit dès le départ à créer une constellation absolument nouvelle1792."’
Le 22 juin - alors que l'armistice entre la France et l'Allemagne est signé à Rothondes - la réunion prévue par Rougemont a lieu à Berne : Spoerri, Gasser, Eibel, Mottu, Gonzague de Reynold, le Dr Jakob Lorenz de Fribourg (fondateur de l'organisation et du journal Das Aufgebot), Duttweiler et Leyvraz y participent. L'objectif à atteindre est net : il faut, à tout prix, résister, briser la vague de défaitisme qui, depuis le mois de mai, submerge une population suisse qui redoute une offensive allemande; et assiste, impuissante, au déferlement de réfugiés français et à celui de quarante mille soldats acculés par la Wehrmacht, refluant vers la Suisse où ils seront internés. De plus, le pays, encerclé par les puissances de l'Axe, est contraint d'envoyer à nouveau ses troupes sur toutes les frontières. Le 25 juin, le Conseiller fédéral Pilet-Golaz adresse au peuple un discours radiodiffusé, ressenti par certains comme une recherche résignée d'accommodements avec l'Axe, et apprécié par d'autres qui y voient un langage nouveau. Parlant d'un ressourcement dans les valeurs spirituelles, saluant l'armistice comme un pas vers la paix, Pilet-Golaz a appelé les Suisses à assortir le nouvel équilibre réalisé par l'Axe d'une renaissance intérieure qui ouvre à une solidarité basée sur un esprit de sacrifice; il les a aussi encouragés à suivre le Conseil fédéral ‘"comme un guide sûr et dévoué, qui ne pourra pas toujours expliquer, commenter, justifier ses décisions1793".’
Pour le petit groupe qui s'est formé, le temps presse : le bruit court que le Conseil fédéral va bientôt interdire de créer toute nouvelle organisation. La débâcle française suscite une guerre des nerfs qui propage les rumeurs les plus folles et décourage la population. La Suisse a peur. Le 30 juin, les participants se retrouvent une nouvelle fois à Berne, chez Philippe Mottu, autour d'une conviction : la nécessité de travailler ensemble à partir d'un ‘"sentiment commun : l'amour de la patrie, l'angoisse de son destin, la résolution de lui épargner le sort d'autres pays qui ont été rayés de la carte d'Europe1794"’. Pour illustrer cette union, un symbole, un signe de ralliement doit être trouvé par cette dizaine d'hommes qui peinent et tâtonnent. Et tout à coup, une définition rédigée par Philipp Etter et Gonzague de Reynold, et transmise en novembre 1938 par le Conseil fédéral dans un message sur la défense spirituelle du pays, leur sert de support : ‘"L'idée suisse n'est pas un produit de la race, c'est-à-dire de la chair, mais une oeuvre de l'esprit. C'est un fait admirable qu'autour du Gothard, montagne qui sépare et col qui unit, une grande idée, une idée européenne, universelle, ait pu prendre naissance et devenir une réalité politique : l'idée d'une communauté spirituelle des peuples et des cultures occidentales 1795."’ Ce rôle du Gothard avait aussi été évoqué en termes identiques par Mgr Besson, dans sa Lettre pastorale pour le Carême 1939 : ‘"Autour du Gothard, grâce à l'alliance de plusieurs petits peuples qui n'avaient guère d'autre richesse que leur foi, leur valeur morale et leur énergie, une grande idée chrétienne a trouvé depuis des siècles sa réalisation pratique : celle de la communauté spirituelle des peuples. Notre vocation spéciale est de servir de trait d'union entre les nations qui nous entourent ... Nous avons une mission providentielle à remplir."’ Les amis réunis à Berne ont donc trouvé l'élément rassembleur recherché : le Gothard, ce ‘"bastion naturel de la Suisse, coeur de l'Europe et limite des races, (...) grand symbole autour duquel tous les Confédérés peuvent s'unir dans leurs diversités1796".’ Le Gothard, réalité physique et signe national qui implique un ‘"double programme de défense à tout prix et de fidélité à une mission européenne et créatrice1797"’. Et c'est ainsi que la "Ligue du Gothard"1798 voit le jour et que naît ‘"l'esprit du Gothard" : "dix hommes, dix Suisses causant librement, coeur à coeur, des choses du pays1799".’
Immédiatement, la Ligue est placée devant l'obligation d'agir vite; elle a appris, en effet, qu'un groupe d'Officiers d'Etat-Major et de Renseignements aurait l'intention d'opérer un coup d'Etat militaire1800, au cas où le gouvernement suisse manquerait de fermeté face à l'Allemagne. Les membres de la Ligue estiment donc indispensable d'instituer une résistance, basée sur autre chose qu'un coup de force.
Aram MATTIOLI. Gonzague de Reynold, Idéologue d'une Suisse autoritaire, op. cit., qui écrit, p. 210 : "Ces plans aboutiront à un fiasco total", n'a pu nous dire jusqu'à quand Reynold a conservé cette idée.
Cette personnalité était également un animateur des Groupes d'Oxford, mouvements de renouveau spirituel et moral, créés en 1830 par des ecclésiastiques et des laïcs de l'Université d'Oxford, et animés par l'anglican Henry Newman qui se convertira au catholicisme romain en 1845. Ces groupes firent leur apparition en Suisse dans les années 1930.
Mgr Besson et le théologien protestant Emile Brunner participeront à l'une de ces émissions pour défendre l'idée d'une unité chrétienne à rechercher au coeur des diversités confessionnelles.
Berlin sera la première à répondre et assurera que l'Allemagne respectera le territoire helvétique.
En Suisse, on ne nomme un Général qu'en cas de menace de conflit intérieur ou extérieur.
Outre Spoerri qui constitue l'âme du mouvement (Reynold est absent), il y a le docteur Th. Bovet de Zürich; Charles-F. Ducommun, secrétaire-adjoint de l'Union syndicale, et membre du groupe personnaliste "Esprit" qui était de tendance syndicaliste; Julien Lescaze, alors président de l'Union corporatiste suisse; René Leyvraz, en tant que secrétaire romand des syndicats chrétiens; Christian Gasser de la Ligue zürichoise des Sans-Subventions; Philippe Mottu qui venait d'être appelé par l'Etat-major de l'armée, à Berne, à la section "Armée et Foyer", chargée de la défense spirituelle de la Suisse (contre la propagande national-socialiste déferlant sur le pays) en organisant des conférences, des activités culturelles et sportives, afin de maintenir une volonté de résistance contre tout agresseur, et d'informer les citoyens à un moment où la censure exercée sur la presse empêchait de traiter toutes les questions au grand jour.
René LEYVRAZ. Les origines de la Ligue du Gothard. Brochure de 12 p. éditée par la Ligue du Gothard; sans nom de lieu ni de date (vraisemblablement printemps 1941), p. 2.
Ibid., p. 2-3.
Lettre de Gonzague de REYNOLD à René Leyvraz, 3 mai 1940. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.
René LEYVRAZ. "Duttweiler déraille". La Nouvelle Suisse, 6 juin 1936.
Robert Eibel, secrétaire du Redressement national.
Lettre de Gonzague de REYNOLD à René Leyvraz, 14 juin 1940. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.
Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 15 juin 1940. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold, cote Action 57 bis, Leyvraz.
Christian Gasser, qui incarne le jeune patronat dans l'industrie, représente le pôle de droite.
Lettre de Denis de ROUGEMONT à Gonzague de Reynold, 19 juin 1940. Bibliothèque nationale, Berne, dossier "Ligue du Gothard".
Cité dans l'ouvrage collectif Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses. 2e édition, revue et augmentée. Lausanne : éd. Payot, 1982-1983, 1986, p. 754.
René LEYVRAZ. Les origines de la Ligue du Gothard, op. cit., p. 6-7.
Cité par Philippe MULLER. Tout ce que ta main ... Lausanne : L'Age d'homme, 1991, p. 32.
Denis de ROUGEMONT. Qu'est-ce que la Ligue du Gothard ? brochure publiée par la Ligue du Gothard. Neuchâtel : éd. de la Baconnière, s. d., p. 3. Le Gothard se trouve en effet au coeur de la Suisse, sur une ligne permettant de relier l'Allemagne à l'Italie et l'Autriche à la France.
Denis de ROUGEMONT. Qu'est-ce que la Ligue du Gothard ?, op. cit. p. 4.
Au cours de la séance, une discussion oppose ceux qui souhaitent donner à la Ligue le nom réel du col alpestre, c'est-à-dire le Saint-Gothard, à ceux qui ne veulent pas de références trop catholiques et refusent d'y adjoindre le qualificatif de "Saint"; finalement la dernière tendance l'emporte, ce qui n'empêchera pas parfois Reynold de parler, dans sa correspondance, de la Ligue du St-Gothard.
Denis de ROUGEMONT. Qu'est-ce que la Ligue du Gothard ?, op. cit., p. 7.
L'importance de ce mouvement est encore controversée aujourd'hui. D'après Willy GAUTSCHI (Le Général Guisan. Lausanne : éd. Payot, 1991, p. 227) "ce mouvement (...) sembla si ambigu que ses contemporains l'appelèrent tantôt "conjuration", tantôt "Croisade des enfants", quant ils ne le qualifièrent pas de "plus grave aberration qui ait jamais eu lieu"."