2. PREMIERS REGARDS SUR LA GAUCHE

L'amitié née sur les "cimes" du Gothard restera présente dans le coeur de Leyvraz. En janvier 1946, il y fait encore allusion en s'élevant contre un esprit partisan :

‘"Derrière les étiquettes, que de fois nous avons trouvé des patriotes excellents, autant que nous soucieux du bien du pays, et parfois mieux avisés, plus ardents, plus actifs ! Eh bien, ils étaient "classés", ceux-là, et c'était, aux yeux de beaucoup, une sorte de trahison que de les aller voir, de causer avec eux. Ah ! nous ne saurions dire les confidences émouvantes, bouleversantes, que nous avons reçues en tête à tête, aux soirs de ces entrevues inoubliables où nous avions trouvé des amis nouveaux, de vrais Suisses, des frères généreux et souvent - derrière la barricade de l'idéologie - des chrétiens qui s'ignoraient. Ah ! Dieu nous préserve d'oublier ces révélations d'âmes et de nous retrancher jamais derrière les anciens préjugés ... (...) l'Eglise n'est point une chapelle partisane, et nous n'en devons pas faire un lieu confiné où traînent les rancoeurs de clans et les pestilences de l'orgueil et de l'amour-propre. Par nous, son accueil doit être largement humain et pleinement fraternel2074 !"’

En outre, les liens renoués avec des socialistes amènent l'ancien militant de gauche à établir toujours plus une distinction entre les hommes et leurs idéologies erronées. Lui-même n'est-il pas concerné ? La lecture d'un récit de conversion dans lequel ‘"les incroyants sont traités comme la "lie" et la "fange" de l'humanité, et où l'on montre les révolutionnaires en cortège, braillant d'une voix avinée une Internationale "inesthétique" "’ meurtrit profondément Leyvraz qui déclare : ‘"Ce converti, à coup sûr, n'a jamais connu véritablement ce dont il parle."’ La distance du temps et ses nouvelles amitiés permettent au socialiste qu'il fut de jeter un regard moins censuré que jadis sur son passé de militant :

‘"Je l'ai non seulement connu, mais vécu, et je m'étonne d'une si lourde faute. Tout d'abord, on peut dire ce qu'on veut de l'Internationale, sauf qu'elle est "inesthétique" : c'est l'un des hymnes les plus puissants qui soient jaillis de la souffrance et de la révolte humaines. Je l'ai chantée, l'Internationale, et j'ai marqué le pas dans les cortèges révolutionnaires. Dans mon coeur, une autre Voix s'est élevée, les deux se sont mêlées d'abord en un poignant combat, puis la voix large et sereine du Christ en son Eglise a prévalu, et régné sans partage. (...) Mais jamais, vous m'entendez, jamais je n'ai senti que mes frères socialistes fussent poussés avant tout par la haine ou par l'envie, et si j'ai dû m'éloigner d'eux, jamais je ne renierai ce que nous avions en commun et qui reste vivant en moi : ces aspirations généreuses à la paix, à la justice, à la solidarité fraternelle et universelle, qui sont aussi, qui ont été d'abord et qui resteront celles du christianisme vivant2075 !"’
Notes
2074.

"Contre l'esprit partisan". Courrier de Genève, 25 janvier 1946.

2075.

"Les erreurs et les hommes". Courrier de Genève, 16-17 juin 1946.