4. LE RENVOI DU RÉDACTEUR DE LA "LIBERTÉ SYNDICALE"

Les articles de Vérité sociale provoquent particulièrement le branle-bas parmi les dirigeants de la Fédération des syndicats chrétiens et corporatifs qui prennent les décisions suivantes1873 : Dénoncer immédiatement et définitivement le contrat de Leyvraz et rompre l'affiliation de la Fédération au Cartel chrétien-social. Le 14 février 1942, le renvoi du journaliste récalcitrant est annoncé en ces termes :

‘"Par le présent avis, nous faisons savoir à tous nos membres et lecteurs de la Liberté Syndicale que M. René Leyvraz ne fait plus partie de la Rédaction de notre journal officiel. Les organes responsables de la Fédération genevoise des syndicats chrétiens et corporatifs n'ont pu admettre les critiques injustifiées portées contre la Direction du mouvement dans un Bulletin qui lui est étranger et auquel M. Leyvraz collabore. De même, ils n'ont pu souscrire à une attitude contraire aux décisions du dernier congrès des Corporations à Lausanne. Malgré les services que M. Leyvraz a rendus dans le passé à notre cause, il a paru indispensable à nos organes dirigeants, dans les présentes circonstances, de lui rendre sa liberté1874."’

Apprenant cette nouvelle, Besson revient à la charge en se tournant vers le vicaire général : ‘"Cher Monseigneur, Puisque Monsieur Leyvraz a été mis à la porte de la Liberté Syndicale, à cause de ses idées, qui sont les nôtres, ne serait-ce pas le moment de lui fournir l'occasion d'écrire au moins une fois par semaine un article de fond dans le Courrier ? Je vous suggère simplement la chose pour que vous voyiez s'il est opportun de donner suite à cette idée. J'espère que Monsieur Leyvraz, en écrivant dans d'autres journaux, pourra se faire un traitement raisonnable; mais on trouverait peut-être étrange qu'il envoyât des articles hors de Genève et qu'il n'écrivît pas dans le Courrier. Encore une fois, je vous laisse juge1875."’ Malgré l'appui que le vicaire général vient de donner au Cercle catholique social - et donc à Leyvraz - son refus de voir le journaliste réintégrer le journal n'en est pas moins résolu : ‘"Dans notre dernière réunion du Conseil d'administration du Courrier, nous avons étudié les économies qui s'imposent à nous si nous voulons faire face aux trente ou quarante mille francs de déficit que nous prévoyons au budget 1941. C'est ainsi que M. Gottret a été prié de renoncer aux cinq cents francs que lui versait annuellement le Courrier. D'autre part nous sommes un peu las au Courrier d'être toujours considérés comme un dépotoir et un refugium peccatorum. N'y a-t-il pas d'autres journaux dans le diocèse ? Puisque ce sont ses idées catholiques (les nôtres) qui ont fait mettre M. Leyvraz à la porte de la Liberté Syndicale, le moment me paraît tout indiqué pour une ferme intervention de votre part. Vous êtes le chef suprême du diocèse. Vous êtes le chef même des chrétiens-sociaux. Faites-leur donc savoir que vous n'admettez pas leur décision et imposez-leur d'autorité le maintien de M. Leyvraz à la Pélisserie. Céder, céder toujours, c'est peut-être une méthode. Mais il y a des heures où reculer me paraît une lâcheté. Pour ma part, je suis profondément humilié de nos continuelles reculades devant M. Berra qui est plein de mépris pour les faibles et qui ne respecte que les forts1876."’

Pendant que Mgr Besson multiplie les recherches1877 afin de trouver un travail pour Leyvraz, le Cercle catholique social lutte avec des moyens très pauvres, et reçoit des encouragements. Dans les Lettres sociales (qui ont remplacé Vérité sociale) Leyvraz - en faisant toujours un lien avec une phrase ou un texte biblique - insiste particulièrement sur l'instauration de la communauté professionnelle1878, rompant par là avec une étroite vision corporatiste, pour donner un ton plus syndicaliste; il s'élève contre le divorce entre doctrine et action, inventant, peut-être, une parabole qu'il intitule "La querelle du semeur et du laboureur", où les partisans de la doctrine pure entassent et contemplent leur blé, sans mettre le nez dehors, alors que les tenants de l'action pure se bornent à labourer sans semer, attendant que quelque chose pousse1879.

Fréquemment, dans ce même bulletin, Leyvraz salue l'aube d'un nouvel âge qu'an-noncent Berdiaeff, Thibon, Lebret (*), Cardyn1880; s'appuyant sur la parabole du Festin1881, il encourage les militants du Cercle à débusquer les raisons d'espérer et d'agir1882, à remplir leurs devoirs civiques1883. Parfois, même, il compose des prières : ‘"Seigneur, la nuit tombe, ne nous quittez pas !1884 Les ténèbres descendent, entendez-vous cette affreuse plainte continue, et ces hommes et ces petits qui saignent dans l'ombre .... Avec Vous, les panser, les aider, les sauver ... Nous sommes pauvres et desséchés, mais vous êtes la Source. Nous sommes assombris, mais vous êtes l'inextinguible Lumière. Nous ne vaincrons que par Vous. (...) Donnez-nous la patience. Donnez-nous d'être fidèles dans les petites choses, dans tous ces humbles devoirs du syndicat, chaque jour l'un après l'autre exactement remplis, sans mollesse, sans retard, sans négligence1885."’

A la Pélisserie, Leyvraz garde les meilleurs contacts avec Primborgne. Les deux hommes se retrouvent fréquemment pour déclamer des passages de Léon Bloy que le journaliste aime tellement parce que, déclare-t-il, "c'est du solide". Sa conversion au catholicisme ne l'a pas rendu timoré; Leyvraz reste un montagnard "gaulois", au franc-parler populaire, qui ne craint pas d'appeler les choses par leurs noms. L'ami Primborgne est certainement celui auquel le journaliste ouvre le plus son coeur; c'est avec lui qu'il parle de ce qu'il croit, qu'il décrit - dans de longues conversations - cette vie intérieure qui l'anime et le pousse à agir. Souvent, il évoque, avec une nostalgie jamais éteinte, le petit temple de Corbeyrier, ou ce lieu, sous les sapins, duquel on peut admirer le Léman et les Dents du Midi; sa voix chevrote alors, l'émotion est là : Leyvraz reste un exilé. Profondément sensible au tragique de la vie, il est touché par cette "Communion des Saints" qui tisse des liens de solidarité entre les vivants, et aussi entre les vivants et les morts. Une solidarité qui implique la responsabilité d'accomplir ce à quoi Dieu l'a destiné, c'est-à-dire communiquer, entraîner les hommes à rechercher le Royaume de Dieu et sa justice. Toujours avec Primborgne, il médite sur l'homme exilé dans cette "vallée de larmes" évoquée par le Salve Regina. L'image de la Vierge est restée celle de sa conversion; ce qu'il en retient, c'est non pas sa pureté, sa Conception immaculée. Pour Leyvraz, Marie c'est simplement "La Mère" auprès de laquelle il se réfugie lors de chaque épreuve. Il projette en somme dans l'Infini ce rôle essentiel de présence, de tendresse, de maternité, d'indulgence et d'éducation attribué à la mère, et auquel il convie ses lectrices dans tous les articles qu'il consacre à la famille. Et c'est la même perception qu'il a de l'Eglise : une Eglise Mère, parce qu'elle fait partie du patrimoine humain et qu'à travers elle, amour et justice se répandent. Les tensions qui secouent tous les milieux qu'il fréquente - et au centre desquelles il est parfois placé - le laissent souvent désarmé; Leyvraz est un homme traversé par la souffrance à laquelle il donne un sens, une dimension mystique. Fréquemment, ses yeux se remplissent de larmes; il ne peut alors plus parler; puis, se ressaisissant, il lance, comme une sorte de plaisanterie : ‘"Après tout, on en a connu d'autres; il n'y a qu'à voir l'histoire de l'Eglise ! Il faut assumer"’. Et malgré les incompréhensions vécues avec des prêtres ou la hiérarchie, jamais l'amour de Leyvraz pour l'Eglise ne s'altère. Toujours, il établit une distinction entre les hommes et l'institution. Unique exception : le pape, le Vicaire du Christ, le Chef, pour lequel il nourrit une vénération indéniable; le pape infaillible, qui a la parole universelle de Vérité, et auquel - par conséquent - il convient d'obéir.

Malgré la constitution du Cercle catholique social et du petit groupe d'amis, tout n'est pas simple. D'une part, Leyvraz est toujours en quête d'un lieu où s'exprimer; les portes du Courrier de Genève lui restent obstinément fermées. Outre le soutien de l'évêque, le journaliste ne manque pourtant pas d'appui dans ses recherches : ainsi, au sein du clergé; l'abbé Robert Mauris, aumônier du Cercle, écrit à Besson qu'il attend avec joie de voir Leyvraz reprendre sa place au Courrier pour lui insuffler sa riche pensée : ‘"Je suis persuadé, Monseigneur, que, lorsque cela se fera - malgré sans doute certaines oppositions et craintes - tout votre clergé applaudira au geste et vous remerciera du fond de son coeur, et que le Courrier, sous la direction d'un vrai journaliste de métier, retrouvera une grande valeur aux yeux de ceux qui ont un jugement1886."’ D'autre part, Berra développe des manoeuvres pour rallier, entre autres1887, à ses vues l'abbé Rodolphe Jambé (*), rédacteur de L'Action sociale, et assistant ecclésiastique des Corporations dont le siège est à Fribourg1888. Peu après son départ de la Liberté Syndicale, Leyvraz partage ses craintes avec Mgr Besson; puis, revenant à la charge en octobre 1944, il lui écrira : ‘"Je sais, Monseigneur, je sens jusqu'au bout des doigts que notre pays va au-devant de jours très difficiles1889. Du côté chrétien-social, il faudra des hommes propres et sûrs pour les affronter. Toutes considérations d'opportunisme local ou amical doivent s'effacer devant cette nécessité. Excusez-moi de vous écrire tout de go, sans apprêt. Ce n'est pas un mémoire, c'est le cri de mon coeur1890."’ Imitant Mgr Petit, Leyvraz pousse aussi l'évêque à agir, à prendre des décisions fermes. Il convient donc de relever que même si Leyvraz dit souvent à l'évêque qu'il lui est soumis, cela ne l'empêche nullement de lui donner des conseils, et même de pousser cet homme si prudent à agir. Autre souci confié cette fois à Reynold : Leyvraz voit ‘"se développer sous la ligne de l'Action catholique un spiritualisme nuageux, rétif au réel, perclus de rhétorique "spécialisée"1891"’ , autant d'éléments qui le contraignent, avec ses amis du Cercle catholique social, à ‘"bâtir quelque chose entre la m... et les nuées1892"’. Et encore : Vraisemblablement ulcéré par son renvoi de La Liberté syndicale, plein de colère envers Berra - ce chef au profit duquel il s'était éloigné de l'évêque et qu'il avait suivi avec tant d'enthousiasme - Leyvraz est envahi de sentiments amers qui marquent fortement sa correspondance, et dont il est pleinement conscient : ‘"Je m'aperçois que je deviens rosse. Il faut à tout prix que je me sorte de cette atmosphère1893."’

Dernier problème, que Leyvraz ne mentionne pas : le Parti est à nouveau déchiré; cette fois entre ce qu'on appelle "la tendance Ganter" et celle des chrétiens-sociaux de type syndicaliste, fidèles à Berra lequel, depuis l'automne 1940, s'est distancé du Parti : en octobre, il a démissionné de son poste de vice-président et, en février 1941, s'est retiré du Bureau du Comité directeur. En automne 1942, le "Lion" tombera malade. Le 18 septembre, la Commission administrative de la Fédération des syndicats chrétiens et corporatifs (qui, jusque-là, avait toujours suivi le leader) se réunira et prendra cette décision : ‘"Si Berra ne peut plus donner les garanties de rester comme chef de notre mouvement sur le chemin tracé par les principes vécus d'une doctrine chrétienne il faut envisager de lui suggérer qu'une démission de sa part sera la solution1894."’ Trois jours plus tard, Berra est convoqué en séance extraordinaire. Résigné, cet homme autoritaire qui, durant tant d'années, avait rempli son rôle de secrétaire général en faisant plier beaucoup d'hommes devant lui, envoie sa lettre de démission. Après ce départ, la Fédération retrouvera une spécificité chrétienne ardemment défendue par Leyvraz. En 1944, ce dernier sera d'ailleurs invité à écrire à nouveau dans La Liberté Syndicale, geste qui marquera le retour de la paix entre les Syndicats chrétiens et l'ancien rédacteur de leur journal.

Notes
1873.

Lors de la ratification de ces décisions par l'assemblée des délégués en mars 1941, on enre-gistre 71 voix favorables aux mesures prises par le Comité, 21 voix contre, 12 bulletins blancs et 1 nul.

1874.

FÉDÉRATION GENEVOISE DES SYNDICATS CHRÉTIENS. "A nos membres et amis lecteurs". Liberté syndicale, 14 février 1941.

1875.

Lettre de Mgr Marius BESSON à Mgr Henri Petit, 12 février 1941. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 64.

1876.

Lettre de Mgr Henri PETIT à Mgr Marius Besson, 15 février 1941. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 64.

1877.

Mgr Besson se démène vraiment afin de trouver une situation pour Leyvraz. Le lendemain, il adresse une lettre à Mgr Schaller, directeur du journal le Pays, à Porrentruy (Jura suisse), pour lui demander si Leyvraz pourrait fournir un article rétribué par semaine : "Je crois que cela lui ferait plaisir et que les lecteurs du Pays ne le regretteraient pas." Lettre de Mgr Marius BESSON à Mgr Schaller, 13 février 1941. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 64.

1878.

"Une étape décisive". Lettres sociales, avril 1942.

1879.

"Contre le divorce de la doctrine et de l'action". Lettres sociales, janvier-février 1942.

1880.

"Voici l'aube d'un nouvel âge !". Lettres sociales, juillet-août 1942.

1881.

Mt 22,1-14.

1882.

"Raisons d'espérer et d'agir". Lettres sociales, mars 1942.

1883.

"L'impérieux devoir civique". Lettres sociales, octobre 1942.

1884.

Lc 24,29.

1885.

"A nos militants, à nos amis !". Lettres sociales, novembre 1942.

1886.

Lettre de l'abbé Robert MAURIS, curé de Satigny (Genève) à Mgr Marius Besson, 23 mars 1941. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 64.

1887.

Berra réussira à faire exclure Leyvraz de l'Ordre professionnel, organe corporatif patronal au-quel celui-ci collaborait depuis 3 ans. (Cf. lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 8 avril 1941. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 64).

1888.

A plusieurs reprises, en effet, Berra tentera de semer la zizanie entre les corporatistes fribourgeois, l'évêque et Mgr Petit.

1889.

Il est vraisemblable que Leyvraz fait ici allusion à la toute récente création (14-15 octobre 1944) du parti suisse du travail regroupant, entre autres, les membres de l'ex-parti communiste suisse (interdit durant la guerre) et les disciples de Léon Nicole (suite aux succès militaires soviétiques, la répression face à l'extrême-gauche s'est relâchée en Suisse). Et aussi au fait qu'à Genève, le parti ouvrier (qui recevra un appui de Moscou et sera taxé, à juste titre, de "communiste" par les socialistes modérés), vient d'être autorisé (en septembre) à publier un hebdomadaire, La Voix ouvrière qui, par ses revendications sociales, permettra bientôt à ce parti de remporter des victoires électorales.

1890.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 26 octobre 1944. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 64.

1891.

Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 4 mars 1941. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.

1892.

Ibid.

1893.

Ibid.

1894.

Dominique von BURG. Le Mouvement chrétien-social dans le canton de Genève, 1936-1949, op. cit., p. 71.