a) La liquidation d'une équipe

Pourtant, deux jours avant la consécration de François Charrière, la Voix Ouvrière du 19 novembre 1945 - toujours bien informée (par qui ?) - titre à la Une : ‘"Grande lessive au Courrier de Genève. L'équipe Bersier-Chamonin-Déléaval est liquidée. Il semble que la nomination du chanoine Charrière à l'épiscopat ait accéléré le nettoyage du Courrier de Genève. Mgr Charrière, directeur du quotidien fribourgeois La Liberté, était tout particulièrement qualifié pour entreprendre cette besogne nécessaire. Rappelons que certains rédacteurs du Courrier de Genève quittèrent pour des raisons diverses cette maison où l'esprit fascisto-nazi primait l'esprit chrétien. L'un d'entre eux, M. Schubiger, fut renvoyé "pour indiscipline". Il retrouva immédiatement de l'emploi à La Liberté de Mgr Charrière."’ Puis la feuille rouge donne ‘"quelques précisions sur les événements qui bouleversent profondément le monde catholique de Genève".’ Après avoir rappelé les causes de l'éloignement de Schubiger, la Voix ouvrière signale que l'Oeuvre catholique de la Presse, chargée de diffuser gratuitement le Courrier dans les familles modestes, a claqué la porte, et que le clergé genevois se refuse désormais ‘"à toute propagande en faveur d'une feuille qui déshonore le catholicisme genevois".’ Après avoir signalé que Mgr Petit a toujours fait "cause commune avec l'équipe Bersier-Chamonin-Déléaval", l'article donne une information qui n'est peut-être pas tout à fait inexacte, en déclarant que ‘"depuis le moment où éclatèrent les incidents que nous relatons, M. Henri Petit a quitté le vicariat général. Son départ n'est pas encore officiel2028. Mais depuis bien des jours, le vicaire a disparu. On parle déjà de son remplaçant éventuel. Mgr Charrière a déjà, avec la vigueur qui le caractérise, porté le fer rouge dans la plaie. (...) A l'heure où nous écrivons ces lignes, l'équipe Bersier-Chamonin-Déléaval est virtuellement liquidée. Ces messieurs ont été priés de présenter leur démission2029".’

Bref, l'article ajoute que l'émoi est grand dans les milieux catholiques et que la panique règne au Conseil d'administration du journal. ‘"Mais il faut reconnaître que cette lessive était nécessaire. L'atmosphère politique à Genève fut trop longtemps empoisonnée par les campagnes d'une feuille qui affichait sans pudeur ses attaches avec le nazisme. Le parti catholique genevois, composé dans sa majeure partie de travailleurs modestes, fut tenu à l'écart de tout contact avec la gauche de la classe ouvrière. L'action sociale du parti fut sans cesse entravée par l'esprit destructeur qui régnait dans le quotidien officiel du catholicisme genevois. Or, les événements internationaux ont ouvert les yeux d'une grande partie du monde catholique. On aspire à une collaboration sur le terrain social et économique, avec les travailleurs organisés dans les mouvements de gauche. L'union contre-nature imposée aux électeurs chrétiens sociaux avec les représentants authentiques du grand capitalisme (parti national-démocratique du Journal de Genève) est devenue insupportable aux militants sincères. La lessive intervenue au Courrier est le premier signe d'un redressement politique dont toute la classe ouvrière genevoise peut profiter. Voilà pourquoi les incidents dont nous parlons dépassent le cadre d'un simple règlement de comptes administratifs. Ils intéressent tous ceux qui, sur le plan de notre politique locale, veulent en finir avec les séquelles du fascisme pour pouvoir travailler à une paix sociale fondée sans distinction confessionnelle sur la collaboration de tout le monde ouvrier2030"’. Une fois encore, on peut se demander qui a renseigné la Voix Ouvrière avant que la décision officielle de Charrière ait été diffusée. En dépit des contacts pris par Déléaval avec Mgr Bernardini, Nonce apostolique à Berne, pour plaider la cause du journal, le Courrier de Genève va effectivement traverser de grandes turbulences, suite aux décisions tranchantes du nouvel évêque, bien décidé à liquider - entre autres - tout le Conseil d'administration.

Les 2-3 décembre 1945, paraît un article de Déléaval, intitulé "Au nom d'Hitler", qui veut vraisemblablement régler ses comptes avec ceux qui lui reprochent sa ligne politique. Certes, le journaliste se désole qu'après les découvertes de Buchenwald et de Dachau, des chrétiens du Sussex prétendent créer une "Légion pour la réforme chrétienne", placée sous le patronage ... d'Hitler, lequel n'a jamais passé pour un disciple du Christ. Une telle initiative démontre qu'on ne tue pas les idées, les passions politiques, les préjugés raciaux, et qu'il appartient aux Eglises de les extirper. Mais, poursuit Déléaval, en ce moment où les comptes se règlent, il ‘"faudrait être aveugle pour ne pas voir la vague d'intolérance, de haine et de sectarisme qui déferle, jusque dans notre pays. Ceux qui affectent d'être les adversaires les plus acharnés du nazisme sont, fréquemment, ceux qui recourent le plus assidûment aux méthodes des Hitlériens. A l'exemple des nationaux-socialistes, ils s'ingénient à imposer leurs vues. Ils cherchent à éliminer les citoyens qui ne partagent pas leurs conceptions, pour établir la dictature de leur clan. Comme les nazis, tout leur est bon pour arriver à leurs fins : le mensonge, la calomnie, l'insinuation malveillante. Il faut encore se déclarer satisfait, quand ils ne prétendent pas, eux aussi, "réformer" le christianisme de ceux-ci ou de ceux-là. Et, tout compte fait, leur comportement est encore plus navrant que celui des athées ou des "légionnaires". Car, il est pire de manquer au christianisme, soit-disant (sic) au nom du Christ, qu'au nom d'Hitler2031".’

Notes
2028.

En fait, Mgr Henri Petit restera vicaire général jusqu'en 1956.

2029.

Affirmation fausse puisque, le 30 novembre 1945, Emile DÉLÉAVAL écrit à Mgr Charrière : "(...) mes détracteurs (...) prétendent que vous me congédiez, après avoir reconnu mon indignité". Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Courrier 1945-56. En outre, c'est vers le 25 novembre que l'abbé Chamonin aurait été avisé, par l'évêque, de son déplacement.

2030.

"Grande lessive au Courrier de Genève. L'équipe Bersier-Chamonin-Déléaval est liquidée". La Voix Ouvrière, 19 novembre 1945.

2031.

Emile DÉLÉAVAL. "Au nom d'Hitler ...". Courrier de Genève, 2-3 décembre 1945.