1. PREMIERS REGARDS SUR LA DROITE

Les années qui ont passé donnent du recul pour juger des événements qu'un éditorialiste est contraint de commenter à chaud. Cette distance amène alors le rédacteur en chef à jeter un regard critique sur le passé et sur ses propres espérances. En décembre 1945, évoquant le Caudillo, Leyvraz écrit : ‘"Au début, pendant la guerre civile, l'opinion catholique s'est montrée absolument favorable à Franco : les exploits du terrorisme antireligieux, communiste ou anarchiste, suffisent à l'expliquer. Depuis lors, il est apparu de plus en plus que, au rebours de Salazar - qui a toujours marqué nettement ses distances vis-à-vis des idéologies et des méthodes totalitaires - Franco "pontait" sur l'Axe et s'alignait sur l' "ordre nouveau"2068."’ Et de craindre que la protection accordée par Franco au catholicisme ne compromette la religion, beaucoup plus qu'elle ne la serve.

Lors du procès de Nüremberg, le journaliste s'étonne de ce que tant que chrétiens ‘"aient pu voir dans le IIIe Reich le rempart de la civilisation, et donner la tête baissée dans le piège grossier de la "croisade antibolchéviste". C'était se jeter dans la rivière pour échapper à l'averse ! Ce besoin effréné de "protection", que tant de bien-pensants éprouvent, n'est-il pas l'indice d'une foi anémiée et chancelante ? - Tout à l'opposé, on trouve maintenant des hommes qui sont prêts à lâcher pied devant la poussée communiste, qui voudraient s'arranger, composer à tout prix...2069".’

En outre, devant les tentatives d'Israël - brouillées par des "intrigues politiques et impérialistes" - de renouer des contacts avec les Arabes pour "retrouver sa terre et ses racines", Leyvraz écrit :

‘"On ne cesse d'incriminer les Juifs comme ploutocrates ou révolutionnaires. Question : sont-ils seuls à manoeuvrer les puissances d'argent ou celles de la révolte ? - Que du moins nous sachions les reconnaître sous cet aspect qui nous est familier : patriotes, paysans, défenseurs de leur vieille terre2070 !"’

En ce qui concerne les fronts d'extrême-droite qui sévissaient en Suisse, Leyvraz constate que, durant la guerre, ils ‘"sont devenus les valets de l'étranger, et de quel étranger ! à l'heure même du plus grand péril ... C'est que leur patriotisme était "soufflé" : ce n'était point l'amour vrai de la Suisse, mais une enflure idéologique ou verbale. Ces prophètes du "pays réel" étaient à mille lieues des réalités helvétiques et l'on a pu voir, il faut le dire, des hommes de "gauche", socialistes ou syndicalistes, qu'ils accusaient de saboter la patrie, donner l'exemple d'un attachement véridique à notre sol et à nos libertés. Il faut se rappeler le climat créé, en Suisse romande, par certains grands hebdomadaires français, Gringoire en tête, tout férus d' "aligne-ment", et qui, sous l'enseigne trompeuse de l'anticommunisme, et même de la "défense chrétienne", parvenaient à porter le trouble jusque dans les consciences les mieux disposées ... Le clinquant totalitaire a été pour beaucoup le miroir aux alouettes2071".’ En ce qui concerne Oltramare, Leyvraz confessera : ‘"(...) M. Nicole ne manquera pas de nous rappeler que nous nous sommes nous même trompé sur Georges Oltramare, avant la guerre. - Nous l'admettons sans détour. Tout en répudiant son hyper-nationalisme et ses singeries fascistes, nous avons pu croire, au début de son action, qu'il était sincère sur quelques points. - C'était une illusion, et nous acceptons le blâme2072."’ En novembre 1947, le leader de l'ancienne Union nationale passe devant les Tribunaux helvétiques. Leyvraz montre, une nouvelle fois, qu'il tient à établir une distinction entre les erreurs et les hommes; il déclare n'avoir trouvé en Oltramare ‘"ni méchanceté foncière, ni mesquinerie, [et l'avoir] vu capable de bonté, d'impulsions généreuses".’ Grisé par trop d'admirateurs, le séduisant homme de théâtre devint un ‘"faux extrémiste, un faux fanatique, un "roseau peint en fer" [qui tomba bientôt] dans les pièges des idéologies en vogue, le fascisme puis l'hitlérisme (...)"’. Ayant entendu dire qu'Oltramare était désormais une "épave", Leyvraz tient à ouvrir un espace qui fasse échec à une condamnation morale sans appel :

‘"Il est heureusement d'autres voies par lesquelles un homme peut se libérer de son passé, et retrouver dans la vérité une vie renouvelée. Le monde actuel ne cesse de nous donner le spectacle des pires égarements idéologiques, politiques et moraux. Ceux-là même qui se dressent aujourd'hui le plus violemment contre Oltramare sont les agents d'une autre tyrannie totalitaire dont ils cautionnent ouvertement les abominables forfaits. (...) Souhaitons que notre peuple, redonnant une sève nouvelle à ses traditions chrétiennes, fasse spontanément justice de TOUTES les mauvaises aventures idéologiques et politiques, qu'il résiste vigoureusement à TOUTES les entreprises de division et de corrosion2073."’

Notes
2068.

"La succession de Franco". Courrier de Genève, 22 décembre 1945.

2069.

"Fabricant de catéchisme". Courrier de Genève, 19 décembre 1945.

2070.

"Six millions de tués". Courrier de Genève, 28-29 juillet 1946.

2071.

"Nationalisme et patriotisme". Courrier de Genève, 6 janvier 1946.

2072.

"Le cas de Georges Oltramare". Courrier de Genève, 26 avril 1946.

2073.

"Après le verdict de Lausanne". Courrier de Genève, 15 novembre 1947.