V. LA MORT DE MGR BESSON ET SES CONSÉQUENCES
Le 6 novembre 1944, la collaboration de Leyvraz au Courrier de Genève cesse, pour une raison qui nous est inconnue. Mgr Besson arrive alors au terme de son existence. Il n'a peut-être plus la force de lutter pour que le journaliste poursuive sa collaboration au quotidien catholique genevois ? De son côté, le rédacteur ignore qu'une "révolution" secouera bientôt le journal et qu'elle le remettra à sa place de rédacteur en chef.
24 février 1945 : Mgr Besson s'éteint. Cette mort porte Leyvraz à pleurer ce père qui, malgré sa difficulté à gérer les conflits, l'a soutenu durant des années, tant moralement que financièrement. C'est en ces termes que le fils prodigue lui rend hommage :
‘"Un grand prélat ... Un grand historien ... Un grand artisan de la paix confessionnelle ... Mais un homme d'abord. Et quel homme ? Devant mon papier, les yeux obscurcis par les larmes, je songe à lui, je vois son regard, son sourire ... Je songe à tant de traits de bonté, de compréhension, de sollicitude, et le coeur me manque d'y songer et je ne sais plus que ma peine amère, ma détresse. J'aurais voulu le revoir, lui redire ... Il était trop malade, il ne fallait pas. Il n'est plus, il ne répond plus. Et tout ce que vous pourrez me dire, je le sais, mais je ne puis encore l'entendre. Il n'aimait point les conventions, les révérences, le protocole, l' "Evêque vénéré" ... D'un mot, d'une boutade, il écartait tout cela, il vous détendait, il cherchait votre coeur, il n'avait de cesse que vous l'eussiez ouvert. Il était l'homme de la paix. Il l'était trop pour n'en pas cruellement souffrir en ce siècle de fer et de feu, et c'est cette souffrance qui l'a miné, qui l'a finalement emporté. Il ne pouvait pas se résigner à la discorde. Il ne pouvait pas prendre sur lui de faire de la peine. Il avait cette charité qui veut tout comprendre et tout pardonner. Et bien souvent, en appliquant son coeur à tout comprendre, il se perdait dans le dédale des sottises, des mesquineries, des calculs, des intérêts. Il n'était point homme à trancher le noeud gordien. Il s'acharnait à le défaire avec une infinie patience, en cherchant dans les thèses et les humeurs discordantes l'âme de vérité, de bonne volonté par quoi tout pouvait rentrer dans la paix.
Mais parfois il perdait coeur devant l'inextricable écheveau. Il se taisait alors. C'étaient de longs silences, si lourds de peine inexprimée, que nous ne comprenions pas toujours. Il se taisait, il attendait. Il attendait cet élan, cette impulsion d'amour fraternel qui ne venaient pas toujours, qui souvent s'arrêtaient au bord des lèvres, parce que les esprits se butent et que les coeurs se ferment ... Je ne fais point ici un panégyrique, je ne cherche pas à tracer une silhouette officielle, conventionnelle. Connaissant l'homme, j'aurais trop peur d'offenser dans l'invisible cette âme chère et ce grand coeur. Oui, ce parti-pris de paix, cette pente invincible vers la concorde fut parfois sa faiblesse. Il en était désarmé, et comme paralysé, devant des problèmes qu'un esprit plus simple et un coeur moins sensible eussent résolus en quelques minutes. Toute décision humaine comporte une part d'arbitraire. Quand deux conjoints se querellent, il est bien rare que l'un ait tous les droits et l'autre tous les torts. Monseigneur aurait voulu sauver toute parcelle de bon droit, pour ne décevoir aucune bonne volonté, ne jamais souffler sur le lumignon qui fume encore ... Et ce propos l'engageait dans des peines sans fin, qu'il prenait en patience, qu'il offrait à Dieu, qu'il devait confier à Notre-Dame dans ce sanctuaire de Bourguillon
2005 où nous avons prié à ses côtés, où son dernier désir le portait. Et si ce fut sa faiblesse, combien poignante, qui ne voit de quelle grandeur vraie, profondément chrétienne et apostolique, elle était la rançon !
Caritas Christi urget nos ... Jamais devise ne fut mieux portée, parce qu'elle le fut dans la souffrance acceptée, assumée par le coeur déchiré d'un père qui offre tout pour ses enfants. Il était l'homme de la paix dans un siècle où l'esprit de guerre souffle partout, et jusqu'au sein de nos métiers et de nos familles, son haleine dévorante. Ah ! qui se lèvera pour le lui reprocher ? Qui, au milieu des décombres sanglants, devant l'horreur des cités pulvérisées, devant l'agonie des enfants affamés, n'appellera pas avec lui ce Règne de la paix dans le Christ après lequel il a tant soupiré ! Cette paix, Monseigneur, cette paix que la terre vous a refusée, cette paix, que vous avez si ardemment voulue pour nous, voici que vous y êtes entré. Il a fallu que votre coeur se brise. "Si le grain ne meurt" ... Le grain est mort. Il est enfoui dans cette terre de février que les premiers souffles du printemps vont amollir. Tout est fini, semble-t-il, alors que tout tressaille d'une vie nouvelle dans les noires profondeurs. Le grain que vous avez semé dans nos âmes, Monseigneur, le bon froment de la paix, il ne périra pas à jamais ! Il se gonfle des promesses de la vraie paix, et si pauvres que soient nos épis terrestres, vous leur donnerez votre heureux sourire, en contemplant les moissons éternelles.
Fiat voluntas tua sicut in caelo et in terra ...
2006."’