Malgré le rôle important que joue Leyvraz au sein du Parti1831 (son travail est grandement apprécié, ses avis sont reçus avec gratitude), quelques signes témoignent du besoin que ressent le journaliste de sortir d'une emprise partisane. D'abord, bien qu'il ait été réélu en automne 1939, il a décidé d'abandonner son mandat de député, en mars 1940, au moment où se tenait, à Genève, la première rencontre de l'équipe qui allait constituer la Ligue du Gothard. Les paroles de remerciements prononcées par Déthiollaz, président du Parti, montrent que Leyvraz était cependant d'accord de ne pas mettre un terme à toutes ses activités : ‘"M. Leyvraz qui continuera à militer et à guider le parti est assuré de la reconnaissance et de l'amitié de tous les Indépendants chrétiens-sociaux1832." ’Autre signe de distance : Le 4 juillet 1940, une discussion orageuse a eu lieu au sein du Comité directeur, suite à une demande présentée par les radicaux, à savoir de soutenir la candidature d'Albert Malche, au Conseil des Etats, à Berne. Après s'être vigoureusement élevé contre son vieil ennemi ‘"qui appartient à l'équipe des radicaux-socialisants qui a perdu la France et qui a été balayée dans tous les pays d'Europe1833"’, Leyvraz a dû constater qu'il n'était pas suivi par l'ensemble du Comité; en effet, au terme de la séance, la résolution suivante a été adoptée, contre son avis et celui de six autres personnes : ‘"Le Parti indépendant et chrétien-social (...) sera heureux d'applaudir à l'élection d'une personnalité genevoise. Il souhaite cette élection dans l'intérêt du canton de Genève. (...)1834"’. Est-ce en raison de cet échec que, le même jour, Leyvraz adressait au président Déthiollaz une lettre de démission du Comité directeur du Parti ? En tout cas, c'est ainsi qu'il conta l'incident à Reynold : ‘"Ici les vieux politiciens - y compris les catholiques - veulent à tout prix sauver la cuisine électorale avec toute la batterie. Malgré mes protestations véhémentes et ma démission du Comité, notre Parti "Indépendant" s'est associé à la candidature Malche1835"’. Finalement, le 2 août, suite à une entrevue avec trois membres du Parti, Leyvraz a retiré sa démission. Les tensions semblent apaisées puisque le 26 septembre, le Département de Justice et Police autorisera le Parti à organiser une assemblée politique au cours de laquelle Leyvraz fera un exposé sur le thème "La Suisse et l'ordre nouveau"; dans l'autorisation, la Police s'est référée à l'arrêté du Conseil fédéral du 9 juillet 1940 pour rappeler que ‘"cette réunion ne doit avoir aucun caractère de nature à affaiblir ou à compromettre la défense de l'indépendance du pays envers l'étranger, la sauvegarde de la sûreté intérieure et le maintien de la neutralité; de même toutes discussions concernant la politique internationale sont exclues1836".’
Convaincu et influencé par les réflexions de la Ligue du Gothard, Leyvraz estime bientôt qu'il faut agir au-dessus des partis parce qu'ils sont dépassés, et servir le pays. Dans une nouvelle publication du Cercle des Jeunes militants du Parti, appelée Première lettre aux militants 1837, l'édito du journaliste appelle à l'action et au redressement : ‘"Le temps des tièdes est fini. Le temps des pantoufles est fini. Le temps des combines est fini. Le temps des "neutralités" spirituelles est fini. La coalition des ventres est en déroute. Le Général [Guisan] lui-même ne vient-il pas d'appeler tout le peuple suisse à la prière ? Ainsi se renoue dans l'extrême péril la vraie tradition du peuple suisse : LA TRADITION CHRÉTIENNE (...) [qui inclut] le double caractère de FIDÉLITÉ et de RENOUVELLEMENT."’ Après avoir rappelé l'enracinement du programme du Parti dans les encycliques pontificales, le texte déplore que ‘"les exhortations, les avertissements de plus en plus pressants de l'Eglise [n'aient] pas éveillé suffisamment notre zèle et notre courage. Nous nous sommes beaucoup trop "conformés au siècle présent", nous confinant dans notre propre sagesse et dans nos intérêts. Nous avons manqué de cran, de générosité, de clairvoyance. Il est temps. Il est grand temps de réparer nos faiblesses et nos fautes"’. Epousant les efforts de la Ligue qui veut pousser la population à lutter contre un défaitisme nourri par la circulation de fausses ou de mauvaises nouvelles, Leyvraz poursuit : ‘"Les événements extérieurs sollicitent violemment l'attention de tous les citoyens. Cependant, il ne faut pas qu'ils l'absorbent entièrement. Nos réflexions et nos commentaires ne peuvent en rien modifier le cours des événements. Dans la position où nous sommes, il est même expressément requis de mettre un frein vigoureux à nos propos. CE QUI IMPORTE LE PLUS AUJOURD'HUI, C'EST D'AGIR SUR NOUS-MÊMES, c'est de faire en nous-mêmes les redressements moraux et spirituels qui s'imposent, c'est de dégager POUR NOUS, POUR NOTRE PAYS, les leçons multiples et profondes de cette affreuse tragédie. Ainsi, nous préparerons des hommes, des équipes capables de briser toute tentative révolutionnaire en opérant à temps les grandes réformes sociales et civiques dont la nécessité, dont l'urgence ne tardera pas à s'imposer à tous les esprits."’ Puis il adresse un salut tout particulier aux fondateurs du Cercle des Jeunes militants qui sont mobilisés : ‘"Nous les savons en pleine communion de pensée et de sentiments avec nous. Ils savent, de leur côté, de quel prix sont à nos yeux tous les sacrifices qu'ils s'imposent chaque jour pour veiller sur le pays. Ils savent aussi que nous restons rigoureusement fidèles à la ligne de conduite qu'ils ont tracée dès le début : pas de politicaille parmi nous, pas de calculs, pas d'ambitions personnelles : SERVIR LE PAYS DANS L'OUBLI DE NOUS-MÊMES, c'est notre vocation, c'est notre idéal !"’
Malgré les appels de Leyvraz à agir au-dessus des partis, les élections cantonales de 1942 constituent un succès pour les indépendants chrétiens-sociaux qui obtiennent dix-huit sièges (+ quatre); toute la droite marque une avancée : les nationaux-démocrates sont désormais vingt-deux (+ cinq), les radicaux trente-cinq (+ un). Quant à la gauche, les socialistes siègent à neuf (+ deux) alors que les communistes, qui étaient vingt-huit, perdent tous leurs députés parce que leur parti a été interdit. Un nouveau parti, l'Alliance des Indépendants, qui rassemble les adeptes de Duttweiler, membre de la Ligue du Gothard et fondateur de la Migros, fait son apparition et place seize personnes. La composition du Conseil d'Etat, elle, reste identique.
Outre ses écrits et malgré son désir d'indépendance, Leyvraz joue toujours un rôle important de maître à penser, par exemple au Comité directeur du Parti où il donne parfois des exposés qualifiés de passionnants : il aime tant Péguy que sa manière de parler - par vagues, en revenant sans cesse avec les mêmes mots - présente une certaine analogie avec le poète. D'une voix très profonde, marquée par sa ‘"jolie propension vaudoise de lenteur et de calme que l'on retrouve lorsqu'on lit Ramuz1838"’, le conférencier est toujours écouté avec plaisir et attention. Le 12 juillet 1944, il expose la situation du pays, insiste sur la nécessité d'éviter tout relâchement, de réaliser la communauté professionnelle et la paix du travail, d'instaurer l'assurance-vieillesse1839; toutes ses propositions retiennent l'attention des indépendants chrétiens-sociaux qui, entre-temps, se sont ralliés aux thèses de la Ligue du Gothard. Puis, comme il l'a déjà souvent fait, Leyvraz rappelle qu'une ‘"action antibolchevique uniquement négative serait sans effet sur des masses populaires qui demandent non plus des promesses mais des réalisations hardies et généreuses1840"’. Ce qui ne signifie nullement que le Parti doit se laisser envoûter par la gauche. En 1945, un Manifeste, écrit par Leyvraz, sera adopté; il y dénoncera la politique de la main tendue qui n'est qu'une "farce", car la doctrine marxiste n'a jamais varié : ‘"Ce qui change, c'est seulement la tactique. Elle passe du poing fermé à la main tendue, suivant les besoins. Pour l'instant, il s'agit de nous endormir. Après viendra le coup de matraque1841."’
En septembre 1939, il avait été nommé président de la Commission presse ainsi que membre de la Commission du programme, en vue des prochaines élections pour lesquelles un apparentement du Parti avec les radicaux et les nationaux-démocrates avait été conclu. Pour sa part, l'Union nationale ne présenta pas de candidats pour les raisons suivantes : échec aux élections municipales, graves difficultés de trésorerie, fort démembrement de l'Union suite à la Mobilisation de l'armée (la plupart des militants étaient des jeunes), impossibilité de réunir un nombre suffisant de candidats (sur 38 personnes pressenties, 10 déclinèrent l'offre et 18 ne donnèrent aucune réponse). Les résultats de l'élection du Grand Conseil furent les suivants : Parti indépendant chrétien-social : 14 sièges (+ 2); radical : 34 (+ 10); national-démocrate : 17 (+ 3). Le grand perdant est le parti socialiste qui passe de 40 à 7 députés; le parti du travail (communiste) fait son entrée avec 28 sièges. Quant au Conseil d'Etat, les places se répartirent ainsi : 1 indépendant chrétien-social (Antoine Pugin), 2 représentants du parti national-démocrate et 4 radicaux. Durant les années qui suivront, Leyvraz continuera de collaborer à de nombreuses Commissions, et aussi de faire partie de certaines délégations chargées d'établir des contacts soit avec les syndicats chrétiens, soit avec des représentants des partis nationaux; ses conférences ou ses rapports feront toujours une grande impression. Il sera aussi l'auteur du Manifeste qui paraîtra pour la fête du Parti en 1945, et il donnera, le 19 octobre 1945, une conférence intitulée "La vraie révolution".
Procès-verbal de la réunion commune du Comité-directeur (sic) et de la députation du Parti, séance du 6 mars 1940. Archives du parti indépendant et chrétien-social, Genève.
Procès-verbal de la séance du Comité directeur du Parti, 4 juillet 1940. Archives du parti indépendant et chrétien-social, Genève.
Procès-verbal de la séance du Comité directeur du Parti, 4 juillet 1940, op. cit.
Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 8 juillet 1940. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.
Lettre du DÉPARTEMENT DE JUSTICE ET POLICE, 26 septembre 1940, N° LD.3361. Archives du parti indépendant et chrétien-social, Genève.
René LEYVRAZ et Joseph PASQUIER. Document imprimé, [s.d.]. Archives du parti indépendant et chrétien-social, Genève. Nous n'avons pas retrouvé d'autres exemplaires que le Bulletin Jeunesse N° 1 mentionné plus haut et que cette Première Lettre aux militants. Nous en concluons donc que ces publications n'ont pas connu de suite.
Interview de Charles Primborgne, 5 avril 1989.
L'instauration, à Genève, de cette assurance, sera particulièrement soutenue par Joseph Pasquier, secrétaire général du Parti de 1937 à 1950, surnommé "le père de l'assurance-vieillesse".
Procès-verbal de la séance du Comité directeur du Parti du 12 juillet 1944. Archives du parti indépendant et chrétien-social, Genève.
René LEYVRAZ cité par Emile Déléaval in "L'heure d'agir". Courrier de Genève, 4 septembre 1945.