Un texte, préparé par Charrière et approuvé par les démissionnaires, est publié le 15 décembre dans le Courrier de Genève, pour exposer les motifs de multiples changements : ‘"Déclaration de Monseigneur l'Evêque. D'importantes transforma-tions s'opèrent aujourd'hui au Courrier de Genève. M. l'Abbé Charles Donnier, curé-archiprêtre de Chêne, est chargé de représenter l'Evêque auprès des organes responsables du journal2033. La Direction du Courrier est confiée à M. l'abbé John Chavanne2034 et son Administration à M. Albert Trachsel. La rédaction sera assurée par M. René Leyvraz, rédacteur en chef, et par M. Edmond Ganter, rédacteur. M. Pierre-François Thomas continuera sa précieuse collaboration. Des divergences de vues sur l'orientation du journal entre l'Evêque et le Conseil d'administration ont amené ce dernier à présenter sa démission collective. En rendant hommage au travail désintéressé et au dévouement du Conseil sortant de sa charge, le Chef du diocèse tient à le remercier de l'appui qu'il a apporté au journal durant de nombreuses années. Il ajoute qu'il se désolidarise entièrement de certaines critiques malveillantes dont ce Conseil a été ou serait l'objet; il en va de même en ce qui concerne les collaborateurs du Courrier que l'Evêque a pensé devoir remplacer dès ce jour."’ Après avoir indiqué la composition du nouveau Conseil d'administration (formé de personnalités catholiques genevoises, de professions libérales, bancaires et de l'enseignement2035), Charrière signale qu'un Comité de rédaction s'est constitué, regroupant un professeur, deux prêtres, un représentant du milieu agricole, un du milieu ouvrier, et le rédacteur en chef. ‘"La composition de ces deux Comités manifeste que le Courrier entend répondre aux légitimes aspirations des milieux les plus divers et qu'il cherchera à unir tous les catholiques de Genève sur le plan supérieur de l'Eglise et du Pays. L'Evêque tient à déclarer publiquement qu'il a pleine confiance en la nouvelle Direction du Courrier. Il remercie ses membres d'avoir accepté la lourde tâche qui leur incombe. Il prie les catholiques de Genève et tous les amis du journal de soutenir vigoureusement l'effort entrepris pour assurer au Courrier la place et l'influence qu'il doit avoir2036."’
Mais toute décision, toute prise de responsabilité engendrent des réactions positives et négatives; le nouvel évêque en fera vite la dure expérience; en février 1946, il sera contraint, dans un rapport au Nonce apostolique, de justifier son attitude face à l'ancienne équipe du journal et à son Conseil d'administration. Utilisant la troisième personne pour parler de lui-même, Charrière écrit, en hâte : ‘"Pour juger de l'attitude de l'évêque en cette pénible affaire, il faut aussi considérer le fait que, du jour en lendemain, celui-ci a trouvé pour remplacer l'ancien conseil d'administration un nouveau conseil composé de personnalités de premier plan parmi les catholiques genevois. (...) Croit-on vraiment que si l'évêque avait agi avec injustice et brutalité, lui qui n'est pas Genevois mais un paysan gruérien, aurait (sic) trouvé d'un instant à l'autre de pareils collaborateurs. (sic) En réalité, l'évêque, en agissant au Courrier comme il l'a fait malgré lui, a entrepris une opération chirurgicale que les milieux les mieux pensants de Genève ont estimée nécessaire."’ Puis, passant à la première personne :
‘"Je n'entends pas dire par là que je m'y suis pris de la manière la plus parfaite. Je me rends compte qu'il eût mieux valu en soi pouvoir opérer autrement; mais dans les circonstances données j'estime que je n'avais pas d'autre possibilité devant moi que celle qui (sic) j'ai choisie. Il m'est désagréable de revenir sur ces choses et de me défendre, mais il faut bien que je le fasse2037."’Le premier édito de la nouvelle équipe paraît le 15 décembre; il est signé par le directeur et le rédacteur en chef. Vraisemblablement de la main de Leyvraz, il déclare que cette nouvelle étape ‘"ne marque point la victoire d'un clan sur un autre ou le passage de la "droite" à la "gauche"."’ Les signataires affirment vouloir tenir inébranlablement à l'esprit de l'Eglise et s'engager "en chrétiens". Ils mettront l'accent non sur les oppositions mais sur les positions : ‘"L'essentiel n'est pas de savoir contre qui nous sommes, mais pourquoi nous luttons. Le catholicisme n'est pas un tissu d' "anti" - et même l'anticommunisme ne doit point absorber aujourd'hui le meilleur de ses énergies. C'est subir la loi du mal que de se laisser obséder par lui. Chrétiens d'abord - et par là même fidèlement, profondément suisses."’ D'où la volonté d'ouvrir les fenêtres pour des échanges spirituels, tout en s'opposant ‘"à toute importation de méthodes qui ne répondent pas au génie et aux besoins de la Suisse"’. La direction du journal s'engage à respecter les autorités civiles, sans toutefois renoncer à un franc-parler. ‘"Chrétiens et suisses, nous serons enfin sociaux, au sens et dans toute la mesure où l'Eglise le veut."’ Dans cette époque en réaction profonde contre l'individualisme dissolvant et en quête de communauté, ‘"seul un christianisme vivant et agissant [peut répondre] sans rien abandonner de la liberté et de la dignité humaines2038".’
L'avenir dira comment ces engagements seront tenus .... Pour l'heure, si l'équipe Chamonin-Déléaval-Bersier a été "liquidée", la petite équipe Leyvraz-Ganter-Trachsel du Cercle catholique social est bien implantée. La Voix Ouvrière jubile d'avoir vu juste et n'épargne aucun commentaire à sa Une. Elle relève que "beaucoup de bonnes intentions" ont été énumérées dans le premier édito, mais ne se fait "aucune illusion sur la tenue future" du Courrier dont la tâche sera rude, à cause des liens qui lient le journal au parti catholique : ‘"Allié à la pire réaction, celle de la finance représentée par le parti démocratique du Journal de Genève, comme il fut allié à l'Union nationale du nazi Oltramare, le parti chrétien-social dont le Courrier est l'organe politique, gardera son orientation antérieure. Il faudrait que l'Eglise et le parti rompent avec cette réaction pour que le quotidien puisse adopter une attitude nouvelle et défendre réellement les intérêts du peuple."’ Prévoyant que le Courrier de Genève restera ‘"une machine de guerre utilisée dans la lutte contre les mouvements ouvriers de gauche"’, la feuille rouge commente :
‘"En bref, une équipe s'en va, une autre lui succède, mais les choses demeurent en état. Ce serait trop commode de faire croire qu'on fait peau neuve en se débarrassant de quelques hommes discrédités, et dont jusqu'ici on avait encouragé les compromissions. Quand l'esprit aura changé, quand l'Eglise et le parti chrétien-social cesseront d'appuyer, à Genève comme ailleurs, les manoeuvres et les exactions de la bourgeoisie réactionnaire, quand un souffle nouveau vivifiera le catholicisme social, la lessive qui vient d'être faite pourra n'être plus considérée comme une palinodie. Quand, par surcroît, on sait que les modifications intervenues ont surtout pour cause le fait que le Courrier est interdit en France, on ne doit guère garder d'illusion sur le désintéressement de ses vrais propriétaires. Pour pouvoir reprendre la vente chez nos voisins, il fallait se débarrasser des nazis installés à la rédaction et à l'administration. C'est une question de gros sous qui est à l'origine de la présente révolution de palais. Les gros sous n'étant jamais entre les mains du peuple, celui-ci n'a pas à attendre que le quotidien catholique sacrifie ses intérêts immédiats pour une meilleure part de Paradis. Mais nous attendons la nouvelle rédaction à l'oeuvre. Nous verrons si sa politique infirme ou confirme nos prévisions2039."’Dès l'annonce du retour de Leyvraz dans le quotidien genevois, Gonzague de Reynold2040 écrit au journaliste avec lequel il est resté en contact, par une correspondance amicale qui, toutefois, avec le temps et les événements, s'est quelque peu espacée : ‘"Mon cher Levraz (sic), Vous voilà enfin au Courrier ! Je suis heureux que vous soyez débarrassé de vos photographies2041 et mis à une place digne de vous et où vous pourrez donner votre mesure. J'en suis aussi heureux pour moi, non que j'aie l'intention de m'intéresser de nouveau à la politique suisse, le moment étant venu pour moi de me concentrer sur l'essentiel2042, mais parce que vous êtes un ami et un ami intelligent. Très cordialement à vous2043."’ Réponse de Leyvraz : ‘"Cher Monsieur et ami, Vos lignes du 20 décembre m'ont vivement touché et je vous en remercie de tout coeur. Il y a une rude pente à remonter dans ce journal "commercialisé" dont la rédaction était sacrifiée. La misère de notre état, c'est que nous sommes débordés par l'actualité immédiate. Je voudrais suivre votre grand effort de concentration sur l'essentiel; mais je suis terriblement en retard ... Une fois le gros déblayage terminé, je pourrai mieux me recueillir2044."’ Les griefs de Leyvraz contre l'ancienne équipe du Courrier sont clairs; c'est toujours le côté commercial qu'il critique.
Comme jadis avec Besson, Leyvraz reprend ses échanges de correspondance avec l'évêque : ‘"Ici, nous débrouillons peu à peu l'écheveau d'une rédaction sacrifiée, qui travaillait vraiment avec de misérables moyens. L'esprit du personnel est très bon. Les premières réactions du public, à quelques exceptions près qui étaient inévitables, le sont aussi. Le Courrier pourra faire encore beaucoup de bien2045."’ Et également avec le vicaire général : ‘"Il y a pu avoir entre vous et moi des ombres ou des écrans; il y a eu sans doute des heures d'humeur; il n'y a pas eu, vous le savez bien, d'antipathie réelle, car nous nous rejoignons en Jésus dans l'Eglise, et il y a entre nous, j'en suis convaincu, de vraies et profondes affinités. Croyez bien que je ne suis point en état de "victoire" personnelle sur ceux dont j'ai repris la succession au journal, en des heures difficiles. Dieu m'est témoin, au contraire, que ce passage m'a été entre tous amer et douloureux. Vous savez comme moi qu'il peut être doux de souffrir en Jésus; il est toujours profondément angoissant de faire souffrir. Je pense sans cesse à Monsieur l'abbé Chamonin, à mon confrère Déléaval, à tous ceux qui, de manière ou d'autre, ont été meurtris par cette pénible affaire, et je prie pour eux. Je reste convaincu qu'il y avait un redressement à faire, j'y travaillerai du meilleur de mes forces, mais assurément sans permettre que l'esprit de revanche vienne vicier cet effort2046."’ Réponse de Mgr Petit : ‘"Mon cher ami, A l'heure qu'il est, je ne désire plus qu'une chose : la gloire de Dieu. Je souhaite subsidiairement que le Courrier vive et que les catholiques de Genève demeurent unis, ou plutôt le redeviennent. C'est pourquoi je vous remercie de votre bonne lettre du 28 décembre qui rend le son d'une âme droite et chrétienne, et aussi d'un coeur. Que Dieu vous bénisse dans votre nouvelle tâche et, comme on ne fait rien de bien sans lui, qu'il soit toujours avec vous2047 !"’
Le vicaire général est donc écarté du Courrier.
Rappelons que c'est sous la direction de ce prêtre que Leyvraz travaille à l'Echo Illustré.
Primborgne en fait partie avec d'autres personnes engagées dans l'Eglise. Constatant que l'évêque n'a pas, dans cette instance, nommé de représentant du Parti, Pugin interviendra immédiatement auprès de Charrière qui accepte alors que Joseph Pasquier, toujours secrétaire général, siège également dans ce Conseil d'administration.
Mgr François CHARRIÈRE. "Déclaration de Monseigneur l'Evêque". Courrier de Genève, 15 décembre 1945.
François CHARRIÈRE. "Deuxième rapport sur l'affaire du Courrier de Genève par Mgr Charrière, Evêque de Lausanne, Genève et Fribourg", 9 février 1946. Archives de l'Evêché, Fribourg; cote Courrier 45-56.
John CHAVANNE et René LEYVRAZ. "Nouvelle étape". Courrier de Genève, 15 décembre 1945.
"Après la grande lessive du Courrier de Genève". Voix Ouvrière, 18 décembre 1945.
Contrairement au début de la guerre où de nombreuses personnalités se pressaient autour de Reynold, un vide s'est créé autour de lui, dès 1942, à cause de ses positions idéologiques. En 1941, il préconisait dans le Courrier de Genève l'abandon de la neutralité helvétique et un alignement volontaire de la Suisse face à l'Axe. Cette position avait éveillé l'intérêt de Berlin qui demandait alors à l'écrivain d'écrire deux articles dans le mensuel nazi Die Aktion. Kampfblatt für das neue Europa. Accusé de défaitisme dans son pays, Reynold verra son aura fortement diminuée dans une Suisse officielle mal à l'aise face à ces positions.
Reynold fait allusion ici au travail de Leyvraz à l'Echo Illustré.
Gonzague de Reynold est en train d'écrire un nouvel ouvrage; il s'agit vraisemblablement de sa réflexion sur L'Empire romain.
Lettre de Gonzague de REYNOLD à René Leyvraz, 20 décembre 1945. Archives de la Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.
Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 31 décembre 1945. Archives de la Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr François Charrière, 24 décembre 1945. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Courrier 1945-56.
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Henri Petit, 28 décembre 1945. Archives du Vicariat général, cote Courrier III Bn.
Lettre de Mgr Henri PETIT à René Leyvraz, 30 décembre 1945. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III Bn.