L'irruption du "Courrier de Genève" dans les cantons romands

Vivement préoccupé par l'essor du journal, Mgr Charrière a déjà consenti de sérieux efforts financiers. Toutefois, le nombre d'abonnés ne suffit pas. Le tiers de la population catholique du canton est constitué d'étrangers qui ne s'intéressent guère à un journal local, attitude identique à celle des Confédérés établis à Genève. Dès 1947, une idée est développée pour sauver le quotidien catholique : créer une édition avec une page spéciale, propre à chaque canton, pour les abonnés du Valais, de Vaud et de Neuchâtel, afin d'augmenter le nombre de lecteurs. Mais cette extension sur la Romandie éveille des réactions au sein de la presse catholique des autres cantons; en effet, en étendant sa propagande, le Courrier de Genève rompt les accords qui avaient été passés, par exemple avec La Liberté, pour éviter que les journaux ne se fassent concurrence. Et suite, vraisemblablement, à une démarche de l'évêque, l'administrateur du quotidien fribourgeois a dû s'incliner. Déjà perdante, La Liberté est en outre contrainte ‘"de s'abstenir de toute propagande pour ne pas contrecarrer une campagne de diffusion²⁰⁶²"’. Si donc, officiellement, tout semble se dérouler de la meilleure façon, l'intrusion du quotidien genevois en Suisse romande donne lieu à bien des commentaires. André Marcel, qui avait amicalement soutenu Leyvraz lors de son départ du Courrier de Genève pour la Liberté Syndicale, écrit dans le Confédéré, organe du parti radical-démocratique valaisan : ‘"Nous assistons, depuis quelque temps, en spectateur amusé, à un combat singulier qui oppose le Courrier de Genève au Nouvelliste valaisan et à La Liberté, de Fribourg, et il nous paraît d'autant plus piquant que chacun de ces journaux se réclame hautement des plus beaux principes religieux. On connaît les faits : Le Courrier de Genève, que dirige un chroniqueur de grand talent, M. Leyvraz, bat depuis des mois le canton pour recueillir des abonnés et il se propose de devenir le grand organe des catholiques romands. Il va donc réorganiser ses services, compléter son équipe rédactionnelle, et vouer tous ses soins à la fois à l'information, au reportage, et aux articles de doctrine. (...) il est évident que le Courrier de Genève, en étendant particulièrement son champ d'activité au canton du Valais et du (sic) canton de Fribourg ne peut alarmer que deux journaux de même idéal et de même tendance (...). L'un et l'autre, en effet, s'adressent avant tout à une clientèle catholique. Ils ne sont pas en mesure de s'opposer, ni légalement ni moralement, à l'extension du Courrier de Genève et les voilà réduits à rappeler les services qu'ils ont rendus à la patrie et à l'Eglise au cours d'un long passé. Ils demandent à leurs lecteurs de les suivre et du même coup ils les engagent, par conséquent, à ne pas emboîter le pas aux rédacteurs genevois. Ce conflit entre "frères de couleur"’ (...) ne manque pas de drôlerie, et pourtant il comporte un élément dramatique.‘ Nous avons beaucoup de peine à comprendre le Courrier de Genève et nous le disons avec d'autant plus d'objectivité qu'il ne saurait nous nuire en recherchant plus d'espace vital et que nous éprouvons pour M. Leyvraz une sincère admiration à laquelle il se mêle une vieille amitié. Mais nous pensons au Nouvelliste, notre fidèle adversaire, et nous jugeons qu'il n'a pas mérité cet assaut d'un concurrent qui pour être indirect n'en est que plus périlleux. Le Nouvelliste, en effet, ne saurait sur le plan technique affronter le Courrier de Genève à armes égales. Ce n'est pas une question de courage ou d'allant. C'est une question de gros sous."’ André Marcel considère que le Nouvelliste ne peut rivaliser avec un concurrent disposant ‘"d'une plus forte équipe et surtout de fonds plus importants. Mais, c'est précisément pour cela que l'ambition du Courrier de Genève nous cause une impression de gêne. Il a le droit, de son côté. Il ne tient qu'à lui, par des moyens honnêtes, d'étouffer son confrère afin de mieux respirer, lui ... Aucun tribunal ne lui donnerait tort. Or, nous permettra-t-on de penser que les principes de libre concurrence dont peut légitimement se prévaloir le grand journal catholique ne s'accordent pas avec les principes chrétiens dont il prétend se faire, en Suisse romande, le meilleur champion. Il est des actions que la loi tolère : La loi de la société ... Et que réprouve, secrètement, une loi humaine plus profonde qu'aucun code ne définit. Le Courrier de Genève a, sans doute, sa "conscience pour lui". Qu'il sache cependant qu'il chiffonne un peu la nôtre ...²⁰⁶³".’

La réalisation de ce projet se révèle payante pour le quotidien catholique genevois puisqu'en moins de trois ans, le nombre d'abonnements doublera; entre le 1er janvier et le 31 octobre 1948, le journal a gagné deux mille deux cents nouveaux abonnés. Alors qu'au 1er janvier 1948, les abonnements s'élevaient à cinq mille deux cent soixante-quinze, leur total sera de huit mille quatre-vingt-un un an plus tard. En dix ans, les abonnements auront pratiquement quadruplé.

Le 1er décembre 1948, le Courrier de Genève modifie son titre; dorénavant - pour se montrer ouvert à toute la Romandie - il s'appellera Le Courrier. Lors du changement de titre du journal, Leyvraz, dans son édito "Etape décisive", justifie comme suit l'extension du journal : ‘"Nous voici donc au seuil de cette nouvelle étape, depuis longtemps prévue et préparée. (...) Aujourd'hui part l'édition vaudoise-neuchâteloise; dans un mois ce sera l'édition valaisanne. Nos lecteurs de Genève ne voient que le changement de titre et pour eux le journal reste ce qu'il était; mais ils savent que sous une forme adaptée il s'en va gagner de nouveaux champs d'activité. Nous n'avons pas voulu faire un seul journal "romand" où chacun se fût senti à l'étroit; c'est une formule fausse qui n'eût contenté personne. Par nos diverses éditions, nous donnerons au contraire satisfaction à tous, aussi largement que possible. Sans avoir, certes, la prétention de remplacer les journaux du crû, nous offrons à nos amis des autres cantons un quotidien catholique dont nous savons qu'ils ressentent le besoin. L'édition qui leur parvient est faite pour eux, non du dehors mais sur place, par des rédacteurs qui connaissent leurs problèmes et leurs préoccupations, en plein accord avec l'équipe genevoise²⁰⁶⁴."’ Dans son article, Leyvraz n'évoque pas les répercussions possibles sur la presse catholique des autres cantons; en outre, il feint d'ignorer, qu'elle aussi, s'efforce de donner une ligne religieuse. L'éditorialiste explique simplement que, face aux grands journaux d'information "qui ne montrent nulle malveillance à l'égard du catholicisme, il faut admettre qu'aujourd'hui, moins que jamais, les catholiques ne sauraient se contenter d'information pure ou de simple distraction. Dans l'immense confusion de notre temps, où tout est remis en question, il leur faut jour après jour une formation, une orientation chrétiennes. La religion n'est pas un habit du dimanche; elle est, elle doit être la force et la lumière quotidiennes. Sinon, la vie s'organise en dehors d'elle, et glisse vers l'indifférence, puis s'embourbe dans le matérialisme ...". Leyvraz trouve une justification en se référant à la direction tracée par Mgr Blanchet, recteur de l'Institut Catholique de Paris, qui a récemment déclaré, lors du Congrès français de la Bonne Presse : ‘"Le fait chrétien, absent du journal, est absent de la pensée du lecteur, qui se trouve enclin à croire sans autre examen qu'il est absent du monde"’. L'édito du Courrier se termine par cette conclusion :

‘""Comme ils s'aiment entre eux", disait-on des premiers chrétiens. Trop souvent, on pourrait dire de nous : Comme ils s'ignorent !... Il ne faut pas s'y résigner. Ensemble, refaisons la communauté chrétienne, la famille chrétienne, le métier, le pays chrétiens ! Nous vous y aiderons, chers lecteurs, de toute notre âme, de toutes nos énergies²⁰⁶⁵ ."’