1. LES SIGNES DU PRINTEMPS

Certains éditos du journaliste s'inscrivent sous le signe de l'espérance. On peut citer, par exemple, le regard jeté par Leyvraz sur les élections françaises, et sur une certaine "moralisation" instituée en Union soviétique. En juin 1946, l'éditorialiste salue la "belle victoire" du Mouvement républicain populaire en France²⁰⁷⁶ : le résultat du scrutin prouve que l' ‘"opinion catholique n'a pas réagi dans le sens escompté par une partie de la bourgeoisie²⁰⁷⁷. (...) On peut espérer qu'enfin l'ancienne droite comprendra : il ne suffit plus aujourd'hui de crier au loup rouge pour mobiliser les catholiques, il faut s'engager résolument dans la voie des réformes sociales. (...) Qu'on le veuille ou non, une révolution s'opère en France, et le peuple ne reviendra pas sur de vieilles positions équivoques où il était trop facile de duper l'électeur au nom de la patrie et de la liberté. (...) Il est heureux que les anciennes équipes, qu'elles soient de droite ou de gauche, se soient groupées sous leur propre drapeau. Elles ont pu, de la sorte, mesurer exactement le crédit qu'elles gardent dans le pays. Ce crédit est à peu près nul. La page est tournée, et bien tournée. C'est vers des horizons nouveaux que la France se dirige. Il appartiendra surtout aux élites chrétiennes de faire ensorte (sic) que ces horizons ne soient pas ceux d'un nouveau totalitarisme. La tâche qui incombe au M.R.P. est pleine de difficultés et d'embûches. Le témoignage qui vient de lui être donné l'aidera grandement à la mener à chef. Il apporte, en outre, un heureux démenti au pessimisme où nous voyons sombrer bien des intellectuels catholiques, qui se résignent trop aisément à la catastrophe révolutionnaire et sous-estiment injustement l'admirable effort de leurs coreligionnaires engagés dans les luttes sociales et politiques²⁰⁷⁸".’

En décembre 1946, suite à l'élection de Léon Blum à la présidence du Gouvernement, le commentaire de Leyvraz montre son évolution. Alors qu'à l'époque des "années de passion", le journaliste critiquait fréquemment Blum, ce socialiste juif, auteur vilipendé d'un "livre inique" sur le mariage, et qui s'était allié aux communistes contre la menace fasciste, Leyvraz lui adresse maintenant des éloges; il relève son ‘"intelligence, [son] esprit de finesse, doublés d'une longue expérience politique. - Fâcheuse expérience ! dira-t-on. - Il s'agit de savoir quelles leçons M. Blum en a pu tirer, et si l'ancien chef du Front Populaire est aujourd'hui capable de ramener en eaux calmes le navire si terriblement secoué. On sait qu'il a passé par de rudes épreuves, dont il serait injuste de ne pas tenir compte. Son livre, A l'échelle humaine ²⁰⁷⁹, témoigne d'une maturité de pensée et d'une hauteur de vues qui contrastent fortement avec le dilettantisme malsain de tels de ses anciens écrits. Le Léon Blum de 1946 n'est pas en tout point celui de 1936. Le discours qu'il a prononcé au dernier congrès de la S.F.I.O. est d'un courage et d'une lucidité qui ne sont pas monnaie courante chez les chefs de parti. Enfin, pour l'ensemble, on doit reconnaître en lui un humanisme dont nous voyons bien les lacunes, mais qui garde des valeurs précieuses²⁰⁸⁰".’

Leyvraz observe aussi toujours avec attention ce qui se passe en Union Soviétique, pour y jeter un regard dubitatif, et relever - dans un premier temps - quelques signes d'espoir (qui, au gré des épurations de toutes sortes, ne tarderont bien sûr pas à s'évanouir). Ainsi, la décision de Staline de mettre fin à "l'amour libre" suscite cette réaction du journaliste, pour lequel la morale familiale reste une priorité : ‘"Finie la fête ... Eteints les lampions de l'amour libre ... Alignez-vous, les gars, les filles, et en avant les berceaux, les poussettes, vivent les grandes nichées et les belles lessives, et tant pis pour vos aises, messieurs, et pour vos charmes si soigneusement prolongés, mesdames ... Tout cela, en somme, nous serait sympathique. Il n'y a qu'une chose qui nous chicane : cet appareil de contraintes, de décrets, d'impôts, de propagande²⁰⁸¹."’ Confirmant cet espoir, un article des Etudes sur le retour des prisonniers en U.R.S.S. fait entrevoir à Leyvraz "une nouveauté passionnante" dans ce peuple russe qui, ‘"après trente ans d'errements communistes, redécouvre aujourd'hui : la fidélité dans l'amour, le mariage stable, pratiquement indissoluble²⁰⁸²"’. Dans un tout autre ordre d'idées, la reprise des liens diplomatiques entre la Suisse et l'Union Soviétique est saluée par l'éditorialiste, qui garde cependant la tête froide : il ne faudrait pas que ce travail de rapprochement (dû aux efforts du Conseiller fédéral Max Petitpierre) ‘"soit compromis par la propagande communiste ou par de pseudo "croisades" antibolchévistes d'inspiration capitaliste²⁰⁸³".’