5. LA COLLABORATION À LA "LIBERTÉ" DE FRIBOURG

Au début de 1941, grâce aux multiples recherches entreprises par Mgr Besson en faveur de Leyvraz, une nouvelle piste de travail se dessine enfin : Albert Dessonnaz, rédacteur en chef de La Liberté 1895 à Fribourg, se dit prêt à accepter la collaboration de Leyvraz‘, "pourvu que, naturellement, [celui-ci reste] dans la ligne générale du journal1896"’. Quelle est donc cette ligne que le journaliste devra respecter ? Le quotidien, qui tire alors à 12.810 exemplaires, dit respecter les consignes de neutralité données par Berne; pourtant, il n'a pas craint, au début de la guerre, de se montrer favorable aux Alliés et d'émettre des jugements tranchants vis-à-vis de l'Axe. En octobre 1941, il protestera contre le bombardement de synagogues à Paris et, en novembre, contre l'immoralité du nazisme dénoncée par l'abbé Journet, dans un article intitulé "De la morale politique". En 1942, il publiera la protestation des évêques français suite aux rafles contre les Juifs. Cette orientation lui vaudra1897 des menaces proférées par un haut fonctionnaire, à Berlin en octobre 1942; dès lors, la censure helvétique remettra plusieurs fois à l'ordre le journal, allant même jusqu'à le séquestrer, en décembre de la même année, à cause d'un article réprouvant l'assassinat de Darlan à Alger. Ce quotidien est, par conséquent, un journal qui montre ‘"son indépendance, son courage, la valeur de ses commentaires des événements. "Neutre mais pas pleutre", ainsi peut être définie, semble-t-il, l'attitude de La Liberté au cours du cataclysme mondial provoqué par l'idéologie qui mena aux chambres à gaz1898"’. Tel est le profil du journal dans lequel, dès la première semaine de mars 1941, Leyvraz apporte une contribution hebdomadaire. Mais ce nouveau travail ne résout pas totalement ses problèmes financiers : le tarif annoncé à Leyvraz est de 10 ct par ligne; or celui-ci n'a "pas l'habitude de "tirer à la ligne", ou de faire du "caoutchouc"1899"; ses articles, ne dépassant pas cent cinquante lignes, ne lui rapporteraient que 67 fr. 50 par mois ... Il demande donc au rédacteur en chef de lui octroyer une somme globale de 20 fr. par article. Tel un "envoyé spécial", Leyvraz fournit des papiers commentant la politique locale (et non pas internationale), mais aussi le catholicisme genevois. La présence, à La Liberté, du Chanoine Charrière, vivement intéressé par la question sociale1900, lui permet de traiter abondamment ce sujet, particulièrement sous l'angle syndical : il appelle à une collaboration sociale pratique entre tous les hommes de bonne volonté sans, pour autant, abandonner la ligne chrétienne, et à l'instauration de la Paix sociale, basée sur le Postulat Robert (*) pour une communauté professionnelle. Dans un article, il établit une fort belle distinction entre "paternalisme" et "paternité patronale", qualifiant cette dernière de ‘"charité paternelle qui donne des "entrailles de père", qui pousse l'homme vers l'homme à travers tous les obstacles, surmonte tout préjugé, toute hostilité, parce qu'elle est décidée à donner sans espoir de retour, à sauver envers et contre tout. (...) Au sens le plus noble du terme, la paternité est une passion, et même une passion dévorante, comme la pitié ...1901".’

Sous l'angle politique, Leyvraz trace une démarcation entre le bolchevisme qu'il continue de dénoncer, et un socialisme modéré dont il salue les efforts, tout en rappelant que la doctrine socialiste reste agnostique et qu'il ne faut pas se laisser aveugler. En août 1944, la liquidation du fascisme italien l'amène à analyser les erreurs et les déviations de mouvements étrangers d'extrême-droite, tels par exemple les Croix-de-Feu. Leur faiblesse a été celle de s'être rassemblés ‘"sous le signe de "l'anti", [d'avoir] été appâtés avant tout par l'antisémitisme et l'antima-çonnisme hitlériens. Cet appât les a dissuadés d'examiner à fond les lettres de créance du nazisme pour la défense de la civilisation. Ils ont cru voir une revanche de l'ordre sur l'anarchie dans un régime qui n'est que la manifestation morbide d'un césarisme exaspéré. Partant de là, ils crurent qu'un "nouvel ordre européen" pouvait s'établir durablement sous la "présidence" d'une dictature raciste. (...) Sans aller jusque là, d'autres se résignèrent à ce "nouvel ordre" comme à un fait accompli qui finirait par se "normaliser", en pensant à tort que les peuples des pays occupés les suivraient dans leur résignation. (...) L'erreur fondamentale de ces mouvements, ce fut d'endosser un totalitarisme "de droite" ou de s'y résigner, tout en dénonçant comme une barbarie le totalitarisme "de gauche", sans voir les parentés profondes qui existent entre les deux. (...) En vérité, ces "réactions" portent bien les signes de notre temps : rapidité, superficialité, faux réalisme. Face au communisme, on décide qu'il faut agir, à tout prix. Une rafle de slogans et de procédés forme la pacotille. Il faut du clinquant, du tape à l'oeil. Un seul critère : le succès. Le communisme, le fascisme, le nazisme ont "réussi"; nous devons réussir. Etudions leurs méthodes, et prenons leur (sic) "trucs". Inventons un salut, trouvons-nous un "chef" et gonflons-le comme une baudruche. Le "chef" dispense de réfléchir, et "l'adversaire" aussi, car il suffit de lui attribuer tous les maux de la planète pour n'avoir point à faire retour sur soi, et pour s'épargner une foule de besognes obscures ... (...) Ces mouvements ont égaré beaucoup de braves gens et gaspillé de précieuses réserves d'énergies et de bonnes volontés".’ La leçon qu'en tire Leyvraz se réfère vraisemblablement à l'expérience qu'il a vécue avec Berra : ‘"(...) en aucun cas il ne faut laisser à des incrédules, à des non pratiquants, ou même à des chrétiens de convictions superficielles et sans vraie culture, le soin de penser et d'organiser l'Action politique et l'action sociale chrétiennes1902".’

Sous l'angle social, le journaliste plaide fréquemment pour que l'existence matérielle de la famille soit assurée, en déclarant : ‘"On prêche en vain la morale familiale quand le foyer manque de pain (...) C'est une dérision que de se borner à soutenir "moralement" la famille1903."’ Enfin, au niveau religieux, Leyvraz évoque l'histoire et le contenu de la doctrine sociale de l'Eglise, commente les Radio-Messages de Pie XII, salue les efforts de l'Action catholique, en particulier ceux de la JOC française. Il cite quelques-unes de ses lectures, telle La Suisse forge son destin de Philippe Mottu; les Cahiers de Lyon - Jeunesse de l'Eglise; L'individu et l'Etat dans l'évolution constitutionnelle de la Suisse de William Rappard; Par-delà notre nuit de Daniel-Rops; J'aime d'Avdéenko; Dimension nouvelle de la chrétienté du Père Chenu; L'Affrontement chrétien d'Emmanuel Mounier, Pour une Eglise ..., de Loys Masson). Enfin, s'adressant aux lecteurs d'un canton agraire, il consacre bien sûr quelques articles au problème de la terre. Leyvraz semble donc ne pas manquer de sujets. Mais écrire dans un journal fribourgeois avec une étiquette de "syndicaliste genevois" n'est pas chose aisée1904. Si l'évêque s'est empressé de dire au journaliste que sa collaboration à La Liberté est appréciée, certains articles vont toutefois soulever des tempêtes. D'abord à Fribourg où, le 3 avril 1941, son plaidoyer en faveur de la communauté professionnelle provoque d'importantes répercussions; en effet, le Conseiller d'Etat Maxime Quartenoud, du parti conservateur, aurait, sous l'influence de cet article, passé un accord avec la Fédération (à tendance socialiste) des ouvriers du bois et du bâtiment, afin d'instaurer, dans l'Administration, une nouvelle Caisse d'allocations familiales. Conséquences : la Caisse créée par la Corporation chrétienne de l'industrie et du bâtiment (qui refuse d'affilier des syndicalistes non chrétiens-sociaux) serait supprimée... Les syndicats chrétiens lèvent leurs boucliers; l'abbé Jambé (qui reproche à la communauté professionnelle son côté trop socialiste et lui oppose un système de "propriété communautaire" que Leyvraz qualifie de foutaises)1905, et Emile Kistler (*), créateur de la Corporation à Fribourg, alertent Besson qui prévient Leyvraz en ces termes : ‘"(...) la question de la communauté professionnelle étant très discutée ici et les dirigeants fribourgeois du mouvement chrétien-social n'ayant pas les mêmes idées que vous sur ce point, il vaudrait mieux ne pas y toucher dans La Liberté 1906"’ . Fidèle à l'esprit du Gothard, Leyvraz, dans sa réponse, s'explique ouvertement : il n'y a aucune raison de rejeter ceux qui ‘"se placent sur le terrain de la collaboration des classes. (...) C'est à mon sens d'excellente politique, juste et vraiment charitable, que d'en user de la sorte à leur égard, au lieu de les rejeter définitivement (...) par un exclusivisme blessant et qui est vraiment sans justification réelle pour ce qui concerne les allocations familiales. J'estime - puisque vous me demandez mon point de vue - que nous devons accepter ces contacts, à la faveur desquels nous pouvons gagner les esprits et les coeurs. Si nous les repoussons, nous perdons toute possibilité d'agir sur ces milieux, que je connais bien et où je sais qu'il y a beaucoup de braves gens. Il ne peut être question, par les temps qui courent - c'est bien le cas de le dire - de les gagner un par un à nos organisations. Il faut être le sel dans la soupe. Je m'abstiendrai de parler désormais de la communauté professionnelle dans La Liberté, mais je laisse à MM. Jambé et Kistler la responsabilité de leur politique d'autruches. Quand, faute d'esprit de collaboration, nous aurons manqué la réorganisation des métiers dans notre pays, ils comprendront peut-être...1907".’

Notes
1895.

Quotidien fondé le 1er octobre 1871 par le Chanoine Joseph Schorderet (1840-1893), ce journal s'inscrit dans une ligne épiscopale. A l'époque du Kulturkampf, il combat côte à côte avec le Courrier de Genève qui, du début juillet 1917 à fin juin 1918, sera imprimé sur les presses du journal fribourgeois. Puis une collaboration se poursuit en 1918 par la formation d'apprentis genevois à Fribourg. Cette même année, un accord (qui subsistera jusqu'en 1947) est passé : La Liberté s'abstiendra de toute propagande à Genève et en Savoie, et le Courrier de Genève dans le canton de Fribourg. Lorsque Besson entreprend ses démarches, le journal est alors dirigé par Mgr Hubert Savoy qui, à sa mort, sera remplacé, dès le 1er octobre 1941, par l'abbé François Charrière, professeur de morale et de sociologie au Grand Séminaire, et futur évêque du diocèse.

1896.

Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 15 février 1941. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 64.

1897.

Outre La Liberté, d'autres journaux suisses sont dans le collimateur allemand : le Vaterland, la Gazette de Lausanne, les Basler Nachrichten, la Berner Zeitung, la National Zeitung, la Libera stampa, la Weltwoche, le Volksrecht, la Tagwacht. A noter que le Courrier de Genève n'est pas mentionné dans cette liste.

1898.

1871 - 1971, La Liberté en son premier siècle. Fribourg : éd. "La Liberté", 1971, p. 58.

1899.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 27 février 1941. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 64.

1900.

Les articles de Charrière traitent essentiellement de questions religieuses, politiques, sociolo-giques et sociales sous l'angle de la doctrine sociale de l'Eglise, des encycliques, de saint Thomas et de ses commentateurs du XVIe siècle. En mai 1943, dans le bandeau du journal, sous le titre La Liberté, est rajoutée la mention "L'ami du Peuple".

1901.

"Le patron et le père". La Liberté, 8 janvier 1942.

1902.

"A l'autre extrême". La Liberté, 4 août 1944.

1903.

"Les pierres du foyer". La Liberté, 8 mars 1941.

1904.

En effet, dès 1935, deux pôles antagonistes avaient opposé Genève à Fribourg dans le Mou-vement chrétien-social (c'est, entre autres, une des raisons pour lesquelles l'abbé Savoy se retirera la même année à l'Hospice du Simplon). Genève, sous l'impulsion de Berra, ayant instauré une corporation sociale de type politique, alors que Fribourg conservait une ligne chrétienne-sociale. Dès lors, une rivalité s'était installée, qui avait éclaté au grand jour en 1937, lorsque les Fribourgeois s'étaient aperçus que Berra intriguait pour devenir le chef du mouvement chrétien-social romand. La création, par Ganter et Leyvraz, du Cercle catholique social, avait permis un rapprochement avec les chrétiens-sociaux fribourgeois, grâce à la réaffirmation d'une ligne chré-tienne-sociale.

1905.

Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 4 mars 1941, op. cit. Pour sa part, Bernard PRONGUE. Catholicisme social, corporatisme et syndicalisme chrétien en Suisse romande, 1888-1949. Porrentruy : Imprimerie de la Bonne Presse, 1968, p. 69, considère le projet de Jambé comme d'un optimisme frôlant l'utopie.

1906.

Lettre de Mgr Marius BESSON à René Leyvraz, 17 mai 1941. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 64.

1907.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Marius Besson, 21 mai 1941. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 64. Deux ans plus tard, l'abbé Jambé sera relevé de ses fonctions de rédacteur de l'Action sociale et nommé directeur du Centre doctrinal d'études et de recherches des Oeuvres chrétiennes-sociales.