2. LA CONSTRUCTION D'UN PROGRAMME TOURNÉ VERS LA PROFESSION

Quant à Leyvraz, il continue d'agir sur le terrain. Son centre d'intérêt premier, c'est d'élaborer un programme qui permette de restaurer les métiers sur la base d'une organisation professionnelle paritaire, de consolider la famille sur le plan matériel et moral, de lutter contre le chômage. Le 22 juillet, il rencontre Reynold et le 26, il adresse une nouvelle lettre au Maître :

‘"J'ai vu hier Ph. Mottu. Il est en train d'amener la Ligue vaudoise et l'Union Corporative suisse au Gothard. J'ai vu également Le Coultre, de l'Union Nationale, qui est dans les meilleures dispositions. J'ai l'impression qu'en Suisse romande la concentration peut se faire autour du Gothard, ce qui nous permettrait de poser à Berne la question "programme" avec beaucoup plus de force. Dès lors, pensez-vous qu'il vous serait possible de "reconsidérer" le problème de la Ligue sous cet aspect ? Car c'est autour de vous que la concentration doit se faire. (...) Je considère la Ligue comme étant encore "en devenir", et comme un lieu où les contacts se gardent avec la Suisse alémanique. Mais nous pouvons, de la Suisse romande, entreprendre à bref délai une action pour que cessant de "devenir" elle soit vraiment l'instrument de la rénovation nationale avec un programme précis et complet. J'ai peur que si vous restiez un peu à l'écart, la tendance individualiste et piétiste n'entraîne le Gothard dans les sables. Je vous soumets ces pensées; si vous avez une autre solution, dites-le moi dès que possible. Ce qui m'alarme, et Le Coultre aussi, c'est la multiplication des petites sectes de "redressement national". J'ai appris hier que M. Musy lançait son propre mouvement. Si nous ne trouvons pas le centre fédérateur, ce sera la pétaudière1813."’

Le 27 juillet, Reynold dresse pour le Conseiller fédéral catholique conservateur Philipp Etter (qui donne au gouvernement suisse à couleur radicale, une teinte corporatiste) un bilan de la situation :

‘"En Suisse romande où l'on est plus avancé, plus national, plus vif d'esprit et, je crois, plus averti de la situation qu'en Suisse alémanique, les groupements se multiplient. A Genève, il y a les Equipes - très sympathiques et assez efficaces - et l'Union nationale qui reprend avec François Le Coultre contre les "Piloristes" d'Oltramare (celui-ci est à Paris et le bruit court que les nationaux-socialistes nous le réserveraient comme Gauleiter mais il court tant de bruits !). Les corporatistes de Lescaze travaillent beaucoup, ainsi que les chrétiens-sociaux de Leyvraz. (...) mais, de tous ces mouvements, c'est encore la Ligue du Gothard qui déploie le plus d'activités et semble remporter le plus de succès. En tout cas, elle établit des connexions partout, à gauche, avec les syndicalistes, à droite, avec la Ligue vaudoise. Il y a là un point de concentration possible (...). A Genève, rapports excellents avec Lescaze et Leyvraz (...)1814."’

Nouvelle lettre de Leyvraz, le 28 juillet : ‘"Deux mots au sujet de la séance d'hier à Berne. Nous avons commencé l'offensive, Lescaze et moi, sur la base du programme dont nous avons parlé lundi dernier ensemble. Dimanche prochain, il y aura une nouvelle séance à Zurich où nous espérons enlever le morceau. Mottu et Ducommun sont sur la même ligne. Nos braves Confédérés sont un peu ébahis, car ils nous avaient préparé un plan "personnaliste" qui a été complètement chambardé. J'ai eu ensuite une excellente entrevue avec Charles Schürch, de l'Union syndicale suisse, que je dois revoir ici vendredi prochain avec Lescaze et Drocco, chef syndicaliste genevois. Aucun compromis, bien entendu. - Je crois que les Romands, qui sont beaucoup plus au clair, arriveront à sortir la Ligue des nuées. Franchement, je ne voudrais pas voir Rougemont y prendre de l'influence1815, car ce nourrisson d'Esprit me paraît aussi brouillon que l'excellent Mounier, son maître. Nous avons besoin plus que jamais de vos inspirations1816 !"’ Le 30 juillet, une première séance publique a lieu à Zurich. A cette occasion, Leyvraz et ses amis présenteront un "Manifeste de Genève".

De Leyvraz, le 1er août :

‘"Le travail que vous souhaitez ici se fait rapidement. J'ai eu une entrevue avec une dizaine de responsables de l'U.N. (non piloriste). L'accord est complet sur le programme, sur la nécessité d'un groupement genevois, et sur celle de garder contact avec la Suisse alémanique par la Ligue. La Ligue vaudoise marche avec nous. L'organisation, ici, s'entreprendra lundi (secrétariat, locaux, etc.). (...) Il ne faut pas (...) que vous usiez dans des palabres un prestige qui nous est indispensable. Mais il faut que les forces romandes se groupent autour de vous et que vous trouviez le moyen de les aider vigoureusement dans la Ligue. Les journées de samedi et dimanche à Zurich seront décisives. Ou nous enlèverons le morceau, ou nous demanderons la liberté d'agir selon notre programme dans le cadre romand, sans perdre contact avec le Gothard. (...) Nous avons besoin d'un père autant que d'un chef. Vous êtes cela pour nous. Souvenez-vous-en chaque jour devant Dieu. Qu'Il vous aide, vous éclaire et vous assiste1817 ."’

Toujours à la recherche d'une personne dans le sillage de laquelle il puisse se placer parce qu'il en épouse les idées, Leyvraz insiste donc régulièrement, dans sa correspondance, pour que Reynold garde un rôle central dans la Ligue. Mais si l'idéologue fribourgeois est à la source de diverses rencontres et réflexions, il ne souhaite toutefois pas s'engager; les raisons profondes d'une telle réserve, expliquées à Leyvraz, témoignent de son caractère autoritaire :

‘"J'ai d'énormes défauts parmi lesquels celui de ne rien valoir en second et d'avoir une horreur physique des palabres à la suisse. Ou il faut que je sois seul, ou il faut que je commande. Enfin j'hésite à me mettre en avant, il faut que je sois porté1818."’

Nouveau point de la situation fait par Leyvraz, le 24 août : ‘"Je m'excuse de mon long silence. J'étais très fatigué à la fin de juillet, et je me suis mis au vert pour éviter des accidents analogues à ceux de l'an dernier. Je pense que vous êtes au courant des séances décisives des 3 et 4 août à Zurich. Lescaze et moi, nous avons fait adopter le programme de réformes de structure dont nous avions parlé dans notre dernier entretien. Avant de le rendre public, les Alémaniques veulent préparer le terrain dans leurs milieux. Malgré ce retard, que nous nous emploierons à abréger le plus possible, je pense que l'étape franchie est très importante. Après les hésitations du début, la Ligue s'engage dans la voie que vous avez ouverte. Il y aura sans doute bien du travail encore pour mettre tout au clair, mais la direction est bonne, et c'est l'essentiel. Tous ces derniers temps, j'ai reçu des lettres ou des coups de téléphones de gens émus ou ébranlés parce que vous avez, disent-ils, "abandonné la Ligue du Gothard". C'est le résultat d'articles maladroits. J'ai expliqué à ces braves gens que, tout en nous inspirant et en nous encourageant, vous n'étiez pas enrôlé dans la Ligue, et que vous n'aviez donc pas à en sortir. Je leur ai expliqué les raisons d'intérêt supérieur pour lesquelles il n'était pas, à mon sens, opportun que vous fussiez en ce moment engagé dans un comité."’ Après avoir suggéré à Reynold de passer un communiqué à l'Agence télégraphique suisse, pour que l'idéologue réaffirme ‘ses "dispositions sympathiques et encourageantes à l'égard du Gothard"’, Leyvraz poursuit : ‘"Cela me paraît d'autant plus utile qu'on vous prête ici, dans certains milieux, l'intention de partir avec Musy1819 du côté des fronts !!! Pour couper les ailes à tous ces canards, quelques mots de vous suffiraient1820."’

Dans la première Lettre du Gothard (petite feuille éditée par la Ligue) on trouve, le 27 août, un démenti (non signé), titré "Guerilla contre la Ligue du Gothard ?" et dont le style pourrait bien être celui de Leyvraz :

‘"A intervalles réguliers, paraissent dans la presse des informations relatives à de "graves dissensions" au sein de la Ligue du Gothard, voire à une "décomposition" de notre mouvement1821. Inutile de dire que certains journaux, qui prennent leur désir pour des réalités, se font un plaisir de publier, en bonne place, de petits articles sur ce sujet, articles rédigés sur un ton péremptoire, destiné à frapper l'imagination1822. C'est là une des armes préférées de la petite guerre politique et nous ne saurions nous en émouvoir. Le but cherché est de créer dans le public un sentiment d'incertitude, puis de méfiance. C'est ainsi qu'il a été prétendu que Gonzague de Reynold avait quitté la Ligue du Gothard. Nous nous empressons de répondre qu'il continue, comme au début, à en soutenir les efforts (...). La meilleure preuve en est que nous allons publier prochainement, en un tirage à part, le texte de la remarquable conférence qu'il a faite récemment à Zürich1823."’

Un premier Directoire1824 est créé ‘"sans précipitation, sans fièvre, avec une patience, une lenteur tenace (...)1825"’ bien suisses; accepté par l'Assemblée constitutive du 4 novembre 1940, il est formé des personnalités suivantes : Theo Spoerri (président), Julien Lescaze, René Leyvraz, Denis de Rougemont, Charles-F. Ducommun, Philippe Mottu, Heinrich Schnyder1826, Christian Gasser. Le même jour, les statuts sont adoptés, non sans difficultés : ‘"La discussion (...) a montré combien les opinions peuvent varier d'un canton à l'autre et on a dû même, à certains moments, se rappeler que si le Gothard est une montagne et un carrefour de routes, il est aussi un tunnel ! Mais ce tunnel a été traversé et la lumière a vite succédé à l'obscurité1827 !"’ En effet, de longues palabres se sont déroulées afin de savoir s'il convenait d'accepter des Juifs et des Francs-Maçons dans la Ligue. Peu favorables à la franc-maçonnerie, les Genevois ont rappelé que les Loges étaient responsables de l'effondrement de la France; puis d'autres participants, alertés par les procédés allemands d'infiltration particulièrement sournoise, ont estimé qu'accepter des Juifs dans le Mouvement risquait ‘"de donner à la propagande allemande des aliments d'insinuation et de désagrégation1828"’. Finalement, un protocole additionnel aux statuts a été adopté par vingt-et-une voix contre dix-huit :

‘"La Ligue du Gothard considère toute agitation antisémitique et anti-francmaçonnique comme condamnable. Elle croit cependant que ce sont les traditions chrétiennes de notre pays qui doivent inspirer la vie politique, et qu'il convient, dans la politique de l'avenir, d'assurer sa pleine validité au principe de transparence complète et d'ouverture absolue. En conséquence de ces principes, les personnes qui sont étrangères aux traditions chrétiennes ou qui appartiennent à des organisations soumises à des influences secrètes ou étrangères ne seront pas admises dans la Ligue du Gothard."’
Notes
1813.

Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 26 juillet 1940. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold, cote Action 57 bis.

1814.

Lettre de Gonzague de REYNOLD à Philipp Etter, 27 juillet 1940. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.

1815.

D'autres membres de la Ligue sont de tendances personnalistes. Mais Rougemont n'y restera pas longtemps puisqu'en juin 1940, il part pour les Etats-Unis et est remplacé par le personnaliste Philippe Muller qui assurera le suivi de la rédaction des Lettres du Gothard jusqu'à la dissolution de la Ligue.

1816.

Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 28 juillet 1940. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold, cote Action 57 bis.

1817.

Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 1er août 1940. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold, cote Action 57 bis.

1818.

Lettre de Gonzague de REYNOLD à René Leyvraz, 30 juillet 1940. Bibliothèque nationale, Berne, dossier "Ligue du Gothard".

1819.

Si Reynold - qui n'est pas un homme de terrain - n'appartient pas à l'Action nationale suisse contre le communisme fondée en 1936 par cet ancien Conseiller fédéral, il est certain que sa pensée éclaire la réflexion des membres de ce groupement.

1820.

Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 24 août 1940. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold, cote Action 57 bis.

1821.

Même s'il sera de courte durée, le rôle joué par la Ligue pour amener à une résistance solidaire ne sera pas négligeable; durant l'hiver 1940-1941, on dénombre environ 8.000 membres. Sitôt le gros du danger passé, l'aspect de résistance disparaîtra pour faire place à des luttes plus économiques et sociales. Après la guerre, la Ligue deviendra "un bloc erratique dans la vie politique suisse (...), un bureau de propagande pour les bonnes causes, ramassant de l'argent à mille sources diverses (...) et le dépensant pour de grandes campagnes de "réveil civique"." (Philippe MULLER. Tout ce que ta main ..., op. cit., p. 47). La guerre froide amènera de vives dissensions au sein du groupe. Décidant de poursuivre son action de résistance pour que la Suisse soit prête à se défendre au niveau international, la Ligue élaborera quelques études, puis réfléchira à des propositions de refonte de la Constitution fédérale. Tombée en désuétude, elle sera officiellement dissoute à Fribourg le 28 juin 1969.

1822.

Si l'Union syndicale suisse était acquise à la Ligue, la presse socialiste, elle, était particulièrement virulente contre la Ligue qu'elle considérait comme étant de droite et même d'extrême-droite, par le fait - entre autres - que les représentants de la droite genevoise qui siégeaient dans la Ligue avaient réussi à obtenir qu'aucun Juif ne puisse en faire partie, décision qui, effectivement, avait provoqué des dissensions.

1823.

Il s'agit de la brochure La Suisse de toujours et les événements d'aujourd'hui, op. cit. Par la suite, plusieurs personnalités de la Ligue estimeront avoir commis une erreur politique en publiant ce texte de Reynold, dont la tendance de droite autoritaire sera bientôt vivement critiquée, en fonction de l'évolution des événements en Europe et des relations de Reynold avec l'Allemagne. Au cours des mois, d'autres publications sortiront, telles : Denis de ROUGEMONT. Qu'est-ce que la Ligue du Gothard ? op. cit. LIGUE DU GOTHARD : Charte Nationale. Neuchâtel : éd. Delachaux et Niestlé SA, [s.d.). Le travail accompli ... Lausanne : Imprimerie Zwahlen, [s.d., 1941 ?]. Les origines de la Ligue du Gothard, op. cit. Tu peux servir la Suisse. Edité [et écrit ?] par Philippe Mottu. Genève : [s.d., 1942 ?]. Enfin, outre ses nombreuses Lettre du Gothard, la Ligue publie encore des feuillets intitulés Communications.

1824.

La constitution de cette autorité subira de multiples modifications au cours des ans. Les diverses publications de la Ligue étant généralement anonymes, il n'est pas possible de savoir quelle a été l'influence de Leyvraz dans cette structure. En juillet 1942, Leyvraz quitte le Directoire et est rattaché à la Conférence fédérale, organe consultatif de la Ligue. En décembre 1942, son nom n'est plus mentionné. On peut donc penser qu'il cesse son activité dès ce moment.

1825.

René LEYVRAZ. Les origines de la Ligue du Gothard, op. cit., p. 10.

1826.

Cette personne représente Gottlieb Duttweiler.

1827.

Lettre du Gothard, No 5, publiée par la Ligue du Gothard. Berne : 20 novembre 1940, p. 1. Archives de la Bibliothèque Publique et Universitaire, Genève, cote Gf 2843.

1828.

Philippe MULLER. Tout ce que ta main ...., op. cit., p. 37.