1. POUR UN MANIFESTE NON PAS INTELLECTUEL MAIS CONCRET

Lors de la rencontre à Berne, Rougemont - à qui revient la paternité de la Ligue - est absent; il vient d'être mis à quinze jours d'arrêts de rigueur1801 par le Général Guisan, suite à un article qu'il avait écrit le 17 juin dans la Gazette de Lausanne, lors de l'entrée des Allemands à Paris, et qui avait été jugé imprudent. Mais il profitera de l'interdiction de sortir de son domicile pour rédiger le Manifeste du Gothard, déclaration qui, entendant concilier la droite et la gauche, les Romands et les Alémaniques, les catholiques et les protestants, va faire l'objet de multiples pourparlers durant le mois de juillet 1940. Le 6 juillet, suite à une nouvelle réunion à Berne, Christian Gasser écrit dans son Journal : ‘"Enfin, pour une fois, une discussion positive avec de bons résultats - jusqu'à lh.001802."’ Pour sa part, le 8, Leyvraz qui suit les rencontres avec assiduité, écrit à Reynold : ‘"Le Manifeste de la Ligue du Gothard m'a paru juste dans ses grandes lignes mais il serait bien utile que vous puissiez revoir la version française pour y donner un peu plus de nerf et de précision. J'étais seul Romand avec Mottu pour son élaboration et les pourparlers se sont faits pour une large part en schwytzerdütsch [en dialecte suisse-allemand]. J'étais complètement noyé. Ces discussions interminables sont fastidieuses et vaines. Votre présence est indispensable pour que ces entretiens ne tournent pas à la parlotte ...1803".’

Le journaliste demeure pragmatique et les discussions philosophiques ne lui conviennent guère; pour lui, ce qui importe, c'est d'arriver à des résultats concrets par l'adoption d'un programme : Dix jours plus tard, il écrit à Reynold : ‘"Le nouveau Manifeste de la Ligue reçoit ici un accueil assez frais ... Je me demande si nous ne faisons pas fausse route. La peur d'un programme défini, qui se trahit dans le texte de Rougemont n'est-elle pas une erreur ? Je discerne même chez nos ouvriers un besoin politique qui se déclare de plus en plus. On veut précisément un programme. Or, les programmes commencent à surgir un peu partout, avec des divergences qui risquent de semer le trouble dans l'opinion. Rien ne sert de critiquer les partis si les mouvements de rénovation offrent le spectacle de la même imprécision et de la même incohérence. J'ai eu hier un entretien avec Le Coultre, de l'Union nationale, qui m'a exposé tout un programme, déjà imprimé, d'Etat corporatif qui me paraît en marge de notre vraie tradition. La Ligue vaudoise1804 part toute seule avec un autre plan. Aloys Theytaz, de la Patrie valaisanne, m'écrit pour me demander ce que je pense de tout cela. Vous aurez aussi la réaction directe de Pierre Regard et peut-être de Steinmetz. On redoute le vide sonore des manifestes. Pour moi je m'y suis résigné, car il me semble que nos amis alémaniques ont une "chique verbale" à poser - mais il faut préciser rapidement. Les "piloristes" et les frontistes vont repartir à fond de train, avec des formules totalitaires qui risquent de séduire la jeunesse et une partie des démobilisés. Pour l'immédiat, l'opinion semble prévaloir ici qu'il faut mettre les Chambres en sommeil et confier les pleins pouvoirs à un Directoire qui pourrait être présidé par M. Etter."’ Après avoir posé les bases d'un programme général1805, Leyvraz poursuit : ‘"Le Coultre fait émaner tous les pouvoirs du suffrage professionnel. Cela me paraît fondamentalement faux et très dangereux. C'est ignorer, en effet, que dans les Etats totalitaires, le politique s'incarne dans le Dictateur et dans son parti unique. Nous n'en avons pas l'équivalent. Il faut donc prévoir une "série" politique Famille - Commune - Canton - Diète - Conseil Fédéral - Landamann (sic)1806, et une "série" économique et sociale qui aboutit à la Chambre nationale des Métiers. Quoi qu'il en soit, je ne crois pas que nous puissions échapper à la nécessité de définir rapidement notre programme, au moins dans ses grandes lignes. Sinon, nous seront gagnés de vitesse par les mouvements totalitaires. Il ne suffit pas de dire : des hommes ! Des hommes sans programme, ce sera la pétaudière. J'aimerais beaucoup avoir votre avis sur tout cela1807."’

Première réalisation de la Ligue : grâce à un don de fr. 50.000.-, un "Appel à la résistance" est diffusé entre les 20 et 28 juillet, en pleine page, dans soixante-quatorze journaux helvétiques1808 :

‘"Nous voulons que chaque Confédéré soit prêt à se défendre par les armes et à tout prix. Celui qui doute du succès de la résistance est un traître.
Nous voulons la collaboration de toutes les forces vivantes dans les partis et hors des partis.
Nous voulons une camaraderie professionnelle entre patrons et ouvriers. Le travail et le capital doivent se mettre ensemble au service du pays, pour sa défense et sa rénovation.
Appel à collaborer
Depuis longtemps, on parle en Suisse de collaboration et d'effort en commun. L'heure est venue d'agir et de réaliser. C'est pourquoi nous nous sommes groupés pour fonder la
LIGUE DU GOTHARD.
Venus de toutes les couches de la population, résolus à surmonter les vieilles querelles et les vieux préjugés, nous déclarons solennellement que nous renonçons à tout intérêt personnel, et que nous nous mettons au service du bien commun de la Confédération.
Nous attendons de chaque Confédéré une volonté semblable de collaboration. Tirons les leçons du passé, et tournons-nous avec confiance vers les temps nouveaux. Nous voulons être un peuple d'avenir !
Confédérés, rassemblez-vous pour travailler ! Entrez dans la Ligue du Gothard !
[Suivent les signatures] : Walther Allgöwer, Officier instructeur; Robert Eibel, Redressement national; Christian Gasser, Ligue des Non-Subventionnés; René Leyvraz, Syndicats chrétiens; Philippe Mottu, Groupe d'Oxford; Denis de Rougemont; Paul Schäfer, Heinrich Schnyder, Indépendants; Theo Spoerri, Professeur à l'Université de Zurich1809." ’

Les noms de Charles-F. Ducommun et de Julien Lescaze ne figurent pas encore dans cette liste; mais très vite, ces deux personnes déploieront, avec Leyvraz, une grande énergie au sein de la Ligue.

Le 20 juillet, un deuxième texte est inséré dans la presse; la Ligue annonce sa volonté de résister. La philosophie d'un Gonzague de Reynold1810 inspire certainement une partie de cette réflexion. Sous le titre "Principes", un bilan de la situation est dressé :

‘"Nous sommes au coeur d'une révolution européenne dont personne ne prévoit l'issue. L'Occident a déjà connu des temps pareils. Plus d'une fois, déjà, une ère nouvelle est née des ruines de l'ancienne. Il s'agit, pour nous Suisses, non de juger autrui, mais de reconnaître en toute clarté notre mission particulière; non de nous accrocher à des formes vieillies, mais de travailler avec joie au renouvellement de notre Confédération. Sur un seul point, aucune discussion n'est possible : nous défendrons à tout prix l'honneur et l'indépendance de la Confédération, quelle que soit la situation extérieure. Dans l'Europe nouvelle, nous ne pourrons conserver notre indépendance que si, tirant les leçons du passé, nous regardons vers l'avenir, prêts à collaborer mais décidés à tout sacrifier pour sauver la Confédération."’

Puis, dans la deuxième partie intitulée "Notre mission perpétuelle", la Ligue rappelle que la Suisse ‘"est médiatrice entre les valeurs spirituelles et matérielles des grandes nations de l'Occident. Elle compose de ces valeurs un héritage européen et chrétien"’. Après avoir évoqué la spécificité de la Confédération qui n'a "pas de culture ou de langue unique", il est déclaré que sa mission perpétuelle ‘"n'est donc pas de centraliser au maximum ses institutions, mais d'assurer l'équilibre entre les intérêts vitaux de ses membres"’. D'où la nécessité de se doter d'un ‘"gouvernement fort, conscient de sa mission, et auquel tous consentent obéissance à l'intérieur de nos frontières. La Confédération ne peut accomplir sa mission, dans l'intérêt de l'Europe entière, qu'en restant un Etat souverain. La volonté de nous défendre par les armes et la discipline nous permettront seules de maintenir et d'affirmer la Suisse".’

Troisième partie titrée "Notre mission actuelle" :

"Pour que la Suisse tienne son rôle de collaboratrice indispensable dans l'Europe de demain, nous devons être capables de nous réformer nous-mêmes. Cette réforme se fera aux conditions suivantes : Etre prêt à un renouvellement intérieur, lorsqu'on occupe une position importante. Car les hommes comptent plus que les programmes et les institutions. Dépasser le conflit de la "gauche" et de la "droite"; substituer à la dispersion des intérêts la collaboration de toutes les forces vivantes disponibles. Renforcer l'autorité du Conseil fédéral et le sens de la responsabilité à tous les degrés. Favoriser et rassembler toutes les forces d'initiative et de création, tous ceux qui ont le courage d'employer des méthodes neuves et de prendre des décisions hardies. Donner à la jeunesse des possibilités d'action et de travail. Renouveler notre pensée et notre activité économique, en plaçant l'homme et son travail au centre. Faire passer le service de la communauté avant le profit individuel. Surmonter les conflits sociaux : le capital et le travail doivent nouer des relations nouvelles et justes dans la communauté professionnelle. Amplifier les échanges d'idées avec tous les courants européens. Cultiver les anciennes relations culturelles avec nos trois voisins."’

Enfin, un "Plan d'action" traitant des questions politiques, économiques et sociales, énonce quelques ‘"méthodes tactiques, basées sur l'intervention personnelle plus que sur la propagande de masse"’. Outre une influence reynoldienne, on retrouve aussi dans ces lignes une spécificité personnaliste : nul besoin d'être mandaté; il est même ‘"requis de ne point l'être pour avoir le coeur et l'esprit libres (....) : il n'y a pas d'adhésions collectives, nul ne peut faire peser sur la Ligue le poids d'un groupe ou d'un parti1811. Il ne s'agit plus de "doser" des tendances, mais d'unir des personnes1812."’ Ce premier Manifeste, élaboré dans la hâte et qui, estiment certains, comporte trop de choses vagues, tombera bientôt dans l'oubli. Pourtant, sur le moment, le document suscite de multiples réactions; des campagnes de dénigrement sont lancées dans la presse contre ces hommes de cultures et de tendances diverses qui se sont unis; les critiques pleuvent; tous en ont pour leurs grades : on leur reproche tour à tour d'être menés par des penseurs, de s'aligner sur l'Axe, de faire le jeu des Anglais, d'être payés par le patronat, les marxistes, la Migros, les Compagnies d'assurances, de faire de la démagogie, de n'être qu'une annexe d'Oxford, de loucher vers le catholicisme ...

Notes
1801.

Théoriquement, Rougemont est condamné à passer ce temps dans une forteresse valaisanne. De fait, comme il est officier (premier-lieutenant) et que l'armée a besoin de lui à Berne, il est autorisé à rester dans la ville fédérale, mais prié "de ne pas s'afficher dans les rues avec une petite femme à chaque bras" (cité par Pierre-André STAUFFER, dans un article consacré à Rougemont et à la publication de ses oeuvres. L'Hebdo, 15 décembre 1994, p. 16).

1802.

Christian GASSER. Der Gothard-Bund, eine schweizerische Widerstandsbewegung, Aus den Archiven 1940-1948. Bern : éd. Haupt, 1984, p. 22.

1803.

Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 8 juillet 1940. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.

1804.

Malgré sa ligne maurassienne, cette ligue, qui a regroupé, dès 1933, les tenants d'une rénovation nationale, n'est pas assimilable aux mouvements frontistes.

1805.

Nomination d'un Landamman (5 ans), renforcement des pouvoirs du Conseil fédéral qui ferait les lois, assisté par une Commission de juristes; remplacement du Conseil national par la Chambre nationale des Métiers élue au suffrage professionnel; maintien du Conseil des Etats comme seule chambre politique, diète dont les députés seraient désignés par les gouvernements cantonaux; au niveau cantonal, remplacement du Grand Conseil par un Conseil des Communes élu au suffrage familial.

1806.

Dans les cantons primitifs, le Landamman qui présidait la Landsgemeinde (assemblée des citoyens) était en quelque sorte le président de ces petites républiques. Aujourd'hui, les Landsge-meinden ne correspondent plus à la mentalité actuelle et disparaissent les unes après les autres.

1807.

Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 18 juillet 1940. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold, cote Action 57 bis.

1808.

Cet appel amène la police zürichoise à établir un dossier et à le remettre au Ministère public de la Confédération (Service de renseignements); ce document comporte la liste des hommes qui dirigent la Ligue, ainsi que celle des 32 personnalités - accompagnée de renseignements signalé-tiques - qui ont soutenu cet appel; en annexe, il y a le Manifeste de la Ligue. Archives du Ministère de la Confédération, No C [?] 2.10030, daté du 7 août 1940.

1809.

Suit la liste des personnalités qui "approuvent et appuient cette initiative" : Walther Albrecht, président de l'Union nationale des étudiants de Suisse; Max d'Arcis, Genève; Raymond Bordier, banquier, Genève; Emil Brunner, musicien, professeur à l'université de Zürich; Georges Duplain, rédacteur, Bienne; Gottlieb Duttweiler, Ruschlikon; Christian Eggenberger, agriculteur, Grabs; W. Enz, Berne; R. Epprecht, aumônier, Zurich; Hans Fischer, recteur, Bienne; Hans Frey, médecin, Aarau; Arnold Muggle, Berne; Guido Müller, président de la ville de Bienne; Rudolf Müller, aumônier, Berne; Paul Niggli, professeur à l'université de Zurich; Heinrich Pfenninger, Interlaken; Gonzague de Reynold, Cressier; Paul Rütti, Zurich; H.R. Schmid, publiciste, Zürich; Hans Schoch, médecin, Winterthur; Fritz Streuli, directeur des fabriques de chaussures Bally, Schönenwerd.

1810.

Dans un bref écrit (La Suisse de toujours et les événements d'aujourd'hui) publié par la Ligue du Gothard en été 1940 (Neuchâtel : éd. la Baconnière, s. d.), Gonzague de REYNOLD prédit que la Suisse sera incorporée dans une Europe nouvelle; il se penche sur le passé pour rappeler que la Confédération a eu, dans chacune des crises traversées par le Continent, le choix entre se renouveler ou périr; et que son renouvellement s'est toujours fait non par adaptation, mais par assimilation. Conclusion : la Suisse doit entrer dans les temps nouveaux en réincarnant son type fondamental dans une nouvelle forme, c'est-à-dire un changement de régime qui laisse toute sa place au fédéralisme.

1811.

René LEYVRAZ. Les origines de la Ligue du Gothard, op. cit., p. 4 et 7.

1812.

Denis de ROUGEMONT. Qu'est-ce que la Ligue du Gothard ?, op. cit., p. 5.