3. LA CRÉATION DU CERCLE CATHOLIQUE SOCIAL

L'estocade va être portée contre Berra qui, jusqu'ici, tenait tout entre ses griffes : une renaissance "chrétienne-sociale" fera ombrage à l'orientation "politique-sociale" qu'il a instaurée. Au fil des mois, le grief exprimé par Leyvraz à l'évêque, en octobre 1939, contre le secrétaire syndical prend de l'ampleur : de plus en plus, des catholiques engagés reprochent au "Lion" d'avoir écarté du corporatisme tout aspect spirituel et d'en avoir fait un corps purement professionnel, pour organiser les métiers sur une seule base matérielle. En effet, malgré une promesse faite à Pugin de redonner un esprit chrétien et de rétablir des liens entre l'autorité religieuse et la Fédération des syndicats chrétiens et corporatifs, Berra a campé sur ses positions. Peu à peu, la majorité des fondateurs1864 du Mouvement et l'Union des Travailleuses catholiques s'éloignent, lui reprochant d'avoir, sur le plan religieux, mis leur oeuvre en péril.

Regroupés autour de Ganter, de Marius Constantin et de Leyvraz, quelque trente militants syndicalistes se déclarent maintenant ouvertement hostiles au conservatisme et à l'immobilisme voulus par Berra. Tous partagent les mêmes inquiétudes qui portent sur les faits suivants : I) ‘"La "laïcisation" progressive des syndicats chrétiens sous couleur d'inter-confessionnalisme (...). II) L'impossibilité de plus en plus manifeste de réaliser l'organisation professionnelle en Suisse par le moyen de la Corporation "fermée", c'est-à-dire limitée aux seules organisations corporatistes patronales et ouvrières. III) La mésentente entre les syndicats chrétiens et corporatifs romands et les syndicats chrétiens-nationaux alémaniques - donc la rupture de l'unité syndicale chrétienne en Suisse. IV) Le fossé qui [s'est] creusé entre l'Action catholique (J.O.C., L.O.C.) et les syndicats chrétiens et corporatifs1865."’ En novembre 1940, déçus que Leyvraz n'ait pu retourner au Courrier pour donner des articles de doctrine, et désireux de remettre le christianisme social en valeur, ces militants décident de créer et d'installer, au 18, Pélisserie, dans la vieille maison qui abrite la Liberté Syndicale, le "Cercle catholique social". En choisissant l'adjectif "catholique" et non pas "chrétien", l'équipe annonce franchement la couleur, celle de se placer sous le patronage de l'Eglise. Les fondateurs du Cercle (qui s'affiliera au Cartel chrétien-social en février 1941) veulent, en cette période de guerre, tirer toutes les conséquences sociales de la doctrine sociale de l'Eglise, rechristianiser les syndicats, établir un lien entre la Fédération catholique genevoise, les mouvements sociaux et l'Action catholique. Leur démarche sera couronnée de succès puisque très vite, certains jocistes, tel Auguste Haab, adhéreront à cette nouvelle structure.

Une interview de Berra dans la Vie protestante du 17 janvier 1941 va provoquer un scandale jusque dans la hiérarchie de l'Eglise; le chef syndicaliste a, en effet, annoncé publiquement ne vouloir s'occuper plus que de questions professionnelles, et d'exclure toute formation sociale chrétienne. Le 22 janvier, Mgr Besson fait publier, dans la Semaine catholique, une mise au point dans laquelle il déclare, d'une part, ‘"faire d'expresses réserves sur l'Orientation du mouvement Ouvrier corporatif (...)"’ et, d'autre part, ne ‘"pas admettre le renvoi injustifiable de militants corporatifs catholiques très connus et très dévoués qui ont notre pleine confiance (...)1866"’. Le Cercle catholique social réagit également à l'interview puisque, dans une lettre adressée à l'évêque, Ganter présente à Besson la nouvelle structure et dit la volonté des fondateurs de suppléer ‘"au manque de formation sociale et chrétienne des syndicats chrétiens genevois dont les chefs s'orientent de plus en plus vers une formule syndicale purement matérialiste1867".’

Le 1er février 1941, on imprime à quatre cents exemplaires un bulletin, baptisé Vérité sociale 1868 . L'édito, signé Leyvraz, annonce que le Cercle entend remettre ‘"au premier plan ce qui est trop souvent relégué dans les décors. QUOI ? LE CHRISTIANISME SOCIAL"’ et veiller à "ce que l'adjectif ne dévore pas le substantif." Dans les Principes qui incluent franchement une donnée spirituelle, il est, entre autres, déclaré : ‘"Que chaque travailleur a un corps et une âme, une destinée éternelle qu'il prépare ici-bas. Le but du SYNDICALISME CHRÉTIEN est de faciliter au travailleur, sur le plan du métier, l'accession au bonheur éternel. (...) Que le syndicat travaille à améliorer les conditions de vie du travailleur, parce que des conditions défavorables peuvent détourner celui-ci de l'ordre voulu par Dieu. Dans ce sens, le syndicat est une forme d'apostolat. Qu'un syndicat chrétien qui oublie la portée pratique de son titre de chrétien est un DIVISEUR de la classe ouvrière. Que nous sommes CORPORATISTES parce que nous sommes CHRÉTIENS. C'est pourquoi nous disons qu'une corporation à base matérialiste ne peut pas produire de meilleurs résultats que le socialisme ou le libéralisme, n'étant qu'un système opposé à un autre système. (...) Avec le Souverain-Pontife (sic), nous croyons donc que la société humaine ne sera guérie que par un retour à la vie et aux institutions du christianisme. NOTRE RÔLE EST DE PRÉPARER CE RETOUR SUR LE PLAN SOCIAL."’ Dans ce même numéro, Leyvraz dénonce - de manière ouverte - la politique instaurée par Berra, en rappelant qu'il ‘"ne suffit pas de coller à des organisations - ouvrières ou patronales - l'étiquette chrétienne, et d'aller de l'avant sans plus s'en soucier1869"’.

D'emblée, Vérité sociale reçoit l'appui officiel de Mgr Petit qui, à travers des lignes publiées dans ce petit journal, règle ses comptes avec Berra et salue la création du Cercle :

‘"D'autres mettent leur drapeau catholique dans leur poche, comme un mouchoir, sur leur porte-monnaie. Vous, vous l'étalez au grand jour, comme firent jadis du drapeau suisse les fondateurs de la Confédération. Pour d'autres, le beau nom de chrétien-social n'est plus qu'un paravent. Ils "font" du christianisme social beaucoup plus inspirés par leur ambition personnelle que par un vrai zèle apostolique. Chez ceux-là, peu à peu l'adjectif a dévoré le substantif . Vous, au contraire, vous avez voulu, et je vous en félicite, que l'essentiel demeurât l'essentiel et ne devînt pas l'accessoire. Avec mes meilleurs voeux pour que la vérité, trop souvent mise sous le boisseau, éclate à tous les yeux (...)1870."’

Mais si ce premier numéro de Vérité sociale a l'heur de plaire au vicaire général, il suscite l'ire d'autres personnes. Un article, signé Ganter, met le feu aux poudres; ne reproche-t-il pas à Berra "d'embrouiller la question" en citant cette phrase écrite par le Lion : ‘"Les corporatistes ne peuvent accepter des statuts organisant la collaboration sous le signe de la communauté professionnelle, pas plus que les hommes de l'Union syndicale suisse ne voudraient s'unir à nous sous le drapeau de la Corporation1871."’ Et Ganter de commenter : ‘"Pour n'importe quel lecteur, cette phrase signifie que le corporatiste qui collabore à LA COMMUNAUTÉ PROFESSIONNELLE doit renier ses principes les plus chers pour passer sous le joug de l'UNION SYNDICALE, puisque COMMUNAUTÉ veut dire UNION SYNDICALE. Ceci ne correspond pas aux faits. LA COMMUNAUTÉ EST UN TERRAIN DE RENCONTRE ENTRE DIFFÉRENTS ORGANISMES AUTONOMES1872."’

Notes
1864.

Antoine Pugin, Georges Constantin, Joseph Pasquier, Charles Babel, François Gency, Léon Guénat et Ernest Keller.

1865.

Paul BOUVIER, René LEYVRAZ, Auguste HAAB, Edmond GANTER et alii. "Où en est la corporation ?", mars-avril 1945, op. cit.

1866.

Marius BESSON. "Mise au point au sujet des organisations chrétiennes-sociales". Semaine catholique, 22 janvier 1942. Cette phrase fait certainement allusion aux renvois récents de Ganter et de Trachsel.

1867.

Lettre d'Edmond GANTER, Président du Cercle catholique social, à Mgr Marius Besson, 4 février 1941. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 64.

1868.

Ce mensuel changera de nom dès son 3me numéro, pour s'appeler Lettre sociale. En mars 1942, il deviendra Lettres sociales, mensuel du Cartel chrétien-social genevois. Le Département de Justice et Police donnera son autorisation à cette modification, sur la base d'une enquête concernant tous les collaborateurs de cet imprimé qui seront qualifiés "d'honorablement connus". Jusqu'en 1943, Lettres sociales portera en exergue dans son titre : "Cercle catholique social"; mention modifiée en "Cercles catholiques sociaux". Au-dessus du titre, la phrase "Nous sommes corporatistes, parce que nous sommes chrétiens" sera remplacée, dès mai 1945, par "Sociaux, parce que chrétiens", montrant par là que la corporation est "enterrée". Ce slogan peut être rapproché de celui d'Henri Bazire ("Sociaux parce que catholiques"), président de l'Association catholique de la jeunesse française fondée en 1886 par des amis d'Albert de Mun. En 1944, les Lettres sociales tireront à 1.400 exemplaires et seront diffusées dans tous les cantons romands. Elles disparaîtront en septembre 1946, les rédacteurs (en particulier Leyvraz et Ganter) étant alors engagés au Courrier de Genève et pouvant faire passer leurs idées par le biais du quotidien catholique. D'après le bilan établi par Leyvraz (sept. 1946), les luttes de la petite feuille ont été couronnées de succès : Instauration d'un "syndicalisme chrétien libéré des entraves d'un corporatisme mal engagé"; coordination des plans remplaçant une dispersion des forces catholiques; échec de "toute concession à l'esprit totalitaire et de tout alignement sur la "Nouvelle Europe" "; renaissance d'une "presse catholique plus vivante et plus active", considérée comme réalisée par le retour de Leyvraz au Courrier.

1869.

"Pourquoi ?". Vérité sociale, février 1941.

1870.

Lettre de Mgr Henri PETIT à Edmond Ganter, 8 février 1941. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 64.

1871.

Henri BERRA. "Attention aux écueils". Liberté syndicale, 10 janvier 1941.

1872.

Edmond GANTER. "La Communauté professionnelle". Vérité sociale, février 1941.