a) Le refus des étiquetages

Une réflexion de Leyvraz, parue en juin 1943 dans le quotidien catholique genevois, permet de voir comment il se situe face à certains des pétitionnaires, et à cette mode qui veut que toute personne soit étiquetée à "droite" ou à "gauche". En effet, son article "Evitons ces chemins1956" invite les lecteurs à user avec sagesse et discernement des livres, revues et conférences d'écrivains français édités en Suisse romande, dont on peut, certes, "tirer un bel enrichissement". Mais il faut ‘"éviter d'épouser certaines chicanes qui ont profondément divisé les catholiques français"’; car, estime le journaliste, les conditions spirituelles, politiques et sociales de l'avant-guerre dans lesquelles ces débats sont nés et se prolongent aujourd'hui, sont totalement différentes des nôtres. Ainsi, ‘"les termes de "démocratie" et surtout de "démocratie chrétienne", par exemple, ont chez nous un sens très différent de celui qu'il a pris chez nos voisins. Thibon lui-même le remarque (...)1957. Or, voici que s'émeut chez nous, une étrange et déplorable querelle entre chrétiens de "gauche" et de "droite". Les uns cherchent des "maurrassiens" à pourfendre, les autres des "démocrates chrétiens" à exterminer; les uns rappellent la condamnation de l' "Action Française", les autres celle du "Sillon"."’ Ne voilà-t-il pas que même Thibon se trouve étiqueté par certains à droite, et mis par d'autres dans le camp des "Rouges chrétiens" ? Face à ces querelles, Leyvraz déclare : ‘"Nous ne prenons point parti et nous arrachons l'étiquette. Seule l'Eglise compte à nos yeux, et nous la voyons blessée par les traits des deux camps. Entre ceux qui voudraient figer le christianisme dans la conservation et ceux qui rêvent de l'attacher au train de la révolution, nous ne choisissons pas. (...) Nous n'avons qu'un maître et qu'un chef, et c'est le Vicaire de Jésus-Christ. C'est avec un profond chagrin que nous voyons de véritables haines se glisser entre croyants de "droite" et de "gauche", à telles enseignes qu'on ne peut plus parler des uns chez les autres sans provoquer des exclusives implacables. Or, ces hommes sont unis sur l'essentiel, et leurs pensées, dépouillées des outrages où leurs positions partisanes les engagent, se rejoignent sur un plan supérieur. - Si M. Albert Béguin, par exemple, a réellement dit, [comme l'a affirmé, dans un article, le journaliste Max-Marc Thomas1958], que "la France ne s'est retrouvée chrétienne qu'à la Révolution de 1793", il a dit une énormité, et certes il ne l'a pas tirée de Péguy ! Mais cela ne suffit nullement à effacer l'ensemble du témoignage de M. Béguin, qui est d'une ampleur et d'une profondeur tout autres ! De même, pourquoi veut-on à toute force nous fabriquer un Thibon obtusément réactionnaire ? C'est une affreuse niaiserie. Nous risquons de dissiper toutes nos ressources dans ces débats byzantins et vraiment, face au cataclysme mondial, ce serait vraiment un crime sans pareil !"’ Puis Leyvraz s'en prend au même Max-Marc Thomas - pour lequel il a "le plus grand respect", mais qui "déraille à droite"; n'a-t-il pas critiqué Georges Haldas1959 qui, dans le Journal de Genève, s'était élevé contre ‘"ceux qui usent des armes spirituelles pour défendre leurs biens temporels"’ ? Or, estime Leyvraz, Haldas a raison; il y a une richesse saine et une richesse pourrie; un capital qui sert et un capital qui trahit.

Albert Béguin réplique à cet article de Leyvraz dans le Courrier de Genève du 20 juin. Une réaction qui réjouit Leyvraz car, estime-t-il, elle permet d'éviter de laisser les malentendus s'amonceler. Le directeur des Cahiers du Rhône s'insurge contre les propos rapportés à son sujet par Max-Marc Thomas. En effet, c'est au sujet de Jeanne d'Arc, et non de Péguy, que Béguin avait déclaré que la France s'était retrouvée chrétienne en 1789, parce que c'était cette année-là qu'on avait "redécouvert" la petite bergère de Domrémy. Si Béguin déplore avec Leyvraz les querelles qui s'éternisent, il tient cependant à préciser qu' "‘il est difficile de consentir à taire certaines grandes oppositions de doctrines ou d'interprétations du message chrétien, au nom d'une concorde apparente qui ressemble trop aux compromis de l'opportunisme politique. (...) Rien n'est plus nécessaire que de dénoncer l'erreur, de protester contre toute subordination de la vérité éternelle à des fins purement temporelles. M. Leyvraz a grandement raison de dire que le christianisme ne doit ni "se figer dans la conservation" ni "s'attacher au train de la révolution". Ce qui n'est pas admissible, c'est que, lorsqu'un chrétien rappelle le caractère essentiellement révolutionnaire de l'Evangile et de l'enseignement de l'Eglise, qui juge tout ordre social, lorsque ce même chrétien rejette l'idolâtrie positiviste du "Politique d'abord" ou du "Nous ne sommes pas des gens moraux", il passe aussitôt pour un "rouge"."’ Même s'il est vrai que la Suisse ne vit pas dans les mêmes conditions que la France,

‘"certains grands débats, qui ne sont nullement des querelles byzantines, parce qu'ils portent sur le foyer ardent de notre foi, doivent être examinés au grand jour et tranchés sans excès de prudence humaine. Le machiavélisme, renouvelé par le grand talent pernicieux d'un Charles Maurras, a de nombreux adeptes chez nous comme en France, et bien au delà du petit cercle de ses adeptes conscients. La question nous est donc posée tous les jours. Comment pourrions-nous nous abstenir d'y répondre, de combattre l'erreur, surtout lorsqu'elle prétend s'autoriser de l'étiquette chrétienne et catholique ? Est-ce la vérité, à qui nous devons tout, ou bien une concorde extérieure, achetée au prix de dangereux silences ? D'ailleurs, M. René Leyvraz démontre que le service de la vérité lui est plus précieux que tout, puisque dans le même article où il combat l'esprit de dispute, il réfute vigoureusement les "pharisiens de l'ordre" et leur apologie de la richesse, considérée comme utile "aux fins suprêmes des sociétés". Me permettra-t-il de ne pas trouver encore assez nette sa riposte ? Que ce qu'on ne saurait trop répéter, c'est que le "Malheur, aux riches1960" de l'Evangile ne s'adresse pas seulement aux mauvais riches; car cette malédiction, attachée à la possession des biens de ce monde, consiste en ceci qu'ils détournent le regard des seuls vrais biens, qu'ils obscurcissent la vue et rendent le coeur moins perméable à la grâce"’. Connaissant peut-être les goûts de Leyvraz puisqu'il se réfère à Bloy, Rictus et Bernanos (*), Béguin poursuit : ‘"Telle est l'affirmation chrétienne : elle est révolutionnaire en ce sens qu'elle se place au delà du plan de l'organisation sociale, au delà de la répartition des biens matériels. (...) Le langage de ces grands violents, qui sont des êtres d'amour, d'humilité et de tendresse, Bloy ou Bernanos, me semble tout de même plus humain et plus juste que les paradoxes nietzschéens et les thèses d'autorité de Gustave Thibon nouvelle manière1961."’

Au bas de cette riposte de Béguin, Leyvraz écrit : ‘"Moins que personne, je ne veux d'une "concorde achetée au prix de dangereux silences". Ce que je redoute, ce sont les malentendus qui enveniment nos débats, qui les empêchent de se résoudre dans une lumière supérieure. Or, les lignes de M. Béguin me confirment dans la conviction que cette controverse, où sont engagées des valeurs réelles et profondes, est partiellement faussée par des malentendus."’ Le journaliste reproche au professeur d'opposer Thibon à Bernanos au sujet de l'argent : l'étude d'Economie et Humanisme de janvier-février 1943, sur la communauté de destins, démontre justement que les deux hommes sont en plein accord. ‘"De même, pourquoi s'en prendre aux "thèses d'autorité" de Thibon ? Elles sont dans la vérité tout autant que les "thèses de liberté"."’ Tout en admettant le caractère essentiellement révolutionnaire de l'Evangile, Leyvraz tient à relever la grande puissance de stabilisation du christianisme. ‘"La vérité se tient sur une arête entre deux versants (...) La doctrine de l'Eglise résout cette apparente contradiction en une parfaite harmonie. C'est à elle seule que nous nous en tenons. (...) Il faut prendre souci de se comprendre à travers tant de confusions verbales, sinon le fossé se creusera toujours plus1962."’

De manière détournée, Leyvraz traitera aussi, dans La Liberté, du litige qui l'oppose à Béguin. Oui, il refuse obstinément de classifier Thibon (et aussi Péguy) à "gauche" comme à "droite". Le philosophe ne s'en est-il pas lui-même expliqué dans Retour au réel en déclarant : ‘"Nous ne sommes ni de droite, ni de gauche, nous ne sommes même pas d'en haut, nous sommes de partout. Nous sommes las de mutiler l'homme; que ce soit pour l'accabler comme à droite ou pour l'adorer comme à gauche, nous sommes las de le séparer de Dieu. Nous n'abandonnerons pas un atome de la vérité totale qui est la nôtre. (...) Nous ne voulons rien diviniser de la réalité humaine et sociale, parce que nous avons déjà un Dieu; nous ne voulons rien repousser non plus, parce que tout est sorti de ce Dieu. Nous ne sommes contre rien. Ou plutôt, car le néant est agissant aujourd'hui, nous sommes contre le "rien". Devant chaque idole, nous défendons la réalité que l'idole écrase. Sous quelque fard qu'ils se présentent, nous disons non à tous les visages de la mort. (...) Dans la lutte sans issue qui met aux prises les négateurs et les corrupteurs de l'Evangile, nous avons depuis toujours pris position, nous sommes du parti du Christ. Les mauvais bergers ne nous rassurent pas plus que les loups. Nous savons d'ailleurs qu'ils se ressemblent. Ils ont le même mépris pour le troupeau, la même haine pour le Bon Pasteur. Les mauvais bergers sont des loups déguisés1963."’ Dans ce même article, Leyvraz déplore que l' ‘"esprit et les méthodes du "parti intellectuel", si fortement flétris par Péguy, [aient] fait bien du mal à l'élite française. Les "partis intellectuels" se sont multipliés, même, hélas ! chez les catholiques, et ils sont tout hérissés d'exclusives byzantines. La politique s'en est mêlée : bon gré mal gré, il faut être ou "vichyssois" ou "gaulliste", et rien ne vous préserve de l'étiquette plus ou moins arbitraire et de ses conséquences. Le catholicisme, dans sa plus haute expression d'universalité, sort singulièrement meurtri de ces querelles où l'humeur des personnes décuple les difficultés du temps1964".’

Si Leyvraz entend ne pas confondre la situation de la France avec celle de la Suisse, il observe toutefois ce qui s'y passe : il cite, par exemple, à plusieurs reprises, les "paroles de chef1965" de Mgr Saliège, archevêque de Toulouse; mais aussi la Chronique sociale de France, créée autour de Marius Gonin, et les Cahiers du Témoignage chrétien 1966 , publiés par ces catholiques français de la Résistance qui ‘"ont vu leurs proches, leurs amis, torturés, massacrés par l'occupant. Eux, certes, auraient le droit de s'abandonner à la colère sans que personne puisse leur en faire grief. Et pourtant, leur langage diffère profondément de celui qu'on entend bien souvent chez nous1967"’. N'est-ce pas eux qui, dans le fascicule "Espoir de la France" de juillet 1944, lancent un appel pour ‘"sauver l'Allemagne d'elle-même et du désespoir1968"’ ? De ce même numéro, Leyvraz retient aussi une information sur la résistance chrétienne sociale; il signale qu'en France, les chrétiens-sociaux se déclarent démocrates, avec, toutefois, des nuances significatives : s'ils voient, certes, une opposition irréductible entre la doctrine athée marxiste et le christianisme, ils ne sont toutefois pas hostiles à tout dans le communisme. ‘"La pensée et l'action sociale chrétiennes sont représentées dans la résistance par des équipes résolues, dont le témoignage éveille des échos dans des milieux de jour en jour plus étendus1969."’ Prédisant qu'après la guerre, ces chrétiens auront voix au chapitre, Leyvraz invite ses lecteurs à suivre leurs efforts avec la plus grande attention et sans préjugés. Mais veut-il dire par là qu'il les approuve ou qu'il convient de s'en méfier ?

Le débat instauré avec Béguin montre combien la question de l'engagement des chrétiens durant la guerre est difficile. Tous se réfèrent à leur foi et aux préceptes évangéliques; pourtant, ils prennent des options fort différentes. D'un côté, c'est la morale familiale et les valeurs traditionnelles qui sont défendues. De l'autre, c'est le combat pour un engagement en faveur de la liberté. Si Leyvraz refuse d'étiqueter les personnes entre la gauche et la droite, c'est certainement parce que lui-même, nous le verrons plus loin, est constamment tiraillé entre ces deux tendances. On peut en tout cas remarquer qu'il critique toujours autant les "chapelles d'intellectuels" ...

Notes
1956.

"Evitons ces chemins". Courrier de Genève, 6-7 juin 1943.

1957.

Dans l'interview que nous avons réalisée de Gustave Thibon, celui-ci nous a déclaré que, contrairement à la France, la démocratie chrétienne en Suisse repose "sur une assiette démo-cratique saine qui date de plusieurs siècles et [qu'elle] n'est pas une idéologie".

1958.

Max-Marc Thomas était membre de l'Union nationale, le parti créé par Georges Oltramare. Ce journaliste ne doit pas être confondu avec Pierre-François Thomas dont nous parlerons plus loin et qui sera engagé au Courrier de Genève.

1959.

Le nom de Georges Haldas figurait également dans la liste, dressée par les pétitionnaires, des personnes prêtes à collaborer au Courrier de Genève.

1960.

Lc 6,24.

1961.

Albert BÉGUIN. "Une réponse de M. Albert Béguin". Courrier de Genève, 20 juin 1943.

1962.

Commentaire de René LEYVRAZ sous "Une réponse de M. Albert Béguin", ibid.

1963.

Gustave THIBON. Retour au réel; cité par René Leyvraz in "De Péguy à Thibon". La Liberté, 13 mai 1943.

1964.

"De Péguy à Thibon", ibid.

1965.

"Paroles de chef". Courrier de Genève, 1er décembre 1943. Il s'agit d'une déclaration de Mgr Saliège, faite lors de la séance de rentrée de l'Ecole Normale Ouvrière.

1966.

Organe de résistance spirituelle, créé en 1941 par le P. Chaillet, jésuite, et tiré clandesti-nement à Lyon durant la guerre.

1967.

"Devant ces horreurs". Echo Illustré, 14 octobre 1944.

1968.

Ibid.

1969.

"Regard sur la France. La résistance chrétienne sociale". Courrier de Genève, 5 août 1944.